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Alfred de Musset : enfance d'un poète de génie

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Personnages : biographies
Vie, oeuvre, biographies de personnages ayant marqué l’Histoire de France (écrivains, hommes politiques, inventeurs, scientifiques...)
Alfred de Musset : enfance
d’un poète de génie
(D’après « Alfred de Musset » (par Arvède Barine) paru en 1893
et « La Jeunesse moderne : amuse et instruit » du 18 mars 1905)
Publié / Mis à jour le lundi 27 avril 2020, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 13 mn
 
 
 
On ne saurait imaginer pour un enfant de génie un berceau plus heureux que celui d’Alfred de Musset : comptant parmi ses ascendants plusieurs hommes d’esprit, pleins d’une verve joyeuse et plus ou moins poètes, et deux femmes d’une sensibilité vive, d’une éloquence naturelle et chaude, celui qui, en sa trop courte vie, se hissera au rang des plus grands génies poétiques léguant des chefs-d’œuvre d’un souffle intense et d’une tendresse profonde, manifesta très tôt une grande sensibilité

Alfred de Musset naquit à Paris, le 11 décembre 1810, au 33 rue des Noyers — incorporée au boulevard Saint-Germain au milieu du XIXe siècle —, près de Cluny, dans une vieille famille où l’amour des lettres était de tradition et où tout le monde, de père en fils, avait de l’esprit. Sans remonter jusqu’à Colin de Musset, ménestrel de profession au XIIIe siècle, qui ne s’appelait peut-être que Colin Muset, un grand-oncle du poète, le marquis de Musset, avait eu un vif succès, en 1778, avec un roman par lettres, « dicté par l’amour de la vertu », disait la préface, et portant ce titre assorti à la préface : Correspondance d’un jeune militaire, ou Mémoires de Luzigny et d’Hortense de Saint-Just.

Ce vieux marquis, qui ne mourut qu’en 1839, représentait pour ses petits-neveux l’Ancien Régime, y compris les temps féodaux. Son château avait des parties Moyen Âge, aux embrasures profondes, aux planchers doubles, dissimulant trappe et cachette. Lui-même marchait le jarret tendu et les pointes en dehors, en homme qui avait porté la culotte courte.

Maison natale d'Alfred de Musset. Gravure de Jean-Jules Dufour (1889-1945)
Maison natale d’Alfred de Musset. Gravure de Jean-Jules Dufour (1889-1945)

Il méprisait profondément les journaux, ne manquait jamais de se découvrir lorsqu’il rencontrait dans une « gazette » le nom d’un membre de la famille royale, et n’avait cependant pas complètement échappé à l’influence de Rousseau. Il lui arrivait d’écrire des phrases à la Jean-Jacques : « On n’est heureux qu’à la campagne, on n’est bien qu’à l’ombre de son figuier ». D’une dévotion extrême, il avait fait sur ses vieux jours, en 1827, une satire contre les Jésuites, signée Thomas Simplicien. Les jeunes gens de la famille se trouvaient chez lui en pays de Cocagne, mais il ne comprenait rien au romantisme.

Le père d’Alfred de Musset, Victor-Donatien de Musset-Pathay, beaucoup plus jeune que le marquis, n’en voulait pas comme lui à la Révolution, qui lui avait rendu le service de lui ôter son petit collet et lui avait donné son empereur. Il avait entremêlé dans son existence la guerre, la littérature et les fonctions publiques. La même diversité se retrouve dans ses écrits, où il y a un peu de tout : roman, histoire, récits de voyages, travaux d’érudition. Sa biographie de Rousseau, où il prend sa défense contre la coterie Grimm, est une œuvre patiente et sérieuse, et il avait d’autre part le goût et le talent des vers plaisants.

Gai, spirituel, prompt à la riposte et mordant à l’occasion, c’était au demeurant le meilleur des hommes. Il fut un père aimable, trop indulgent, très XVIIIe siècle d’esprit. Ce dernier point est à retenir. Pas plus que son oncle le marquis, Victor-Donatien de Musset-Pathay ne comprenait rien au romantisme.

Il avait une sœur chanoinesse qui n’était pas dépourvue non plus du don de repartie, et était de taille à tenir tête à son frère. Elle faisait peu de cas de la littérature ; toutefois elle admettait une distinction entre la prose et les vers : la prose était besogne basse, à laisser aux manants ; les vers étaient la dernière des hontes, une de ces humiliations dont les familles ne se relèvent pas.

La lignée maternelle d’Alfred de Musset n’était pas moins savoureuse. Son aïeul Guyot-Desherbiers, qui avait été jadis de robe, et avait fréquenté les idéologues, avait l’imagination poétique, l’esprit jaillissant et gai, et ne songeait guère à s’apitoyer sur les peines des princesses de féerie ; en revanche, il avait sauvé des têtes, et non toujours sans péril, pendant les convulsions qui suivirent le 9 Thermidor. Ses petits-fils purent jouir de sa verve intarissable. Faisant des vers à ses moments perdus, il mourut chargé de jours en 1828. Son grand ouvrage fut un poème en plusieurs chants sur les Chats. Il faisait du chat un humanitaire, ami des pauvres et de leur maigre cuisine :

C’est pour eux que son dos se gonfle,
Pour eux, dans sa poitrine, ronfle
La patenôtre du plaisir.

Il se plaisait aux difficultés techniques, comme d’écrire sur trois rimes — et sans chevilles ! — tout un chant de son poème, ou d’inventer des rythmes compliqués. Il avait deviné Théodore de Banville plutôt que Victor Hugo. Son influence manqua à son petit-fils quand celui-ci eut à défendre contre les siens, nourris dans le classique, les enjambements et les épithètes imprévues des Contes d’Espagne et d’Italie.

La grand-mère Guyot-Desherbiers était un échantillon remarquable de la bourgeoise française du XVIIIe siècle. Elle avait infiniment de bon sens, et cela ne l’empêchait point d’être une fille spirituelle de Rousseau, passionnée comme Julie et Saint-Preux, et comme eux éloquente dans les heures d’émotion. Non point l’éloquence qui fait dire d’une femme qu’elle parle comme un livre, mais l’éloquence pathétique qui remue. Elle produisait alors une impression profonde sur les siens, habitués à la voir tranquille et grave. Mme de Musset-Pathay, sa fille aînée, tenait beaucoup d’elle.

On voit que les origines intellectuelles de Musset sont faciles à démêler pour qui s’intéresse aux mystères de l’hérédité. Nous venons de trouver parmi ses ascendants plusieurs hommes d’esprit, pleins d’une verve joyeuse et plus ou moins poètes, et deux femmes d’une sensibilité vive, d’une éloquence naturelle et chaude. C’est à ces dernières que se rattachent les Nuits et toute la partie brûlante et passionnée de l’œuvre de Musset.

Quant à sa tante la chanoinesse, elle a rempli le rôle de la fée Carabosse, qui ne pouvait manquer au baptême d’un Prince Charmant. Lorsque Musset s’accuse dans ses lettres d’être grognon, lorsqu’il écrit : « J’ai grogné tout mon saoul », ou bien : « Je commence même à m’ennuyer de grogner », c’est la chanoinesse qui fait des siennes ; elle s’est vengée d’avoir un neveu poète en lui insufflant un peu — très peu — de sa mauvaise humeur.

L’enfant en qui allait s’épanouir la lignée était un joli blondin caressant. Il existe un portrait de lui à trois ans, dans le goût troubadour, qui était de mode au temps de la reine Hortense. Le bambin est assis en chemise dans un site poétique, les pieds dans un ruisseau. Ses longues papillotes lui donnent un air de petite fille bien sage. Auprès de lui est une grande épée, qu’il avait demandée « pour se défendre contre les grenouilles ».

Un autre portrait le représente plus âgé de quelques années, mais gardant encore ses belles boucles blondes. Il a aussi conservé son expression placide et ingénue. Ce n’était pourtant pas faute de prendre au tragique les peines de l’existence, ou de jouir avec ardeur de ses joies. Il était déjà, au suprême degré, impressionnable, excitable, et même éloquent, s’il faut en croire son frère Paul. Celui-ci raconte qu’à peine hors des langes, le petit poète en herbe avait des « mouvements oratoires et des expressions pittoresques » pour peindre ses malheurs ou ses plaisirs d ’enfant. Déjà aussi, il avait l’ « impatience de jouir » et la « disposition à dévorer le temps » qui ne le quittèrent jamais. Un jour qu’on lui avait apporté des souliers rouges et que sa mère ne l’habillait pas assez vite à son gré, il s’écria en trépignant : « Dépêchez-vous donc, maman ; mes souliers neufs seront vieux ».

L’impatience, en effet, qui pointait chez cet enfant de trois ans, sera un des traits distinctifs de son caractère. Mais un autre trait, précoce aussi, est une exquise sensibilité. À une tante qui le grondait pour quelque méfait et lui dit qu’elle ne l’aimera plus, il répliqua : « Tu ne pourras pas t’en empêcher, car moi je t’aime trop. »

Alfred de Musset à l’âge de trois ans. Gravure de 1891 insérée dans l’édition de 1892 du conte
La Mouche d’Alfred de Musset et réalisée d’après la peinture de van Brée composée en 1814

Il faut des mains intelligentes et légères pour manier ces organisations frémissantes. Victor-Donatien de Musset-Pathay n’était que trop indulgent. Il eût pu dire, lui aussi, comme Alfred l’écrira plus tard dans son poème Une bonne fortune :

Quoi qu’il ait fait, d’abord je veux qu’on lui pardonne,
Lui dis-je, et ce qu’il veut, je veux qu’on le lui donne.
(C’est mon opinion de gâter les enfants.)

Mais Monsieur de Musset-Pathay n’avait guère le temps de s’occuper des marmots. Il laissa sa femme élever Paul et Alfred — il y eut aussi une fille, mais beaucoup plus jeune que ses frères —, et ceux-ci n’y perdirent rien. Ils durent à leur mère une de ces enfances saines et heureuses dont il n’y a rien à dire, et où les événements mémorables, gravés à jamais dans la mémoire, furent une partie de jeu ou une condamnation au cabinet noir.

À quatre ans, un grand événement remplit cependant la vie d’Alfred : il devint amoureux. Mais ce n’était pas une plaisanterie, comme les gens le croient. Une grande et charmante jeune fille, de sa famille, vint voir Mme de Musset. Elle était très malheureuse, quittant la Belgique, sa patrie, à cause de la guerre et venant chercher un refuge à Paris.

L’enfant s’attendrit à son récit et tout de suite s’attacha à la jolie Clélie, comme elle s’appelait, lui demandant sans cesse de raconter ses « belles histoires ». La jeune fille s’amusa de ce bambin. Mais voilà qu’un soir très bravement, il la demanda en mariage. En riant, elle dit oui. Alfred exigea un serment. Et comme sa « fiancée » devait repartir, il lui dit : « Je ne t’oublierai jamais. Ton nom est écrit dans mon cœur avec un canif. » Il ne savait pas lire ni écrire. Vite, vite, il apprit pour pouvoir correspondre avec Clélie, qu’il appelait maintenant sa « femme ».

En 1814, devant l’invasion des alliés, Alfred et son frère Paul furent conduits à Bagneux, chez leur grand-mère. Des hussards hongrois s’y trouvaient logés. L’un d’eux, vieux sous-officier, d’une figure belle et martiale, prit Alfred en amitié, joua avec lui, le mit sur son cheval, cira même ses souliers, et le petit bonhomme enchanté, sachant qu’il n’entendait pas le français, lui cria : « Brosse-les bien, vilain cosaque ! » Mais quand ce soldat dut partir, il demanda avec attendrissement la permission d’embrasser les enfants.

À cinq ans, Alfred partit avec sa mère pour la Champagne où se mariait une cousine. Durant le voyage, la tête blonde de l’enfant toujours à la portière attira l’attention des paysans qui s’imaginaient voir le roi de Rome. Il y eut même une émeute dans le village.

La vie du bambin était pleine de grandes émotions, car il se passionnait pour Napoléon qu’il avait vu de tout près aux Tuileries, et à la nouvelle de Waterloo il s’enferma dans sa chambre pour pleurer.

Alfred de Musset commença ses études avec un précepteur qui grimpait dans les arbres avec ses élèves. Les leçons n’en allaient pas plus mal. Il y eut cependant un moment difficile quand l’écolier découvrit, âgé de sept ans, les Mille et une Nuits et la Bibliothèque bleue. Sa petite tête en tourna. Pendant des mois, il ne pensa, en classe et hors de classe, qu’aux enchanteurs et aux paladins. Il cherchait dans la maison de ses parents, rue Cassette, les passages secrets qui font qu’on entend marcher dans les murs, et les portes dérobées par où surgissent les traîtres et les libérateurs.

On lui donna Don Quichotte, qui le calma, sans le corriger de l’idée que la vie ressemble à la forêt enchantée où les quatre fils Aymon rencontrèrent leurs aventures merveilleuses. Il était né avec la foi au hasard, et il fut toujours de ceux qui croient aux surprises du sort, quitte à s’estimer trompés et frustrés, quand il n’arrive que ce qui devait arriver. Les hommes de cette humeur subissent la vie au lieu de la faire, et ce fut le cas d’Alfred de Musset.

À huit ans, Alfred habita quelque temps chez la mère d’un de ses petits amis, à la campagne, dans une vieille maison biscornue, très amusante pour des enfants, et attenante à la ferme du bonhomme Piédeleu, qu’il a décrite dans Margot : « Mme Piédeleu, sa femme , lui avait donné neuf enfants, dont huit garçons, et, si tous les huit n’avaient pas six pieds de haut, il ne s’en fallait guère. Il est vrai que c’était la taille du bonhomme, et la mère avait ses cinq pieds cinq pouces ; c’était la plus belle femme du pays. Les huit garçons, forts comme des taureaux, terreur et admiration du village, obéissaient en esclaves à leur père. » Les petits Parisiens ne se lassaient point de regarder travailler cette tribu de géants et de se rouler sur les meules de foin.

Durant ce séjour, Alfrede Musset raffermit sa santé faible. On lui laissa la bride sur le cou et il s’amusa énormément tout en prenant de l’exercice. Alfred s’attacha tout particulièrement à un beau pigeon. Chaque jour il lui donnait à manger et l’animal fut apprivoisé. Mais voilà qu’un matin il apprit que le cuisinier venait de le prendre pour le faire cuire. D’un bond l’enfant arriva à la basse-cour, juste au moment où le cuisinier coupait le cou de la pauvre bête. Alfred navré essaya de lutter et tape sur l’homme à tour de bras. Pendant plus d’un an, il refusa de lui parler.

Ce fut après un été aussi sainement employé que le cadet, en rentrant rue Cassette, eut des « accès de manie », selon l’expression de son frère. « Dans un seul jour, dit Paul de Musset il brisa une des glaces du salon avec une bille d’ivoire, coupa des rideaux neufs avec des ciseaux et colla un large pain à cacheter rouge sur une carte d’Europe au beau milieu de la Méditerranée. Ces trois désastres ne lui attirèrent pas la moindre réprimande, parce qu’il s’en montra consterné. » Cette anecdote, qui semble d’abord puérile, jette une vive lumière sur les inégalités de caractère d’Alfred de Musset. Il était impossible d’avoir plus de bon sens, un esprit plus net, quand les nerfs ne s’en mêlaient pas. Mais ils s’en mêlaient souvent. Ils étaient irritables, et provoquaient des « accès de manie » pendant lesquels Musset faisait le mal qu’il n’aurait pas voulu. Il s’en désolait ensuite, s’accablait de reproches, et n’en demeurait pas moins à la merci de ses nerfs.

Nous savons également par son frère qu’il s’est peint lui-même dans le portrait de Valentin par où débutent les Deux Maîtresses. La page qu’on va lire est donc un souvenir personnel, et elle nous montre aussi un enfant trop impressionnable : « Pour vous le faire mieux connaître, il faut vous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, à dix ou douze ans, dans un petit cabinet vitré, derrière la chambre de sa mère. Dans ce cabinet d’assez triste apparence, et encombré d’armoires poudreuses, se trouvait, entre autres nippes, un vieux portrait avec un grand cadre doré. Quand, par une belle matinée, le soleil donnait sur ce portrait, l’enfant, à genoux sur son lit, s’en approchait avec délices. Tandis qu’on le croyait endormi, en attendant que l’heure du maître arrivât, il restait parfois des heures entières le front posé sur l’angle du cadre ; les rayons de lumière, frappant sur les dorures, l’entouraient d’une sorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette posture, il faisait mille rêves ; une extase bizarre s’emparait de lui. Plus la clarté devenait vive, plus son cœur s’épanouissait.... Ce fut là, m’a-t-il dit lui-même, qu’il prit un goût passionné pour l’or et le soleil. » Notons encore à treize ans, pendant une partie de chasse où il avait failli blesser son frère, une attaque de nerfs assez violente pour amener la fièvre, et nous aurons la clef de bien des incidents de son existence tourmentée.

Paul (1804-1880) et Alfred (1810-1857) de Musset enfants. Peinture de Fortuné Dufau (1815)
Paul (1804-1880) et Alfred (1810-1857) de Musset enfants. Peinture de Fortuné Dufau (1815)

Mais il est temps de travailler sérieusement. À dix ans, Alfred fut mis au collège Henri IV. À son arrivée il fut accueilli par des huées, car sa mère lui avait laissé ses cheveux bouclés et son col festonné. Il revint tout en larmes. Ce début pourtant l’aguerrit et il travailla de tout son cœur. Comme il était le plus jeune et le plus petit de la classe, quelques paresseux, jaloux de ses succès, formèrent contre lui une ligue offensive et le battirent. Chaque jour il rentra à la maison les vêtements en lambeaux. Il ne fallait rien moins que l’intervention inopinée d’un ami plus grand qui distribuait force horions à ces drôles, pour les mettre à la raison.

Là encore, Alfred évoque cette époque, sous les traits de son héros Valentin, dans les Deux Maîtresses : « Ses premiers pas dans la vie furent guidés par l’instinct de la passion native. Au collège, il ne se lia qu’avec des enfants plus riches que lui, non par orgueil, mais par goût. Précoce d’esprit dans ses études, l’amour-propre le poussait moins qu’un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer au beau milieu de la classe, quand il n’avait pas, le samedi, sa place au banc d’honneur. » Quelquefois, aux vacances, son père l’emmenait en visite dans sa famille, et il assistait à une escarmouche avec sa tante la chanoinesse, ou bien il avait le bonheur sans pareil de coucher dans la chambre à cachette de son oncle le marquis. C’est tout ce qui lui arriva entre neuf et seize ans.

En 1827, il obtint le second prix de philosophie au grand concours. Dans sa composition, l’élève Musset traitait les pyrrhoniens de sophistes, ainsi que l’exigeaient les convenances, mais il ajoutait que peu importerait qu’ils eussent raison, « pourvu que ce qui est ne change pas et ne nous soit pas enlevé, dummodo quae sunt, nec mutentur, nec eripientur » ; ce qui paraît au fond assez pyrrhonien. Après la distribution des prix, sa mère décrivit la cérémonie à un ami. Il y avait des fanfares, des princes, les quatre facultés en grand costume, et son fils était si joli ! Elle a bien pleuré, et c’était bien délicieux. « Pendant trois jours, continue-t-elle, nous n’avons vu que couronnes, que livres dorés sur tranche ; il fallait des voitures pour les emporter. »

Alfred de Musset quitta les bancs sur cette apothéose. Il était bachelier et il refusait énergiquement de se préparer à l’École polytechnique. Une longue lettre à son ami Paul Foucher, écrite le 23 septembre suivant du château de son oncle le marquis, nous ouvre pour la première fois une échappée sur le travail intérieur qui s’accomplissait au dedans de lui. On voudra bien se souvenir, en lisant les fragments qui vont suivre, que Musset était alors à l’âge ingrat où les idées sont aussi dégingandées que le corps. Il était le premier à dire, plus tard, qu’il avait été « aussi bête qu’un autre ».

Il vient d’apprendre la mort rapide de sa grand-mère, Mme Guyot-Desherbiers. Ses vacances sont assombries et désorganisées. « Mon frère, dit-il, est reparti pour Paris. Je suis resté seul dans ce château, où je ne puis parler à personne qu’à mon oncle, qui, il est vrai, a mille bontés pour moi ; mais les idées d’une tête à cheveux blancs ne sont pas celles d’une tête blonde. C’est un homme excessivement instruit ; quand je lui parle des drames qui me plaisent ou des vers qui m’ont frappé, il me répond : Est-ce que tu n’aimes pas mieux lire tout cela dans quelque bon historien ? Cela est toujours plus vrai et plus exact. Toi qui as lu l’Hamlet de Shakespeare, tu sais quel effet produit sur lui le savant et érudit Polonius ! Et pourtant cet homme-là est bon ; il est vertueux, il est aimé de tout le monde ; il n’est pas de ces gens pour qui le ruisseau n’est que de l’eau qui coule, la forêt que du bois de telle ou telle espèce, et des cents de fagots. Que le ciel les bénisse ! ils sont peut-être plus heureux que toi et moi. »

On sent que Musset est en proie au malaise qui s’empare souvent des très jeunes gens lorsqu’ils s’aperçoivent, au moment de commencer à penser par eux-mêmes, qu’ils sont devenus étrangers au cercle d’idées dans lequel ils ont été élevés. Cette découverte les trouble comme un manque de piété filiale, en attendant qu’elle flatte leur orgueil.

En 1827, le romantisme fermentait dans les veines de la jeunesse. Elle savait par cœur les Méditations et les Odes et Ballades. Elle se passionnait pour Shakespeare et Byron, Goethe et Schiller. La préface de Cromwell allait paraître, et les adversaires de la nouvelle école poétique se préparaient à la résistance ; on voyait déjà se former les deux camps qui devaient en venir aux mains à la première d’Hernani. Alfred de Musset était jeune entre les jeunes, et l’on conçoit son indignation quand le vieux marquis lui faisait observer, avec raison du reste, que Plutarque mérite plus de confiance que Shakespeare, et qu’il n’est pas bien sûr que Moïse ait eu toutes les pensées que lui prête Alfred de Vigny.

Il passait ensuite, dans sa lettre, à lui-même et à son avenir : « Je m’ennuie et je suis triste, je ne te crois pas plus gai que moi, mais je n’ai pas même le courage de travailler. Eh ! que ferais-je ? Retournerai-je quelque position bien vieille ? Ferai-je de l’originalité en dépit de moi et de mes vers ? Depuis que je lis les journaux (ce qui est ici ma seule récréation) je ne sais pas pourquoi tout cela me paraît d’un misérable achevé ! Je ne sais pas si c’est l’ergoterie des commentateurs, la stupide manie des arrangeurs qui me dégoûte, mais je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller. Je ne fais donc rien, et je sens que le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme qui a les passions vives, c’est de n’en avoir point. Je ne suis point amoureux, je ne fais rien, rien ne me rattache ici ».

« (..) Je donnerais vingt-cinq francs pour avoir une pièce de Shakespeare ici en anglais. Ces journaux sont si insipides, — ces critiques sont si plats ! Faites des systèmes, mes amis, établissez des règles ; vous ne travaillez que sur les froids monuments du passé. Qu’un homme de génie se présente, et il renversera vos échafaudages ; il se rira de vos poétiques. — Je me sens, par moments, une envie de prendre la plume et de salir une ou deux feuilles de papier ; mais la première difficulté me rebute, et un souverain dégoût me fait étendre les bras et fermer les yeux. Comment me laisse-t-on ici si longtemps ! J’ai besoin de voir une femme ; j’ai besoin d’un joli pied et d’une taille fine ; j’ai besoin d’aimer. — J’aimerais ma cousine, qui est vieille et laide, si elle n’était pas pédante et économe. »

Suivent deux grandes pages de doléances sur son ennui et sur les études de droit auxquelles le destine sa famille : « Non, mon ami, s’écrie-t-il en terminant, je ne peux pas le croire ; j’ai cet orgueil : ni toi ni moi ne sommes destinés à ne faire que des avocats estimables ou des avoués intelligents. J’ai au fond de l’âme un instinct qui me crie le contraire. Je crois encore au bonheur, quoique je sois bien malheureux dans ce moment-ci. »

On aura remarqué dans ces effusions de collégien qu’il est travaillé du besoin d’écrire ; le papier blanc l’attire et l’effraie, ce qui va très bien ensemble. C’est l’éclosion de la vocation, surprise à ses débuts mêmes, car Alfred de Musset n’a pas été de ces petits prodiges à la façon de Gœthe et de Victor Hugo, qui réclamaient leur nourrice en vers. À dix- sept ans, son bagage poétique était tout à fait insignifiant.

Quant à l’ennui douloureux qui le ronge, à son découragement en face de l’avenir, alors que tout s’ouvre devant lui, il n’y a rien, là-dedans, qui lui soit particulier. C’est l’état d’esprit signalé bien des fois, par les écrivains les plus divers, chez la génération qui arrivait à l’âge d’homme sous la Restauration, et que Stendhal, Musset lui-même, ont attribué, à tort ou à raison, à l’ébranlement causé par la chute du Premier Empire. On connaît leur thèse. Le vide laissé par un Napoléon est impossible à combler. Au lendemain des efforts violents que l’empereur avait exigés de la France, la jeunesse de la Restauration se sentit désœuvrée. Comparant ce qui se passait autour d’elle à la chevauchée impériale à travers les capitales, elle trouva le présent pâle et mesquin, et ne sut que faire d’elle-même.

Alfred de Musset. Dessin (colorisé ultérieurement) de Diogène Maillart (1840-1926)
Alfred de Musset. Dessin (colorisé ultérieurement) de Diogène Maillart (1840-1926)

Stendhal est revenu avec insistance sur ces idées. Musset leur a consacré l’un des chapitres de la Confession d’un enfant du siècle : « Un sentiment de malaise inexprimable commença... à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes gens... se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. »

On peut discuter les origines de cette misère morale ; on ne peut en nier les ravages. Le mal fut tenace. Maxime Du Camp, plus jeune que Musset d’une douzaine d’années, a écrit dans ses Souvenirs littéraires : « La génération artiste et littéraire qui m’a précédé, celle à laquelle j’ai appartenu, ont eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l’être ou à l’époque. » Les jeunes gens étaient hantés par l’idée du suicide. « Ce n’était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire ; c’était une sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée et faisait entrevoir la mort comme une délivrance. »

Le collégien « bien malheureux » de la lettre à Paul Foucher allait donc entrer dans le monde l’âme empoisonnée de germes de dégoût. Un autre mal, qu’il partageait aussi avec beaucoup de contemporains, empêchait la plaie de se fermer : « J’ai eu, écrivait-il longtemps après, ou cru avoir cette vilaine maladie du doute, qui n’est, au fond, qu’un enfantillage, quand ce n’est pas un parti pris et une parade » (À la duchesse de Castries, 1840).

Il ne s’agit pas seulement ici de tiédeur religieuse, mais de cette espèce d’anémie morale qui fait qu’on n’a plus foi à rien. Musset attribuait le fléau à l’influence des idées anglaises et allemandes, représentées par Byron et Goethe. Quoi qu’il en soit, le mal existait, et il contribuait à la « défaillance générale » dont parle Maxime Du Camp. Musset en avait été atteint à l’âge où il est le plus important de croire à n’importe quoi.

 
 
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