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Fièvre de l'information. Travers du journalisme moderne

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L’Histoire éclaire l’Actu
L’actualité au prisme de l’Histoire, ou quand l’Histoire éclaire l’actualité. Regard historique sur les événements faisant l’actu
Fièvre de l’information
et travers du journalisme moderne
dénoncés en 1889 par Emile Zola
(D’après « Le Figaro : supplément littéraire du dimanche », paru en 1889)
Publié / Mis à jour le lundi 15 novembre 2021, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 4 mn
 
 
 
En 1889, préfaçant les Mémoires de Paris, « petite encyclopédie parisienne » de Charles Chincholle, ancien secrétaire d’Alexandre Dumas devenu journaliste et premier grand reporter français, Emile Zola brosse un portrait à charge de ce qu’il appelle la fièvre de l’information, « cette surexcitation croissante qui transforme et détraque la nation », dont il tient le journalisme actuel pour premier responsable. Dénonçant la rage que les journaux ont de se devancer l’un l’autre, il vante la volupté de se lever en s’accordant la salutaire « ignorance de ce qu’ont pu dire et faire la veille les éternels pantins de la politique », et de se coucher le soir « sans être au courant des sottises de la journée ».

Voici en quels termes le célèbre Emile Zola passait au crible, en 1889, les travers d’un journalisme placé sous le signe du dilettantisme, et d’une information administrée en perfusion à un peuple dont on prétendait, déjà, vouloir faire le bonheur :

« Mon cher confrère,

« Il est très vrai que, il y a longtemps déjà, je vous ai promis une préface. Je veux donc tenir ma parole. Mais le pis est que, votre livre s’attardant, je me suis laissé aller à dire ce que je pensais du reportage en tête de deux autres livres récemment parus ; et me voilà forcé de me répéter, à moins d’insister ici sur les côtés fâcheux de l’information à outrance, après en avoir dégagé ailleurs l’intérêt social et littéraire.

« De plus en plus, nous sommes accablés sous le monceau de papier noirci qui croule chaque matin. Où s’en vont donc tous les vieux journaux ? Cela est terrible à penser, ces numéros qui disparaissent, inutiles, vieillis en deux heures, pas même bons à envelopper de la chandelle tant le papier est mauvais. Je me souviens de mon grand-père, de quelle façon lente et convaincue il s’installait dans son fauteuil pour lire son journal : il y mettait bien trois ou quatre heures, pas une ligne n’était passée, tout défilait, depuis le titre jusqu’à la signature du gérant ; ensuite, il le pliait soigneusement, le rangeait à sa date sur une planche ; car il gardait la collection. J’ai vu, pendant vingt ans, un cabinet noir s’emplir de cette collection, sans que jamais on y allât reprendre un numéro.

« Aucun autre journal n’entrait chez mon grand-père, un seul journal existait pour lui, le sien. Aujourd’hui, que les choses sont changées ! On ouvre un journal, on le parcourt, on le jette. Je doute qu’il existe des gens encore assez naïfs pour s’encombrer d’une collection, tout le monde sachant que les faits n’ont que l’intérêt de l’heure présente. Et ce n’est plus un journal, c’est quatre, c’est cinq, davantage les matins de crise, qu’on achète et qu’on froisse lorsqu’on a lu les vingt lignes intéressantes. Tout cela va au ruisseau, les rues charrient du papier piétiné, maculé par nos fièvres du jour.

Emile Zola

Emile Zola

« Aussi, le cri de tout homme qui peut s’échapper de Paris pour un repos de quelques semaines est-il celui-ci : Enfin, je ne lirai donc plus de journaux ! Oh ! ne rien savoir, c’est la volupté, c’est le paradis, après nos débauches de renseignements ! Se lever chaque matin dans quelque coin perdu, les oreilles calmes, en pleine ignorance de ce qu’ont pu dire et faire la veille les éternels pantins de la politique, et se coucher chaque soir sans être au courant des sottises de la journée, il y a là un véritable bain de fraîcheur, une sensation de pleine santé.

« Jamais on ne comprend mieux le danger de la fièvre qui nous emporte tous, dans cette curiosité passionnée, que décuple la presse contemporaine. Je sais bien qu’au bout de deux ou trois jours on est las de silence ; on devient inquiet, on court à la gare acheter les journaux. Mais cela est une simple preuve de la profondeur du mal. Le virus de l’information à outrance nous a pénétrés jusqu’aux os, et nous sommes comme ces alcooliques qui dépérissent dès qu’on leur supprime le poison qui les tue. Il serait si bon de ne pas porter dans le crâne tout le tapage du siècle, la tête d’un homme aujourd’hui est si lourde de l’amas effroyable des choses que le journalisme y dépose pêle-mêle quotidiennement ! Dans les champs, on se prend à envier l’ignorant qui passe, le paysan ankylosé par le travail, aux yeux vides de vieille bête de somme.

« C’est l’antique querelle de l’ignorance et de la science. Il y a une virilité, un élargissement à savoir toujours davantage. Notre théorie moderne du citoyen connaissant ses droits, se gouvernant lui-même, est certes d’une haute dignité humaine. Mais, au point de vue du bonheur, le résultat me paraît au moins douteux. Je m’imagine que les nerfs de la France étaient plus calmes, que l’équilibre de sa santé avait une stabilité plus grande lorsqu’elle s’analysait elle-même avec moins de fièvre et que chaque matin des centaines de journaux ne lui apportaient pas un bulletin détaillé, souvent grossi, de ses moindres malaises.

« Dans ce qu’on a appelé la névrose du siècle, dans cette surexcitation croissante qui transforme et détraque la nation, il est certain que le journalisme actuel joue le principal rôle. N’est-ce pas lui qui exaspère et qui propage les secousses ? Aussi, tout gouvernement autoritaire commence-t-il par museler la presse, car il n’y a pas de meilleur moyen pour calmer les esprits : aussitôt les têtes se refroidissent, les ventres engraissent, une période de prospérité matérielle se déclare. C’est la nation mise au vert, ne pensant plus, broutant l’herbe. Je ne dis point que cette nuit grasse ne puisse être suivie de quelque terrible réveil. La vérité n’en est pas moins que la bête humaine, elle aussi, paraît avoir besoin de ces sommeils à plein ventre dans la fraîcheur des prés, de ces heures de pure vie animale où l’on goûte l’unique joie de vivre.

« Voyez où nous en sommes après dix-huit ans de tribune et de presse libres : quel dégoût de la politique, quelle fatigue à nous gouverner nous-mêmes, quel énervement à connaître et à voir s’aggraver notre mal, minute par minute. Si nos Assemblées sont impopulaires, c’est qu’on nous occupe trop d’elles, c’est qu’elles font un bruit trop grand pour une trop petite besogne ; et si, demain, nous nous jetions aux bras d’un maître, ce serait uniquement par une envie ardente de nous coucher, de souffler la chandelle, de dormir enfin tout notre saoul, dans le profond silence de la rue.

Crieurs de journaux

Crieurs de journaux

« La fièvre de l’information à outrance a donc ce côté mauvais de surexciter le public, de le tenir secoué par l’événement du jour, inquiet de l’événement du lendemain. Les faits prennent dès lors une importance disproportionnée, on vit dans une tension continuelle. C’est, je le disais plus haut, le malade mis heure par heure au courant de sa maladie, écoutant battre son pouls, assistant à la désorganisation de sa machine : il s’exagère les accidents, il meurt de la fièvre qu’il se donne. Tout grand facteur social a ainsi son danger, la part du sang qu’il sème sur la route ; car il ne faut pas s’y tromper, la presse est en train de refaire les nations, elle repétrit le monde. Où nous mène-telle ? Qui saurait le dire ? A plus d’instruction sans doute, à plus d’unité aussi. Aujourd’hui, il semble que commencer à savoir est une chose fâcheuse, simplement bonne à troubler les nuits ; demain, quand on saura davantage, peut-être en tirera-t-on du bonheur. Et puis, quoi ! l’évolution nous emporte, l’histoire parfois jette des générations dans le fossé pour que l’humanité passe.

« Ce qu’il faut dire aussi dans cette course folle à l’information, dans cette rage que les journaux ont de se devancer l’un l’autre, c’est que la besogne ne vaut que par l’ouvrier. Que de bêtises et de mensonges lancés à la pelle dans la circulation ! Qu’importe la logique et la vérité pourvu que le numéro du matin ait sa nouvelle à sensation ! Les reporters contrôlent à peine, sont les derniers à croire ce qu’ils écrivent. Ils se moquent du blanc et du noir, leur unique souci est d’apporter leur copie et de toucher leur mois. C’est cette indifférence qui gâte la besogne, peu d’entre eux aiment leur métier ; et de là viennent sûrement la banalité et la confusion dont la presse déborde. On sent des employés pressés de quitter le bureau, bâclant le travail, n’y mettant rien de leur tendresse ni de leur foi.

Vous, mon cher confrère, vous êtes un croyant. J’ai lu votre livre et il respire tout au moins la conscience, l’amour du document que vous allez chercher, le désir de le transcrire avec la sensation même qu’il a produite en vous. Il y a là beaucoup de naïveté et c’est un grand éloge que je vous fais, car je ne prise rien tant que la vérité des faits naïvement rendue. Si parfois l’on vous plaisante, cela vient de ce que vous vous donnez tout entier, en écrivain de bonne foi. Soyez-en très fier, n’a pas qui veut cette originalité d’être quelqu’un dans cette besogne modeste du reportage. Un convaincu, un greffier qui s’échauffe, qui croit à ses procès-verbaux, cela détonne au milieu de la foule des simples bâcleurs de faits divers. »

 
 
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