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Mutilation de l'Histoire de France : détruire le passé pour glorifier le monde nouveau

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L’Histoire éclaire l’Actu
L’actualité au prisme de l’Histoire, ou quand l’Histoire éclaire l’actualité. Regard historique sur les événements faisant l’actu
Mutilation de l’Histoire de France :
détruire le passé pour
glorifier le monde nouveau
(D’après « Histoire partiale, Histoire vraie » (Tome 1), paru en 1911)
Publié / Mis à jour le dimanche 16 mai 2021, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 8 mn
 
 
 
Voici un siècle, dans son œuvre en 4 volumes intitulée Histoire partiale, histoire vraie, l’historien Jean Guiraud, spécialiste de l’histoire de l’Église et professeur d’histoire et de géographie de l’Antiquité et du Moyen Âge à l’université de Besançon, dénonçait les erreurs et mensonges historiques que renferment les manuels scolaires : l’Histoire la plus généralement admise enseigne selon lui ce qui est faux, et induit un désamour de notre passé doublé d’une haine de l’Ancien Régime, afin de mieux glorifier une République « donnant au monde la paix et la liberté ». Aperçu des méthodes visant à mutiler le Moyen Age et la féodalité...

Pour Jean Guiraud, la plupart des faiseurs de manuels d’histoire pèchent par une instruction superficielle qui leur a dispensé « quelques clartés de tout » sans leur permettre de rien approfondir et étudier par eux-mêmes, leur donnant à la fois un simple vernis de culture et une foi imperturbable en leur modeste bagage scientifique, fait uniquement d’emprunts et de connaissances livresques.

De là une facilité toute particulière à se lancer dans des inductions dont ils ne soupçonnent pas la témérité ou la fausseté, une tendance fâcheuse aux généralisations les plus aventureuses, fruit naturel d’esprits simplistes et niaisement sûrs d’eux-mêmes. Compilateurs sans originalité, ils manquent d’un sens critique qu’on n’a pas cultivé au contact des textes ; et ainsi, leur documentation est faite sans discernement, selon le hasard, ou, ce qui est encore plus grave, d’après les passions politiques et religieuses du jour.

Sous leur plume se pressent les affirmations les plus fantastiques et les assertions les plus naïves, d’un pessimisme farouche, quand l’époque décrite a le malheur de leur déplaire, d’un optimisme rêveur et béat, lorsqu’elle a la bonne fortune de leur agréer. D’un côté, aucun trait pour corriger d’une teinte claire la noirceur du tableau ; de l’autre, aucune ombre pour souligner la splendeur de l’ensemble ; ici le noir est sans mélange ; là on nage en plein azur !

Le Moyen Age représenté comme une époque de misère et de désespoir
Notre historien prend l’exemple du célèbre manuel d’histoire de l’époque édité par la librairie Delaplane, signé J. Guiot — professeur d’école normale, directrice de l’école annexe à l’école normale d’Aix — et F. Mane — professeur de septième au lycée de Marseille. Voyez quelle sombre description elle nous trace du Moyen Age, nous dit Guiraud :

Page 81, du Cours supérieur, elle noue parle d’une « Marseillaise du désespoir entonnée par cent mille affamés ». Quelle était cette Marseillaise, où a-t-elle été chantée, quels étaient ces cent mille affamés ? M. Mane ne nous le dit pas, pour une raison bien simple, c’est que cette Marseillaise n’a existé que dans son imagination de Marseillais et que ces cent mille affamés sont aussi réels que la sardine monumentale qui, toujours à Marseille, bouchait jadis l’entrée du Vieux Port !

Page 35, du Cours moyen, Guiot et Mane nous décrivent la féodalité, « cette époque excessivement malheureuse..., cet affreux régime » où le seigneur est un guerrier brutal, cruel, ignorant (p. 36), foulant les moissons dorées (p. 37). Plus loin : « Le Moyen Age est l’époque des épouvantables famines ; alors sur les chemins les forts saisissent les faibles, les déchirent et les mangent ! Quelques-uns présentent un fruit à un enfant, ils l’attirent à l’écart pour le dévorer ! »

Représentation du fléau de la famine au Moyen Age

Représentation du fléau de la famine au Moyen Age

Page 34, du Cours élémentaire, on lit : « Le seigneur est constamment en guerre, ses plaisirs sont cruels..., le Moyen Age est l’époque des affreuses famines : le paysan mange l’herbe des prairies, les forts saisissent les faibles, les déchirent et les dévorent..., bien peu d’enfants reçoivent l’instruction..., plaignons les écoliers ; ils sont constamment battus de verges (p. 35)... Que font ces enfants à l’école ? Tous pleurent ! » Et le résumé affirme gravement qu’ « au Moyen Age le sort du paysan est affreux : il vit dans l’épouvante et travaille gratuitement pour le seigneur..., dans les rares écoles les enfants sont constamment fouettés.

Enfin le Cours préparatoire écrit (p. 30) : « Qu’il est triste le village d’il y a mille ans ! C’est la misère noire..., le paysan pleure et se désole à la vue du château qui lui rappelle qu’il est serf... Ses enfants ne lui appartiennent pas ; ils peuvent être vendus, le fils est séparé de son père, et la fille de sa mère. »

A quel homme tant soit peu instruit, ou simplement à quel homme de bon sens fera-t-on admettre que les choses se passaient ainsi, « il y a mille ans » ? Dans quel pays, si déshérité qu’on le suppose, tous les enfants, sans exception, pleurent-ils dans les écoles, parce qu’ils sont sans cesse battus de verges ? Concevez-vous une école où le maître passe tout son temps — sans en distraire une minute — à fouetter les enfants et où tous les enfants sont uniquement occupés à pleurer ? Mais quand donc le maître enseignait-il ? Quand donc les enfants faisaient-ils leurs devoirs et récitaient-ils leurs leçons ? C’est ce que nous racontent Guiot et Mane : « tous les enfants pleurent..., parce qu’ils sont constamment battus de verges ! » Ce n’est pas de l’histoire de France, c’est plutôt une histoire de loup-garou destinée à effrayer les petits enfants !

A quel homme raisonnable fera-t-on croire que dans ce pays, que la poésie populaire du Moyen Age a appelé la « douce France », TOUS les paysans pleuraient devant le château du seigneur, comme leurs enfants sous le fouet du maître (que de larmes !), qu’ils ne se nourrissaient QUE D’HERBE et qu’ils étaient dépouillés de leurs fils vendus comme esclaves ? A qui fera-t-on croire que la France du Moyen Age était un pays de cannibales où les forts, au lieu de manger la viande des moutons ou des bœufs, absorbaient la chair des faibles, où, dès qu’un enfant sortait sur la route, on lui présentait une pomme pour l’attirer à l’écart, et le manger ! C’est là une histoire d’ogres et non une histoire de France !

Remarquez d’ailleurs que les documents protestent contre les traits d’un pareil tableau. Nous avons des inventaires de granges, de fermes, de maisons de paysans au Moyen Age. Le dénombrement de leurs provisions nous prouve qu’ils vivaient non d’herbe — à moins que ce ne fût, comme de nos jours, de la salade ! — mais de viande de mouton et de porc — plus rarement de bœuf — de veau quand on était malade, de salaisons, de poissons frais ou salés, et de légumes.

Nous avons plusieurs lois des empereurs chrétiens du IVe siècle interdisant formellement de séparer un esclave de sa femme et de ses enfants. Quant à la famille du serf, un tout petit raisonnement aurait prouvé à Guiot et Mane qu’elle ne pouvait pas être dispersée par le seigneur, puisqu’elle était attachée à la glèbe, et que, par conséquent, s’il ne lui était pas permis de quitter la terre où elle vivait, on n’avait pas non plus le droit de l’en détacher, et d’en vendre isolément les membres.

Enfin, M. Luchaire, professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut, déclare avec raison dans la grande Histoire de France de Lavisse, qu’à la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire en pleine féodalité, il n’y avait que peu de serfs et qu’en tout cas, ils ne devaient pas tout leur travail au seigneur. « On constate qu’au début du XIIIe siècle, les affranchissements individuels ou collectifs ont diminué beaucoup le nombre des serfs. Les terres, qui ont la malheureuse propriété de rendre serfs ceux qui les habitent, ont été graduellement absorbées par les terres libres. L’hérédité même du servage est atteinte.

Des provinces entières, la Touraine, la Normandie, la Bretagne, le Roussillon, plusieurs régions du Midi semblent ne plus connaître le servage, ou être en très grande partie libérées. Dans les pays où il subsiste, par exemple le domaine royal et la Champagne, même quand les propriétaires ne se relâchent pas facilement de leurs droits, la condition servile est devenue moins intolérable. La taille arbitraire n’existe plus en beaucoup d’endroits ; le formariage, la main-morte sont souvent supprimés. Nombre de paysans ne sont plus soumis qu’à la capitation, impôt de trois ou quatre deniers. » Ainsi, au Moyen Age, la plupart des paysans étaient libres, les serfs étaient l’exception.

Le château féodal

Le château féodal

Au XIVe siècle, le mouvement vers la liberté s’accentua dans des proportions considérables ; en 1315, Louis X affranchissait tous les serfs du domaine royal et de la Champagne qui avait résisté jusque-là au mouvement d’émancipation. Quant aux paysans libres, c’est-à-dire à la presque totalité de la population rurale, « les concessions de privilèges et d’exemptions leur sont vraiment prodiguées (au XIIe siècle) par les seigneurs du temps de Louis VII et de Philippe-Auguste. C’est l’époque de la grande diffusion de la charte de Lorris. A l’exemple de Louis VII et de son fils, les seigneurs de Courtenay et de Sancerre et les comtes de Champagne la distribuent assez libéralement aux villages de leurs fiefs. Même quand cette charte n’est pas octroyée intégralement et d’une manière explicite, son influence se fait sentir, surtout par l’abaissement du taux des amendes judiciaires, dans la plupart des contrats qui intervenaient alors, de plus en plus nombreux, entre les seigneurs et leurs paysans.

« En 1182, l’archevêque de Reims, Guillaume de Champagne, concéda à la petite localité de Beaumont-en-Argonne une charte qui allait servir de modèle à la plupart des chartes d’affranchissement accordées aux localités rurales des comtés de Luxembourg, de Cheny, de Bar, de Réthel, et du duché de Lorraine. En Champagne, elle fit concurrence à la charte de Soissons et à la loi de Verviers. Elle ne donnait pas seulement aux villageois des franchises étendues, elle leur concédait une apparence d’autonomie, des représentants librement élus, les échevins, un maire et le libre usage des bois et des eaux... D’autres constitutions, moins répandues que celles de Lorris et de Beaumont, transformaient peu à peu l’état civil et économique des campagnes... Le village ne formait pas une personne morale, mais il était représenté par un maire. » (Histoire de France, Lavisse)

Des paysans signant des contrats librement débattus avec leurs seigneurs, recevant d’eux pour leurs villages des constitutions et des chartes où leurs droits étaient nettement précisés, élisant leurs maires et s’administrant eux-mêmes, comme les habitants de nos communes, vivaient-ils sans cesse dans l’épouvante, comme l’écrivent Guiot et Mane ? Le seigneur avait-il tout pouvoir sur eux, et en particulier celui de leur saccager leurs moissons dorées ? Les documents disent précisément tout le contraire. Mais alors Guiot et Mane sont-ils des faussaires ? Certes non. Ce sont tout simplement des esprits insuffisamment renseignés qui ont généralisé des cas particuliers, en les grossissant démesurément par ignorance, excès d’imagination et passion.

Ils ont trouvé, dans quelques histoires, des citations de Raoul Glaber ou de tel autre chroniqueur du Moyen Age, signalant, à une date donnée et dans tel pays, une famine ou même simplement un renchérissement des vivres, quelques actes criminels suggérés par la misère ; ailleurs, ils ont vu un seigneur abusant de son pouvoir et imposant à ses paysans des vexations arbitraires ou des impôts écrasants. Ils ont accepté ces faits sans les contrôler — car, en bons « primaires », ils manquent de critique — ils n’ont pas vu, par exemple, avec M. Gebhart — professeur de la Sorbonne et membre de l’Académie française — que Raoul Glaber avait une imagination débordante poussant tous les faits au drame, et que par conséquent, il faut se défier de ses affirmations.

Bien plus, ces faits admis, ils ne se sont pas demandé s’ils étaient signalés précisément parce qu’ils étaient exceptionnels ; ils n’ont pas vu qu’ils avaient produit, sur l’esprit du chroniqueur qui les rapporte, une impression d’autant plus profonde qu’ils étaient rares et monstrueux. Et par une induction prématurée et dès lors antiscientifique, ils ont fait de l’exception la règle. Raoul Glaber cite comme un événement particulièrement abominable et inouï qu’un jour par misère un brigand a tué un homme et l’a mangé ; Guiot et Mane écrivent que, pendant tout le Moyen Age, tous les forts mangeaient les faibles et que les enfants qui acceptaient d’un passant un fruit étaient attirés à l’écart, dépecés et mangés sans poivre ni sel ! Voilà la généralisation hâtive dans toute sa fausseté. Et voilà l’histoire qu’au nom de l’Etat, on enseigne de force aux enfants pour les délivrer de tout préjugé et libérer leur esprit !

Méconnaissance du rôle de la féodalité dans l’évolution des sociétés
La féodalité est parée de tous les défauts. Elle est tyrannique ; elle exploite par la violence le travail du peuple : « Le pauvre paysan, dit Calvet dans son Cours préparatoire, travaille toujours ; s’il refuse, on le met en prison, on le bat, on lui coupe le nez et les oreilles, on lui arrache les dents, on lui crève les yeux... Les rois protégeaient les pauvres gens à peu près de même que les bergers gardent les brebis du loup, pour pouvoir traire leur lait et vendre leur laine ».

Pour Léon Brossolette, ancien inspecteur de l’enseignement primaire à Paris, tous les barons féodaux sont « brutaux et farouches », affirme-t-il dans son Cours moyen. Il nous parle de serfs qui « se lassèrent d’être sans cesse pillés, battus, emprisonnés, pendus » ; il nous montre les marchands, tapis de peur dans leur ville et leurs sombres boutiques. Quant au paysan, disent Louis-Eugène Rogie et Paul Despiques, il vivait dans une cabane « dont les murs étaient faits de lattes entremêlées de torchis... le toit de chaume, le parquet de terre battue, le plus souvent sans fenêtre ». Aucun de ces auteurs ne se pose même cette question : « Comment un régime que l’on nous dit aussi affreux a-t-il duré plusieurs siècles ? »

Une ville au Moyen Age

Une ville au Moyen Age

Encore moins nous exposent-ils la raison que nous en a donnée Taine : si dans toute l’Europe du Moyen Age la féodalité est restée puissante et a été acceptée pendant plusieurs siècles, c’est parce qu’elle répondait à une nécessité sociale, que cette organisation convenait le mieux à ces temps-là et que, pendant l’anarchie que les invasions et la dissolution de l’empire carolingien avaient déchaînée, les paysans et les habitants des villes avaient été heureux de trouver dans les seigneurs de puissants protecteurs, derrière les murs de leurs châteaux un asile, dans leur épée une sauvegarde pour la sécurité de leurs récoltes, de leur industrie et de leur commerce.

Méconnaissance du rôle historique de la royauté
La royauté est la négation de la République ; les auteurs de manuels s’efforceront en conséquence de démontrer qu’elle a eu tous les vices, exercé toutes les tyrannies, qu’elle s’est opposée à l’instruction, faisant de l’ignorance la complice de son despotisme, explique Jean Guiraud. Dans un de ses exercices, M. Calvet demande à ses élèves de prouver qu’un « roi absolu à qui rien ne résiste est incapable de bien gouverner » (Cours élémentaire, p. 117), comme si des souverains absolus tels que Pierre le Grand en Russie, Frédéric II en Prusse, Henri IV en France n’avaient pas bien gouverné leurs Etats. Pour Brossolette, « Louis XI ne fut ni plus fourbe ni plus méchant que les princes ses contemporains » (Cours moyen, p. 143) ; ce qui revient à dire qu’au XVe siècle TOUS les princes sans exception étaient fourbes et méchants, même quand ils s’appelaient le « bon roi » René.

Pour nous faire connaître le « peuple sous Louis XIV », le même auteur, qui nous indique à peine d’un mot les efforts souvent couronnés de succès que fit Colbert pour diminuer les impôts par la réforme de la taille, trouve plus scientifique de résumer tout le règne en quatre faits mis en images : la révolte des Boulonnais contre les receveurs de l’impôt, une sédition à Rennes, une scène purement fantaisiste de famine, et l’histoire de M. de Charnacé abattant d’un coup de fusil un couvreur qui travaillait sur un toit.

En admettant que tous ces faits soient exacts et que la royauté ait commis ou approuvé toutes sortes de crimes, écrit Guiraud, il est une vérité qui a son importance et que passent sous silence tous les manuels, sauf celui de Calvet, c’est qu’elle a fait la France. N’est-ce pas elle qui a réuni patiemment au domaine royal toutes les provinces qui s’étaient enfermées si longtemps en elles-mêmes ? Par un travail persévérant de plusieurs siècles, elle a reformé en une seule nation la poussière d’Etats qui était sortie du chaos des invasions, et donné à la race française, avec l’unité, la prépondérance politique et économique dans l’Europe du Moyen Age, sous saint Louis, dans l’Europe du XVIIe siècle, avec Louis XIV. Un pareil rôle ne méritait-il pas d’être rappelé ? Mais en le signalant, on aurait montré aussi la part qu’ont prise à la formation et à la gloire de la patrie des tyrans qui n’étaient ni révolutionnaires ni laïques ; on a préféré passer ces grands faits et mutiler l’histoire.

 
 
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