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Conspiration sous Louis XIV pour renverser la monarchie

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Histoire des Français
L’Histoire des Français : systèmes politiques, contexte social, population, économie, gouvernements à travers les âges, évolution des institutions.
Conspiration sous Louis XIV
pour renverser la monarchie
(D’après « Études d’Histoire et de littérature » (par Edmond Biré), paru en 1900)
Publié / Mis à jour le dimanche 1er septembre 2019, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 13 mn
 
 
 
Ourdie par un Flamand endetté ayant quitté sa patrie d’origine et assisté d’un ancien officier en disgrâce ainsi que du chevalier de Rohan, un des plus grands seigneurs de la cour mais perdu d’honneur parmi les troupes et privé de toutes ses charges à cause du scandale de sa conduite, la conspiration, appuyée par les Hollandais et les Espagnols, visait à renverser la monarchie française en détachant dans un premier temps la province de Normandie pour l’ériger en république, et impliquait l’exil forcé du dauphin

Le règne de Louis XIII avait été troublé par de nombreuses conspirations. Celui de Louis XIV n’en devait connaître qu’une seule, celle du chevalier de Rohan et de Latréaumont, en 1674 ; et encore fut-elle arrêtée dès sa naissance, avant même d’avoir pu recevoir un commencement d’exécution.

On ne la connaît guère que par un roman d’Eugène Sue (Latréaumont, 1838), qui eut en son temps un assez vif succès. Mais ce sont les Mémoires du militaire Jean-Charles du Cauzé de Nazelle, témoin des faits et grâce à l’action duquel le complot fut déjoué, qui en restituent la véritable histoire si étrangement défigurée par Eugène Sue, le déroulement de celui-ci étant plus dramatique que le roman. Ces Mémoires furent publiés pour la première fois en 1899, préfacés et annotés par Ernest Daudet, qui contrôla ce récit à la lumière des documents officiels et il n’y releva que fort peu d’erreurs, toutes sans importance.

Le Prince infortuné ou l'Histoire du chevalier de Rohan par Gatien de Courtilz de Sandras, paru en 1713

Le Prince infortuné ou l’Histoire du chevalier de Rohan
par Gatien de Courtilz de Sandras, paru en 1713

Né au fond de l’Agenais, d’une famille noble, vers 1649, Jean-Charles du Cauzé de Nazelle partit pour Paris, en 1667, au premier bruit qui se répandit en province de la déclaration de guerre à l’Espagne et de la prochaine entrée du roi en Flandre. Ayant réussi à obtenir un emploi dans les troupes, il fit comme sous-lieutenant d’infanterie la campagne, qui fut du reste aussi courte que glorieuse. La paix faite, une partie des soldats et des officiers furent renvoyés chez eux, et Du Cauzé, compris dans ce licenciement, dut retourner chez son père.

Peu de temps après, la république de Venise implora la protection et le secours de Louis XIV contre les Turcs, qui assiégeaient la capitale de l’île de Candie. Le pape ne cessait de prêcher la croisade ; le roi se montra d’autant plus empressé de saisir cette occasion de lui plaire, que la guerre contre les Turcs passait toujours pour la meilleure des écoles, et que les relations avec la Porte devenaient très difficiles.

Les troupes furent mises sous les ordres de Navailles, la flotte sous ceux du duc de Beaufort et de Vivonne. Du Cauzé fit partie de l’expédition comme volontaire. Les Français débarquèrent à Candie le 24 juin 1669. Malheureusement la place était déjà ruinée et dégarnie de soldats. Ils firent plusieurs sorties meurtrières, sans autre effet que de retarder le progrès des assiégeants. Beaufort disparut dans un combat et Vivonne canonna inutilement le camp du vizir. Navailles jugea que de plus longs sacrifices seraient inutiles, et il ramena en France le corps expéditionnaire.

À Candie, il avait donné à Jean-Charles du Cauzé une lieutenance d’infanterie dans une des meilleures compagnies de l’armée ; mais celui-ci, à peine débarqué à Toulon, renvoya sa commission de lieutenant à son colonel. Le service en temps de paix n’était décidément pas son affaire.

En 1672, lorsque le roi déclara la guerre aux Hollandais, Du Cauzé s’empressa de tout son pouvoir pour obtenir une lieutenance. Ses démarches n’aboutirent pas, et il se résigna à servir dans le régiment de son ami Monsieur de Villeras, en qualité de volontaire. L’année suivante, il est vrai, il était admis à entrer dans les gardes du corps et prenait part avec eux au siège de Maastricht ; mais bientôt il se dégoûtait d’un service où l’avancement était très lent ; d’autre part, il n’avait presque plus d’argent, pas assez pour s’équiper convenablement ; enfin un projet de mariage, depuis longtemps ébauché et qui finit, en effet, par réussir, lui paraissait exiger sa présence à Paris.

Pour tous ces motifs, à la fin de 1678, il prit congé de ses officiers sous divers prétextes, et il laissa tranquillement partir tout le monde. Du Cauzé de Nazelle avait alors vingt-quatre ou vingt-cinq ans. À son âge, laisser ses camarades partir pour la guerre et rester sur le pavé de Paris pour des raisons plus ou moins sentimentales, cela n’était pas pour lui faire honneur, et il s’en rendait parfaitement compte. « J’eus une si grande honte de ma situation, dit-il, que je ne cherchai qu’à me cacher, de peur qu’étant rencontré par des personnes de ma connaissance, leur vue ne fût un reproche continuel de ma lâcheté. Je me déterminai à prendre un logement aux extrémités des faubourgs, et le sort me conduisit hors de celui de Saint-Antoine, au lieu appelé Picpus.

« Le hasard me fit frapper à une porte où l’on prenait des jeunes enfants en pension. Un homme âgé, d’une taille au-dessous de la médiocre, vint m’ouvrir, et, m’ayant demandé ce que je désirais, je lui répondis qu’étant officier et n’ayant pas de quoi me mettre en équipage pour servir, j’avais été contraint de rester à Paris, que je cherchais à me mettre en pension quelque part suivant mes facultés, qui étaient fort médiocres, le service ne m’ayant point acquis de richesses.

« Cet homme me répondit qu’il était le maître de la maison, qu’il s’appelait Van den Enden, maître de pension assez connu ; qu’il me recevrait volontiers sans trop prendre garde à l’intérêt, qu’il suffirait que je payasse le même prix que ses autres pensionnaires ; qu’il avait toujours aimé les officiers, et que je ne devais pas me faire une peine de cette petite jeunesse qui logeait chez lui, la plupart enfants de qualité ; qu’il saurait me distinguer et me mettre à table avec sa famille, séparée de ce petit peuple. Nos conventions étant ainsi faites, je payai à l’instant les six premiers mois de ma pension, et mon établissement y fut fait le même jour, après avoir néanmoins pris la précaution de changer mon nom et celui de mon pays, pour demeurer entièrement inconnu. »

Portrait équestre du roi d'Espagne Philippe IV, beau-père de Louis XIV. Peinture de Diego Vélasquez

Portrait équestre du roi d’Espagne Philippe IV,
beau-père de Louis XIV. Peinture de Diego Vélasquez

François-Affidius Van den Enden était Flamand d’origine. Élève des Jésuites d’Anvers, il entra tout jeune dans la Compagnie et professa d’abord avec succès dans un de ses collèges. Faussant bientôt compagnie à ses maîtres, il embrassa avec ardeur la vie des savants d’alors, tour à tour médecin, chimiste, inventeur de cosmétiques, puis astronome, théologien, maître de philosophie, de syriaque et d’hébreu, parlant avec une égale aisance l’allemand, l’italien, l’espagnol et le français. En Hollande, où il ne tarda pas à se retirer et où il se maria, il acquit bien vite une grande réputation. On ne le regardait pas seulement comme un savant homme, mais encore comme un sujet capable des choses les plus grandes.

Doué d’une mémoire prodigieuse, il avait tout appris et il avait tout retenu. Son éloquence était douce, insinuante et persuasive. La philosophie, la théologie, les mathématiques et toutes les parties qui les composent étaient dans leur plus beau jour quand il avait occasion d’en parler. Quant à la religion, il n’en avait proprement aucune. « Il était, dit Du Cauzé, catholique avec les catholiques et protestant avec les protestants. J’ai vu bien des fois plusieurs de nos fameux docteurs et M. Arnauld lui-même le venir voir pour conférer avec lui sur les sens des textes hébreu et syriaque des Écritures. J’ai vu aussi diverses fois le ministre Claude, le fameux prédicant de Charenton, venir lui demander des éclaircissements pour soutenir ses erreurs. »

Dans le temps qu’il demeurait à Amsterdam, soit par les secrets que lui fournissait la chimie ou par d’autres voies, son industrie lui produisait beaucoup, et il eût pu devenir riche. Mais ses continuelles dissipations ne lui permirent pas de rien conserver. Ses ressources tarirent peu à peu ; il perdit sa femme, qui soutenait sa fortune chancelante ; ses affaires tombèrent en désordre, et il fut obligé d’aller tenter fortune ailleurs.

Quoique déjà vieux, il se mit à voyager, laissant auprès d’une parente à Amsterdam deux filles qu’il avait eues de son mariage. Il parcourut une partie de l’Europe, donnant partout une grande admiration de son savoir. La fortune cependant ne venait pas ; ses filles grandissaient ; il lui fallait trouver des ressources plus solides qu’une réputation de savant et des applaudissements stériles. Comme il était particulièrement goûté du gouverneur des Pays-Bas espagnols, le comte de Monterrey, il eut recours à sa protection.

C’était le temps où, par suite de la mort du roi d’Espagne Philippe IV, beau-père de Louis XIV, les affaires étaient fort brouillées entre la cour d’Espagne et celle de France, et où la guerre entre les deux peuples paraissait imminente. Le gouvernement espagnol jugea qu’il lui serait avantageux d’avoir en France un homme intelligent qui pût observer de près les choses et l’informer exactement de l’état des esprits et des desseins de la cour de Versailles. Le comte de Monterrey jeta les yeux sur Van den Enden comme sur le sujet le plus propre à remplir cette mission.

Van den Enden accepta et vint s’établir à Paris, où, pour mieux cacher son jeu, il se fit maître de pension. Il avait auprès de lui sa plus jeune fille ; l’aînée était déjà mariée à un fameux médecin d’Amsterdam, nommé Kerckerinck. Il fit aussi venir de Hollande une femme très aimable, très intelligente et fort spirituelle, qu’il qualifiait du nom d’épouse, sans qu’on ait jamais pu savoir s’il y avait un véritable mariage contracté entre eux.

Les événements avaient marché. Louis XIV avait successivement porté la guerre, avec un égal succès, dans les Pays-Bas et en Hollande, et on était arrivé au mois de juillet 1674. Du Cauzé était depuis quelque temps déjà chez Van den Enden, et il était frappé du nombre et de la qualité des visiteurs qui venaient voir le maître de pension. Parmi ceux dont les visites étaient le plus fréquentes, il remarqua un ancien officier, le sieur Gilles du Hamel de Latréaumont, fils d’un conseiller à la chambre des comptes de Rouen, qu’il avait autrefois connu à l’armée, et qui avait dû quitter les rangs, où il était l’objet du mépris général.

Passage du Rhin par Louis XIV le 12 juin 1672 (chromolithographie du XXe siècle). Après la conquête de la Flandre, les Hollandais, Anglais et Suédois tentèrent d'arrêter les troupes françaises qui se dirigeaient sur la Hollande

Passage du Rhin par Louis XIV le 12 juin 1672 (chromolithographie du XXe siècle).
Après la conquête de la Flandre, les Hollandais, Anglais et Suédois tentèrent
d’arrêter les troupes françaises qui se dirigeaient sur la Hollande

Lorsqu’il venait à Picpus, Latréaumont entrait par la porte secrète du bout du jardin, dont il avait la clef, et il prenait des précautions extraordinaires pour n’être point vu. Un jour, il amena par la même porte et avec les mêmes précautions un autre visiteur, qui n’était rien moins que le chevalier de Rohan, un des plus grands seigneurs de la cour. Du Cauzé fut vivement intrigué par ces mystères, ne pouvant d’ailleurs concevoir qu’un homme du rang du chevalier de Rohan pût lier commerce avec Latréaumont, qui était absolument perdu d’honneur parmi les troupes et connu pour un esprit très dangereux et capable des plus grands forfaits.

Leurs visites devenant de plus en plus fréquentes et toujours plus mystérieuses, il se sentit une curiosité extraordinaire pour en connaître l’objet et en pénétrer le fond. Il n’y fut pas peu aidé par la fille même de Van den Enden, que son père n’avait pas mise dans la confidence de ses projets, et qui mit Du Cauzé à même d’assister, caché dans le coin le plus sombre d’un corridor obscur, aux conférences des conjurés. Il put ainsi surprendre les détails du complot.

Voici en quoi il consistait : créer une agitation en Normandie, en groupant les mécontents et en réclamant la convocation des États généraux de cette province ; puis, sur le refus du roi de les réunir, refus dont on était certain, appeler les Hollandais et les Espagnols, dont on aurait facilité le débarquement à Quillebeuf. Tel eût été le premier acte du drame. Le comte de Monterrey s’était engagé à fournir six mille soldats, des armes pour vingt mille hommes, et, au moment du débarquement, deux millions en numéraire pour soudoyer les insurgés que Latréaumont se faisait fort de recruter en Normandie. Ces forces et ces fonds seraient apportés par la flotte hollandaise dans le port de Quillebœuf, dont il soulèverait la garnison en même temps que la province, après avoir, au besoin, égorgé le commandant de la place.

Une fois maîtres de la province, les conjurés devaient la détacher du royaume et l’ériger en république, dans l’espoir que la France entière ne tarderait pas à souhaiter et à accepter une constitution républicaine. De nombreux mémoires, où étaient développés les avantages d’un régime politique analogue à celui sous lequel vivait la Hollande, avaient été rédigés par Van den Enden. On les répandrait dans tout le pays.

Mais pour que le succès d’une si audacieuse entreprise fût possible, besoin était que Louis XIV et son fils le dauphin fussent mis hors d’état d’agir. Latréaumont et Van den Enden n’avaient pas préparé avec moins de soin cette seconde partie de la conjuration. Le dauphin devait aller, à une date prochaine, chasser le loup en Normandie. On l’entourerait de faux gardes du corps quand il serait entré en forêt ; avec leur aide, on l’entraînerait au loin, du côté de la mer, et on le livrerait aux Hollandais. Un guet-apens analogue serait tendu à Louis XIV, que Latréaumont ne désespérait pas de surprendre à Versailles même.

« Il est certain, dit Jean-Charles du Cauzé de Nazelle, que ce prince, se confiant uniquement en la fidélité et en l’amour de ses peuples, n’avait qu’environ soixante hommes pour toute garde, qu’on pouvait facilement opprimer dans une surprise. Le reste de la cour, composé de vieillards, de ministres, de femmes et d’officiers de la chambre et de la bouche, devait être immolé et ne pouvait faire aucune résistance dans un lieu comme Versailles, ouvert de tous côtés. Latréaumont trouvait tout d’un coup dans le butin de ce lieu si superbe de quoi récompenser ses complices et exercer en même temps ses vengeances pour le prétendu tort qu’on lui avait fait en le chassant des troupes. »

Le chevalier de Rohan avait, lui aussi, à se venger du roi. D’abord grand veneur, puis colonel des gardes de Louis XIV, il avait été privé de toutes ses charges à cause du scandale de sa conduite. Perdu de dettes, séduit par les promesses de la Hollande, qui s’engageait à lui verser une somme considérable, et par celles de Latréaumont, qui lui faisait espérer la souveraineté de Bretagne, il avait consenti à entrer dans le complot.

Juan Domingo de Zuñiga y Fonseca, comte de Monterrey et Fuentes

Juan Domingo de Zuñiga y Fonseca, comte de Monterrey et Fuentes

Le moment d’agir paraissait venu. Le 31 août 1674, après une dernière conférence avec ses deux complices, Van den Enden partit pour Bruxelles, afin d’arrêter avec le comte de Monterrey les dernières dispositions. Du Cauzé ne pouvait plus conserver aucun doute sur la nature et l’importance du complot. Devait-il continuer à garder le silence ? Rien ne le retenait à l’égard de Latréaumont, qui ne lui avait jamais inspiré que du mépris ; mais il plaignait le chevalier de Rohan, dont il respectait le nom et la famille. Il lui répugnait surtout de perdre Van den Enden, cet homme rare, extraordinaire, qu’il admirait profondément et qui avait toujours été bon pour lui.

Mais, d’autre part, un immense danger menaçait la France et le roi. « Il s’agissait, écrit-il, de prévenir les plus grands malheurs qui puissent arriver à la France et d’empêcher les ennemis de lui porter des coups mortels. J’aimais le roi, s’il m’est permis d’user de ce terme, et je l’aimais plus que ma propre vie. Le dauphin de France exposé à être enlevé, maltraité peut-être, quoiqu’il ne parût point qu’on eût conspiré contre sa vie comme contre celle du roi, me causait des frémissements terribles. J’étais coupable et complice de ces horribles complots si, les connaissant, j’en gardais le secret ; je m’exposais à une mort infâme suivant les lois du royaume en les taisant ; la mémoire du président de Thou, dans un cas pardonnable, m’était présente. »

Le soir même du jour où Van den Enden était parti pour Bruxelles, Du Cauzé de Nazelle se présentait au cabinet du marquis de Louvois, secrétaire d’État au département de la guerre, et lui révélait tout ce qu’il savait du complot. Ses dires se trouvèrent d’ailleurs presque immédiatement confirmés par des faits dont la signification ne pouvait être douteuse. À ce même moment, en effet, le marquis de Seignelay, secrétaire d’État de la marine, recevait avis que la flotte hollandaise paraissait sur les côtes de Normandie ; que tantôt elle approchait de la Bretagne et tantôt elle revenait sur sa route et ne faisait que louvoyer. Enfin, le marquis de Louvois était informé par l’un de ses agents qu’un tailleur de Paris travaillait à cinq cent cinquante habits de gardes du corps qui étaient presque achevés sans qu’il sût par quel ordre. Louvois décida aussitôt d’agir.

Le 11 septembre, à Versailles, dans la matinée, le chevalier de Rohan assista à la messe du roi. Il paraissait parfois encore à la cour, et peut-être y était-il venu ce jour-là pour conjurer par sa présence les soupçons qu’il pouvait avoir à redouter. Comme il sortait de la chapelle, il trouva sur son chemin le major des gardes, Monsieur de Brissac, qui, se présentant, lui dit : « Sa Majesté m’a donné l’ordre de vous arrêter, monsieur le chevalier. » Sans perdre le sang-froid, feignant plus d’étonnement que de crainte, Rohan répliqua : « Je suis prêt à obéir. Mais je n’ai d’aujourd’hui ni bu ni mangé. Je meurs de faim. » Brissac avait sa chambre au palais. Il y conduisit son prisonnier, lui fit servir un repas, et le remit en- suite aux mains de La Serre, lieutenant des gardes qui le fit monter en carrosse et sous bonne escorte l’emmena à la Bastille.

Restait à se saisir de Latréaumont. Ayant appris qu’il avait quitté Paris pour se rendre à Rouen, où il était logé à l’auberge des Uniques, proche le bailliage, Brissac s’y présenta le 12 septembre au lever du jour, accompagné de quatre gardes. Brissac et Latréaumont avaient été autrefois camarades de régiment. « M’arrêter ! s’écria Latréaumont. Pourquoi ? De quoi m’accuse-t-on ? — Je l’ignore, répondit Brissac. »

Après s’être furieusement emporté, Latréaumont se calma soudain et demanda à passer dans son cabinet pour s’habiller, ce qui lui fut accordé. Il se leva, prit dans la ruelle de son lit sa robe de chambre et ses pistolets, et, se redressant, il s’écria : « Vous ne me tenez plus, monsieur de Brissac. » En même temps, visant Brissac, il déchargea sur lui l’un de ses pistolets. La balle n’atteignit pas le major des gardes, mais alla blesser le nommé La Rose, qui mourut de sa blessure cinq jours après. « Comment ! Vous tirez ! Vous êtes donc criminel ? » fit Brissac, surpris et indigné. « Oui, je suis criminel », répliqua Latréaumont.

Le chevalier de Rohan conduit à la Bastille après son arrestation. Gravure extraite de Histoire de la Bastille depuis sa fondation 1374, jusqu'à sa destruction 1789 par Auguste Arnould, Jules-Édouard Alboize de Pujol et Auguste Maquet, édition de 1890

Le chevalier de Rohan conduit à la Bastille après son arrestation. Gravure extraite
de Histoire de la Bastille depuis sa fondation 1374, jusqu’à sa destruction 1789
par Auguste Arnould, Jules-Édouard Alboize de Pujol et Auguste Maquet, édition de 1890

Mais, à ce moment, soit que les gardes eussent interprété le cri de leur commandant comme un ordre, soit que la vue du blessé eût excité leur fureur, ils avaient tiré à leur tour. Latréaumont tomba. Il avait trois balles dans le ventre. Cependant, il n’était pas mort. On le transporta dans une chambre du Palais de Justice, où on le coucha et où des soins lui furent prodigués. Quand il eut repris connaissance, Brissac et le premier président du parlement de Rouen, qui était accouru, s’efforcèrent de lui arracher des aveux.

À un moment, paraissant céder aux exhortations et aux menaces dont il était l’objet, il demanda de quoi écrire, traça péniblement quelques lignes et les tendit à Brissac. Elles étaient ainsi conçues : « Je n’ai rien à vous dire et je ne vous ai point dit que je fusse criminel. Mais la peur qui ne m’a jamais surpris, ni vos menaces ne tireront rien... » Les assistants déçus levèrent les yeux sur lui. Il les regardait railleur et, comme pour mieux prouver qu’il s’était moqué d’eux, il arracha soudain l’appareil qu’on avait mis sur sa blessure, attestant ainsi sa volonté de mourir. On eut beau lui donner de nouveaux soins, on ne parvint pas à arrêter l’hémorragie qui s’était déclarée. Il mourut dans la soirée.

À Bruxelles, Van den Enden ne sut rien des graves événements qui avaient suivi son départ, et le 17 septembre il rentrait à Paris, dans sa pension de Picpus. Du Cauzé n’avait pas cessé d’y habiter. À peine a-t-il constaté le retour du Hollandais, qu’il se précipite à Versailles et annonce à Louvois la bonne nouvelle. On lui ordonne de revenir à la pension et d’y observer ce qui se passerait ; on décidait en même temps qu’un détachement de gardes sous la conduite de Brissac serait posté à la porte Saint-Antoine pour recevoir les avis que Du Cauzé pourrait donner.

Quand il revint à Picpus, la femme de Van den Enden avait quitté la pension, emportant avec elle quelques menus meubles, ce qui fit juger qu’elle avait pris un logement en quelque lieu écarté. « On la reconnut enfin, dit Du Cauzé, au bout de deux ou trois jours, sortant d’une maison à l’extrémité du faubourg ; je la suivis pour exécuter l’ordre que le roi m’avait donné, et je la fis connaître au commandant de la petite brigade qui était à la porte de la ville, comme elle y entrait. Il exigea de moi que je la suivisse de loin avec eux. Elle nous conduisit au quai des Augustins où, s’étant jetée dans un carrosse de louage, le commandant me fit entrer avec lui et trois gardes dans un autre pour la suivre. Elle s’arrêta au Bourget dans une hôtellerie, où nous arrivâmes, quelques moments après. Van den Enden et elle étaient dans la chambre la plus haute de la maison ; ils étalaient déjà les haillons et la longue barbe feinte sous lesquels il devait se déguiser. Lorsque nous entrâmes, leur surprise fut extrême et ma peine ne fut pas médiocre. » C’était le 19 septembre.

Voilà donc Van den Enden arrêté à son tour. Bien qu’il eût à ce moment soixante-treize ans, il n’eut pas un instant de faiblesse, et son attitude fut, jusqu’à la fin, admirable d’énergie. À peine incarcéré, il avait reçu la visite de Louvois. Il ne cacha rien de ses projets et déclara que, s’il avait dû s’assurer le concours d’un homme d’action, comme Latréaumont, c’était lui qui avait eu la pensée de la conspiration et en avait conçu le plan originel. C’est le droit, c’est le devoir de tout bon patriote d’attaquer, et s’il le peut, de détruire la puissance des ennemis de son pays. Il était Hollandais. Louis XIV faisait la guerre à la Hollande. Le droit dont lui-même avait usé était donc indéniable.

Au cours de l’instruction, Jean-Charles du Cauzé de Nazelle fut confronté avec Van den Enden. Bien loin de se laisser aller à aucune irritation contre celui qui était, après tout, l’auteur de sa perte, le vieillard sembla, au contraire, n’avoir d’autre préoccupation que de disculper le jeune homme qu’il avait reçu à sa table. « Dès qu’il me vit, dit Du Cauzé, il parut surpris, ne sachant pas si j’étais là comme témoin ou comme accusé. Quand on lui demanda s’il me connaissait, il répondit qu’il me connaissait et qu’il était obligé de me rendre cette justice qu’il ne m’avait jamais ouï parler du roi qu’avec un très grand respect et avec la tendresse d’un fils pour son père. On lui demanda ensuite s’il avait quelques reproches à proposer contre moi. Il répondit qu’au contraire il m’avait reconnu pour un jeune homme rempli de sentiments d’honneur, et que, si j’avais quelquefois murmuré contre les ministres, il fallait pardonner ces plaintes à un homme de cœur qui se voyait éloigné des emplois où il aspirait. Mes dépositions ensuite lui furent lues ; après qu’il les eut entendues, il convint sans balancer qu’il n’y avait rien que de véritable, et qu’il avait déjà expliqué dans ses interrogatoires les motifs qui l’avaient porté à tout tenter pour sauver sa patrie. »

Exécution de Louis de Rohan et de ses complices. Gravure extraite de Histoire de la Bastille depuis sa fondation 1374, jusqu'à sa destruction 1789 par Auguste Arnould, Jules-Édouard Alboize de Pujol et Auguste Maquet, édition de 1851

Exécution de Louis de Rohan et de ses complices. Gravure extraite
de Histoire de la Bastille depuis sa fondation 1374, jusqu’à sa destruction 1789
par Auguste Arnould, Jules-Édouard Alboize de Pujol et Auguste Maquet, édition de 1851

Il faut convenir que le beau rôle est ici pour Van den Enden, et que Du Cauzé se trouvait là en assez fâcheuse posture. Aussi, ajoute-t-il, non sans quelque ennui : « Ces entrevues d’un témoin et d’un accusé sont très désagréables avec des personnes à qui on est obligé de nuire. »

L’instruction préparatoire ne prit fin que dans les derniers jours d’octobre. À cette date, des lettres royales constituèrent le tribunal chargé de procéder, sur le rapport de MM. de Bezons et de Pommereu, à l’instruction définitive du procès. Furent appelés à y siéger : le chancelier d’Aligre, Poncet, Bouherat, Lainé de la Marguerite, Bazin de Bezons, Pussort, Voisin, Hotman, Bernard de Rezé, de Fieubet, de Caumartin, de Pommereu, de Fortin, Courtin, Gorgon de Tussy et Quentin de Richebourg. Le lieutenant général de police Gabriel-Nicolas de La Reynie remplissait les fonctions de procureur général.

À côté du chevalier de Rohan et de Van den Enden, comparaissaient deux autres accusés, convaincus d’avoir pris une part active à la conspiration, le chevalier de Préau, neveu de Latréaumont, et la marquise de Villars. L’arrêt fut rendu le 21 novembre. Le chevalier de Rohan, le chevalier de Préau et la marquise de Villars étaient condamnés à avoir la tête tranchée en place de Grève. Vanden Enden était condamné à être pendu.

Pendant cinq jours, Louis XIV se demanda s’il devait faire grâce ou laisser faire justice. Le 26 novembre, il réunit en conseil le prince de Condé — le grand Condé — le maréchal de Villeroy et LeTellier, père de Louvois et son prédécesseur à la guerre. Les deux premiers se prononcèrent pour la clémence. Mais Le Tellier, qui parla après eux, s’appliqua à détruire l’effet de leurs dires par des arguments tirés de l’intérêt de l’État. Louvois, que le roi reçut à l’issue de ce conseil, parla comme son père. Le roi se laissa convaincre, et il ordonna que la justice suivît son cours.

L’exécution eut lieu le lendemain. Le chevalier de Rohan avait reçu dans la nuit les consolations du Père Bourdaloue. Le chevalier de Préau et la marquise de Villars moururent, comme lui, avec un grand courage et très chrétiennement. Van den Enden avait refusé de se confesser.

 
 
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