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Histoire de France par Jacques Bainville. Louis XVI et la naissance de la Révolution. Partie 1

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Histoire de France
L’Histoire de France par Jacques Bainville : 2000 ans d’Histoire de notre pays, des Gaulois jusqu’au début du XXe siècle. Événements, contexte historique.
Louis XVI et la naissance de la Révolution
(Chapitre 15 - Partie 1/2)
(par Jacques Bainville)
Publié / Mis à jour le dimanche 10 juillet 2011, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 14 mn
 
 
 
Au moment où Louis XVI, à vingt ans, devient roi, il ne faut pas seulement regarder l’état de la France. Il faut regarder l’état de l’Europe. Cette Europe est sinistre. C’est un âge de grands carnassiers. Frédéric de Prusse et Catherine de Russie, une Allemande, ont commencé le partage de la Pologne auquel ils ont associé l’Autriche

L’Angleterre, digérant ses conquêtes ne pense qu’aux intérêts de son commerce et à garantir contre les concurrences sa suprématie maritime. Tel était le monde lorsque la plus grande partie des Français rêvait d’une rénovation de l’humanité et d’un âge d’or.

Les différences des doctrines et des écoles n’empêchaient pas qu’il y eût en France un fonds commun d’aspirations et d’illusions. Il en est ainsi à toutes les époques, et le jeune roi n’eût pas été de la sienne s’il n’en avait, dans une certaine mesure, partagé les idées. On s’est souvent demandé ce qui serait arrivé si le duc de Bourgogne, l’élève de Fénelon, avait succédé à Louis XIV. Peut-être l’a-t-on vu sous Louis XVI. Les conceptions, d’ailleurs vagues, exprimées par le douceâtre Télémaque, qui étaient apparues aux dernières années du dix-septième siècle, mélange d’esprit traditionnel et d’esprit réformateur, celles que la Régence avait appliquées un moment avec ses conseils aristocratiques, ces conceptions s’étaient conservées dans la famille royale. Le vertueux dauphin, fils de Louis XV, y était attaché et Louis XVI avait été élevé dans ce souvenir. « Qu’ont donc fait les grands, les états de province, les Parlements, pour mériter leur déchéance ? » écrivait-il de sa main peu après son avènement, condamnant ainsi l’évolution poursuivie depuis 1660. Les mesures les moins intelligibles, à première vue, de son règne, ainsi quand le ministre de la guerre Ségur voudra que les officiers soient nobles, partent de là. Le bien public, par le moyen de la monarchie agissant comme une autorité paternelle et respectant les vieux droits, les libertés, franchises et garanties, les trois ordres et les grands corps, le retour à l’ancienne constitution de la monarchie, telle qu’on l’imaginait : c’était moins des principes qu’une tendance qui paraissait se confondre sur certains points - sauf la question religieuse - avec celle des philosophes, mais qui en était l’opposé. Car, pour les philosophes, le progrès devait se réaliser par l’abolition du passé, par une législation uniforme, en un mot par le « despotisme éclairé », celui de Frédéric, de Catherine, de Joseph II, celui que concevaient un Choiseul et un Maupeou, les hommes les plus étrangers du monde à la tradition.

Sous Louis XV, la grande affaire avait été celle des Parlements. Choiseul avait gouverné avec eux, Maupeou sans eux. Le coup d’État de Maupeou - on disait même sa révolution - était encore tout frais en 1774 et les avis restaient partagés. Mais la suppression des Parlements avait été un acte autoritaire et Louis XVI, comme le montre toute la suite de son règne, n’avait ni le sens ni le goût de l’autorité. Le nouveau roi donna tort à son grand-père. « Il trouva, dit Michelet, que le Parlement avait des titres, après tout, aussi bien que la royauté ; que Louis XV, en y touchant, avait fait une chose dangereuse, révolutionnaire. Le rétablir, c’était réparer une brèche que le roi même avait faite dans l’édifice monarchique. Turgot, en vain, lutta et réclama... Le Parlement rentra (novembre 1774) hautain, tel qu’il était parti, hargneux, et résistant aux réformes les plus utiles. »

Ainsi, pour l’école de la tradition, la suppression des Parlements avait été une altération de la monarchie, l’indépendance de la magistrature étant une des lois fondamentales du royaume. Mais le recours aux états généraux en était une aussi. Il y avait plus d’un siècle et demi que la monarchie avait cessé de convoquer les états généraux, parce qu’ils avaient presque toujours été une occasion de désordre. L’indépendance des Parlements avait été supprimée à son tour, parce que l’opposition des parlementaires redevenait aussi dangereuse qu’au temps de la Fronde et paralysait le gouvernement. Le conflit, qui n’allait pas tarder à renaître entre la couronne et le Parlement, rendrait inévitable le recours aux états généraux. Bien qu’on ne l’ait pas vu sur le moment, il est donc clair que le retour à la tradition, qui était au fond de la pensée de Louis XVI et qui s’unissait dans son esprit à un programme de réformes, sans moyen de les réaliser, ramenait la monarchie aux difficultés dont elle avait voulu sortir sous Louis XIV et sous Louis XV.

Ces difficultés politiques décupleraient les difficultés financières nées des deux guerres de Sept Ans, qui ne pouvaient être résolues que si la méthode de Maupeou était continuée et qui seraient accrues par les tâches que la France allait rencontrer à l’extérieur où grandissaient des forces hostiles. Qu’on y joigne l’état de l’esprit public, nourri d’utopies par la littérature, et d’une société qui, du haut jusqu’en bas, désirait changer les choses ou aspirait vaguement à changer quelque chose ; qu’on y joigne encore, jusque sur le trône, l’affaiblissement de l’idée d’autorité, et l’on aura les éléments de la Révolution qui approchait. Force est à l’histoire de noter qu’elle est venue quinze ans après le rappel des Parlements et dès le jour où furent réunis les états généraux.

« Louis XVI, dit admirablement Sainte-Beuve, n’était qu’un homme de bien exposé sur un trône et s’y sentant mal à l’aise. Par une succession d’essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler. » Car, ajoutait Sainte-Beuve, « le bien, pour être autre chose qu’un rêve, a besoin d’être organisé, et cette organisation a besoin d’une tête, ministre ou souverain... Cela manqua entièrement durant les quinze années d’essai et de tâtonnements accordées à Louis XVI. Les personnages, même les meilleurs, qu’il voulut se donner d’abord pour auxiliaires et collaborateurs dans son sincère amour du peuple étaient imbus des principes, des lumières sans doute, mais aussi, à un haut degré, des préjugés du siècle, dont le fond était une excessive confiance dans la nature humaine. »

Il eût fallu Un roi « pratique et prudent » et Louis XVI n’avait que de bonnes intentions, avec des idées confuses. Son premier ministère fut ce que nous nommerions un « grand ministère ». Il était composé de « compétences », d’hommes travailleurs, intègres, populaires pour la plupart. Le jeune roi n’avait écouté ni ses sentiments ni ses préférences, puisqu’il avait même appelé Malesherbes, célèbre pour la protection qu’il avait accordée aux philosophes lorsqu’il avait été directeur de la librairie, c’est-à-dire de la presse. Maurepas, homme d’État d’une vieille expérience, Miromesnil, garde des sceaux, Vergennes, notre meilleur diplomate, plus tard, Saint Germain à la guerre, enfin et surtout Turgot, l’illustre Turgot, dont Voltaire baisait les mains en pleurant : il y avait dans ce personnel ce qui donnait le plus d’espoir.

Cependant ce ministère ne réussit pas. Il est impossible de dire si les réformes de Turgot auraient préservé la France une révolution. Ses plans avaient une part de réalisme et une part de chimère. Ils s’inspiraient d’ailleurs des idées qui avaient cours, ses successeurs les ont suivis, et les assemblées révolutionnaires les reprendront. Mais, par ce choix même, l’inconséquence de Louis XVI éclatait. Turgot s’était fait connaître comme intendant et les intendants représentaient le « progrès par en haut » dans les pays qui relevaient directement de la couronne. Leur esprit était à l’opposé de l’esprit des Parlements que le roi restaurait. Il y avait là, dans le nouveau règne, une première contradiction. De toute façon, le temps a manqué à Turgot pour exécuter son programme et, s’il avait obtenu, dans l’intendance du Limousin, des résultats qui l’avaient rendu célèbre, c’est parce qu’il était resté treize ans à son poste. Il ne resta que deux ans ministre. Ce ne fut pas seulement à cause de l’opposition qu’il rencontra et à laquelle on devait s’attendre. Turgot ne pouvait combattre les abus sans blesser des intérêts et rencontrer des résistances, celle du Parlement en premier lieu, qui, à peine réintégré avec promesse de ne pas retomber dans son ancienne opposition, manifestait de nouveau son bizarre esprit, à la fois réactionnaire et frondeur. Le plan de Turgot pour assainir les finances n’était pas nouveau et l’on a rendu justice aux contrôleurs généraux qui l’ont précédé. Il s’agissait toujours de faire des économies, de mieux répartir l’impôt entre les contribuables, de supprimer les exemptions et les privilèges, et ces projets soulevaient toujours les mêmes tempêtes. D’autre part, Turgot, convaincu comme l’avait été Sully, que l’agriculture était la base de la richesse nationale, cherchait à la favoriser de diverses manières et en même temps à remédier au fléau des disettes par la liberté du commerce des blés. Là, il ne se heurta pas seulement aux intérêts, mais aux préjugés. Il fut accusé, lui, l’honnête homme, de faire sortir le grain du royaume comme Louis XV l’avait été du « pacte de famine ». Dans son programme de liberté, Turgot louchait d’ailleurs à d’autres privilèges, ceux des corporations de métiers, ce qui provoquait les colères du petit commerce. Ses préférences pour l’agriculture lui valaient aussi le ressentiment de l’industrie et de la finance. « Turgot, dit Michelet, eut contre lui les soigneurs et les épiciers. » Il faut ajouter les banquiers dont le porte-parole était Necker, un Genevois, un étranger comme Law, et qui avait comme lui une recette merveilleuse et funeste : l’emprunt, l’appel illimité au crédit.

Les inimitiés que Turgot s’était acquises, à la Cour et dans le pays, étaient celles que devait rencontrer tout ministre des Finances réformateur. Elles contribuèrent sans doute à le renverser. La vraie cause de sa chute fut d’une autre nature. Pour remplir son programme, Turgot avait besoin de la paix. Il disait que le premier coup de canon serait le signal de la banqueroute. Mais que répondait le ministre des Affaires étrangères ? En 1776, un événement considérable venait de se produire : les colonies anglaises de l’Amérique du Nord s’étaient insurgées. C’était pour la France l’occasion d’effacer les conséquences du traité de Paris, de s’affranchir et d’affranchir l’Europe des « tyrans de la mer ». Cette occasion pouvait-elle être perdue ? À cet égard, les pensées qui divisaient le gouvernement français divisent encore les historiens selon le point de vue auquel ils se placent. L’historien des finances juge que cette guerre a été funeste, parce qu’elle a en effet coûté un milliard cinq cents millions ou deux milliards et, comme Turgot l’avait annoncé, précipité la banqueroute. L’historien politique estime que le résultat à atteindre valait plus que ce risque. Ce fut l’avis de Vergennes et c’est parce qu’il l’emporta que Turgot préféra se retirer.

Nous sommes ici à la jointure des difficultés extérieures et des difficultés politiques et financières auxquelles la monarchie devait bientôt succomber. Nous avons vu se développer un état de l’esprit public qui avait quelque chose de morbide : Michelet n’a pas tort de souligner l’importance du magnétisme de Mesmer et de l’invention des ballons qui fortifièrent la foi dans les miracles humains, les miracles du progrès. Nous avons vu d’autre part que le pouvoir avait perdu de son énergie et qu’il s’était mis lui-même sur la voie qui devait le conduire à convoquer les états généraux, c’est-à-dire à déterminer l’explosion. La guerre d’Amérique, dont il n’aurait pu se dispenser sans compromettre les intérêts de la France et se résigner pour elle à un effacement irréparable (qu’on pense à ce que serait aujourd’hui l’empire britannique s’il comprenait en outre les États-Unis), la guerre d’Amérique donna le choc par lequel la révolution fut lancée.

Disons tout de suite que Necker, appelé aux finances sous le couvert d’un homme de paille, parce qu’il était étranger, trouva les moyens de financer la guerre contre les Anglais. Mais à quel prix ! Par ses combinaisons d’emprunt, terriblement onéreuses pour le Trésor, il légua à ses successeurs un fardeau écrasant dont ils ont porté l’impopularité. Ici encore, quelle peine on a à choisir : s’il n’est pas juste d’accuser Calonne et Brienne des fautes de Necker, l’est-il de reprocher à Necker, chargé de trouver de l’argent pour la guerre, de s’en être procuré par des moyens faciles, qui avaient l’avantage de ne soulever l’opposition de personne, mais par lesquels, bientôt, nos finances devaient culbuter ?

L’engouement du public pour la cause de l’indépendance américaine aida Necker à placer ses emprunts et Vergennes à réaliser ses projets. L’Amérique, en se soulevant contre l’Angleterre, faisait écho à l’idée de liberté que le dix-huitième siècle avait répandue. Le « bonhomme Franklin », au fond un assez faux bonhomme, qui vint à Paris plaider pour son pays, sut flatter la sensibilité à la mode et fut reçu comme un personnage de Jean-Jacques Rousseau. Cet enthousiasme se traduisait par le départ, sur lequel le gouvernement ferma les yeux, de La Fayette et de ses volontaires. Un peu plus tard, la France envoya, en Amérique, avec de nombreux subsides, des troupes régulières sous Rochambeau. Il n’est pas douteux que, sans notre concours militaire et pécuniaire, les insurgés américains eussent été écrasés.

Cependant l’expérience de la guerre de Sept Ans n’avait pas été perdue. Vergennes savait que pour lutter avec avantage contre l’Angleterre, la France devait avoir les mains libres sur le continent. Partisan de l’alliance autrichienne, il refusait d’en être l’instrument et de la détourner de son objet véritable qui était de maintenir en Allemagne, contre la Prusse, l’équilibre créé par le traité de Westphalie. L’empereur Joseph II, esprit brillant et inquiet, que les lauriers de Frédéric empêchaient de dormir, crut que les hostilités entre la France et l’Angleterre s’accompagneraient d’une nouvelle guerre continentale favorable à ses ambitions. Vergennes se hâta de le détromper : l’Autriche ne devait pas devenir, à nos frais, comme la Prusse, une cause de désordres en Allemagne. Joseph II, à la mort de l’électeur de Bavière, ayant voulu s’emparer de ses États, la France intervint au nom de son droit de garantie sur l’Empire germanique et, par la convention de Teschen (1779), imposa sa médiation à l’Autriche et à la Prusse, prêtes à en venir aux mains. Sans rompre l’alliance autrichienne, sans se rejeter du côté de la Prusse, dans le véritable esprit de notre politique d’Allemagne, fondée sur la tradition bien comprise de Richelieu, Louis XVI et Vergennes ne s’étaient pas laissé détourner de la guerre maritime par une guerre terrestre, la preuve était faite que l’Angleterre ne pouvait être atteinte que sur les mers. La paix conservée en Europe eut un autre avantage : non seulement l’Angleterre n’eut pas d’alliés, mais les peuples, menacés par son avidité et las de sa tyrannie navale, se rangèrent de notre côté, comme l’Espagne et la Hollande, tandis que les autres, sur l’initiative de la Russie, formaient une ligue des neutres, ligue armée, décidée à imposer aux Anglais la liberté de leur navigation.

Ces circonstances, dues à une sage politique, ont permis à la monarchie expirante de prendre sa revanche du traité de Paris. La guerre de l’Indépendance américaine n’a été par le fait qu’un épisode de la rivalité anglo-française. L’Angleterre renonça à vaincre les insurgés (qui traitèrent d’ailleurs sans nous attendre) le jour où elle eut renoncé à nous vaincre sur mer. Notre flotte n’avait pas été reconstruite et fortifiée en vain. L’argent qu’elle avait coûté n’avait pas été inutile. Si un projet de débarquement en Angleterre avorta, comme avortera celui de Napoléon, partout, de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien, nos escadres avaient tenu les Anglais en échec, et le bailli de Suffren s’illustra comme un de nos plus grands marins. L’Angleterre n’était plus la maîtresse incontestée des mers. Elle avait convoité les colonies espagnoles et hollandaises pour compenser la perte de l’Amérique : elle dut s’en passer, et, si elle garda Gibraltar, rendit Minorque à l’Espagne. Nous-mêmes, par le traité de Versailles (1783), nous affranchissions Dunkerque des servitudes laissées par le traité d’Utrecht, nous retrouvions le Sénégal, sans lequel notre empire africain d’aujourd’hui n’existerait pas. Notre prestige restauré en Extrême-Orient nous permettait de pénétrer en Annam et d’amorcer notre établissement dans l’Indochine par laquelle, un jour, nous remplacerions l’Inde. Grand enseignement qui ne doit pas être négligé : nous avions perdu nos colonies sur la mer ; c’était aussi sur la mer que nous commencions à réparer cette perte.

Le défaut du traité de Versailles, c’était d’être une sorte de paix sans vainqueurs ni vaincus. Elle prouvait que nous étions capables de tenir tête à l’Angleterre. Elle ne résolvait rien. Le compromis de 1783 était un résultat, mais fragile. L’équilibre pouvait toujours être rompu par l’effort maritime de l’un ou de l’autre pays et c’est ce que l’Angleterre craignait de notre part et préparait de son côté. Vergennes, prudent et modéré, voulut consolider la situation acquise. La rivalité de la France et de l’Angleterre lui apparaissait comme un malheur et il disait que les incompatibilités entre les nations n’étaient qu’un préjugé. En 1786, par un traité de commerce qui sera un des griefs des états généraux contre la monarchie (on lui reprochait d’avoir inondé la France de marchandises anglaises), le gouvernement de Louis XVI voulut réconcilier les deux pays, les unir, les associer par les échanges, par leur participation à une prospérité, qui, des deux côtés de la Manche, grandissait tous les jours. Dans toutes les affaires qui se présentèrent jusqu’à la Révolution (en Hollande, par exemple, où nos amis les républicains furent renversés par les orangistes, à l’instigation de la Prusse et de l’Angleterre), la France évita ce qui pouvait conduire à un conflit. Elle laissa faire. Elle fut volontairement « conciliante et pacifique ». Pourtant l’Angleterre observait nos progrès avec jalousie. Elle ne consentait pas à partager la mer avec nous, et plus son industrie et sa population se développaient, plus elle dépendait de son commerce, plus elle redoutait notre concurrence. Au fond du peuple anglais l’idée montait que la paix blanche de 1783 avait démontré la nécessité d’arrêter la renaissance maritime de la France. La rivalité, longue déjà de près d’un siècle, à laquelle Vergennes avait espéré mettre un terme, devait éclater bientôt avec une nouvelle violence, et les Anglais, cette fois, seraient résolus à mener la lutte jusqu’au bout. On comprend ainsi que la Révolution française ait été pour l’Angleterre ce que la révolution d’Amérique avait été pour la France : un élément de leur politique, une occasion et un moyen.

Le gouvernement de Louis XVI avait de nombreuses raisons de tenir à la paix. D’abord, trop heureux d’avoir effacé les suites funestes de la guerre de Sept Ans, il voulait s’en tenir là, ne pas compromettre les résultats acquis et il avait l’illusion que la France lui en saurait gré. En outre, l’état de l’Europe n’était pas bon. La question d’Orient, apparue avec les progrès de la Russie, mettait en danger deux clients de la France, l’État polonais, notre allié politique, et l’Empire ottoman où nos intérêts matériels et moraux accumulés depuis deux cent cinquante ans étaient considérables. Protéger à la fois l’intégrité de la Turquie et l’indépendance de la Pologne, déjà atteinte par un premier partage ; se servir de l’alliance autrichienne pour empêcher l’empereur de succomber aux tentations de Catherine de Russie qui offrait à Vienne et à Berlin leur part des dépouilles turques et polonaises ; mettre en somme, l’Europe à l’abri d’un bouleversement dont l’effet eût été - et devait être - de faire tomber la France du rang qu’elle occupait, de la situation éminente et sûre qu’elle avait acquise sous Richelieu et Louis XIV : tels furent les derniers soucis de la monarchie française. On conçoit le soulagement avec lequel les autres monarchies en apprirent la chute, puisqu’elle était le gendarme qui maintenait l’ordre en Europe et empêchait les grandes déprédations.

Une autre raison vouait le gouvernement à la prudence la question d’argent, considérablement aggravée par les frais de la guerre d’Amérique et qui devenait une des grandes préoccupations du public autant qu’elle était celle du pouvoir. L’ensemble et l’enchaînement de tous ces faits rendent compte de la manière dont s’est produite la Révolution.

Par les exemples que nous avons sous les yeux et par l’expérience de la guerre et des années qui l’ont suivie, où mille choses du passé ont été revécues, nous comprenons aujourd’hui qu’une mauvaise situation financière puisse accompagner la prospérité économique. Tous les témoignages sont d’accord : la prospérité était grande sous le règne de Louis XVI. Jamais le commerce n’avait été plus florissant, la bourgeoisie plus riche. Il y avait beaucoup d’argent dans le pays. Tout considérable qu’il était, le déficit pouvait être comblé avec un meilleur rendement des impôts. Malheureusement, les ministres réformateurs se heurtaient aux vieilles résistances, qui n’étaient pas seulement celles des privilégiés, mais celles de tous les contribuables dont le protecteur attitré était le Parlement. La prodigieuse popularité de Necker tint à ce qu’il eut recours non à l’impôt, mais à l’emprunt. Habile à dorer la pilule, à présenter le budget, comme dans son fameux Compte rendu, sous le jour le plus favorable, mais aussi le plus faux, il n’eut pas de peine, en fardant la vérité, à attirer des capitaux considérables. De là deux conséquences : les porteurs de rente devinrent extrêmement nombreux et une banqueroute frapperait et mécontenterait désormais un très grand nombre de personnes ; d’autre part, Necker, ayant donné l’illusion qu’on pouvait se passer d’impôts nouveaux, eut la faveur de tous les contribuables, notamment du clergé, à la bourse duquel on avait coutume de s’adresser en cas de besoin, mais il rendit par là les Français de toutes les catégories encore plus rebelles à la taxation.

Necker était tombé en 1781, deux ans avant la fin de la guerre, sur une question de politique intérieure. Emprunter ne suffisait pas. Il fallait trouver des ressources par une réforme financière. Aucune n’était possible si les Parlements s’y opposaient. C’est pourquoi Necker avait entrepris de créer dans toutes les provinces, quels qu’en fussent le régime et les droits, des assemblées provinciales à qui seraient en partie transférés les pouvoirs des Parlements et des intendants. Dès qu’on sut que Necker voulait « attacher les Parlements aux fonctions honorables et tranquilles de la magistrature et soustraire à leurs regards les grands objets de l’administration », il eut les parlementaires contre lui. En somme, Necker en revenait par un détour à Maupeou. Quelque répugnance qu’eût Louis XVI à se séparer de Necker après s’être séparé de Turgot, il n’eut pas de peine à écouter Maurepas, qui lui montra le danger de ce nouveau conflit, sans compter l’inconséquence qu’il y aurait eu à humilier ou à briser de nouveau les Parlements après les avoir restaurés.

Il était bien difficile de sortir de ces difficultés et de ces contradictions, et Louis XVI commençait à être prisonnier de ses principes et à tourner dans un cercle vicieux. Cependant, sous ses artifices, Necker avait caché d’énormes trous. Son successeur, Joly de Fleury, révéla la vérité : c’est à lui qu’on imputa le déficit. Il tomba à son tour avec le conseil des finances qu’il avait institué pour rétablir l’ordre dans les comptes. Après lui, le roi crut qu’un administrateur de carrière, un honnête homme remplirait la tâche : Lefèvre d’Ormesson prit des mesures nettes et franches qui n’eurent d’autre effet que de porter un coup au crédit et de causer une panique. Deux ministres avaient été usés en deux ans. Un homme habile se présenta : c’était Calonne.

Il est resté célèbre parce qu’on l’a regardé comme le fossoyeur de l’ancien régime. À son nom est resté attaché le mot célèbre de Beaumarchais, dont le Figaro faisait fureur . « Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. » De nos jours, on a presque réhabilité Calonne. En tout cas, on a compris ses intentions. C’était un homme adroit, séduisant, qui comptait sur les ressources de son esprit pour dénouer les situations les plus difficiles. Devant le vide du Trésor, il affecta un optimisme qu’il n’avait pas. Connaissant la nature humaine, il pensa que, pour ne pas se heurter aux mêmes oppositions que ses prédécesseurs, il fallait avoir 1’économie aimable « et non hargneuse : des générosités bien placées, agréables à des personnes influentes, supprimeraient les criailleries et permettraient de sérieuses réformes. En même temps, au prix de quelques millions, il donnerait l’impression de la richesse, il restaurerait le crédit, un délai serait obtenu et les ressources de la France étaient assez grandes pour que l’État fût hors d’embarras au bout de quelques années. Voilà le secret de ce qu’on a appelé les prodigalités de Calonne : elles partaient d’une méthode assez voisine de celle de Necker. Il est établi d’ailleurs que la grande « mangerie » de la cour a été exagérée, parce qu’elle était visible, mais que, tout compte fait, les « profusions » de Calonne, les dépenses qu’il permit à la reine et aux frères du roi n’excèdent pas ce que Turgot lui-même avait consenti. « Ç’est dépasser toutes les bornes, écrit le plus récent et le plus impartial scrutateur de notre histoire financière, que de voir dans ses complaisances pour les gens de cour la cause capitale de la ruine des finances. » En somme, pour durer, gagner du temps, seul remède à son avis, Calonne jetait de la poudre aux yeux et quelque pâture aux mécontents.

Mais, comme les autres, il éprouva l’hostilité des Parlements dont le rôle, devant la restauration financière, fut entièrement négatif. Ardents à prêcher la nécessité des économies, ils continuaient par principe de refuser impôts, emprunts et réformes. Là était l’obstacle à tout. On peut donc soutenir de nouveau et avec plus de force ce que nous indiquions tout à l’heure : en relevant les Parlements, Louis XVI a empêché un rajeunissement de l’État, qui ne pouvait avoir lieu sans désordre que par le pouvoir lui-même agissant d’autorité. C’est ainsi que, par sa fidélité aux idées de son aïeul le duc de Bourgogne, Louis XVI a provoqué la Révolution.

En effet, si, sous Louis XV, Choiseul avait flatté les Parlements, si Maupeou les avait brisés, c’était pour ne pas avoir à recourir, dans un conflit insoluble entre la couronne et ces corps indépendants, à l’arbitrage des états généraux. La couronne devait s’en tenir au coup d’État de 1771, ou bien s’appuyer sur la représentation nationale. Louis XVI, hostile au coup d’État, était conduit à adopter le second terme d’une alternative à laquelle il était, depuis vingt-cinq ans, impossible d’échapper. Calonne interpréta correctement la pensée du roi, lorsque, après deux ans de conflits avec les Parlements, il lui suggéra de convoquer une assemblée des notables, un des rouages de la monarchie constitutionnelle et aristocratique qu’avait déjà conçue Fénelon.

Dès ce moment-là (février 1787) la Révolution est en marche. Qu’apporte Calonne aux notables ? Un mélange des idées de Necker et de Turgot, celles qu’on agitait vaguement un peu partout, le programme que la Constituante, en grande partie, reprendra. Rien ne serait plus faux que de regarder Calonne comme un réactionnaire. C’est un réformateur qui parle à ces représentants des trois ordres, choisis parmi des personnalités considérables ou populaires. La Fayette en était, ainsi que de grands seigneurs renommés pour leur « philanthropie » et leur attachement aux idées nouvelles. Dans les secrétariats, Mirabeau et Talleyrand débutent. Calonne croyait prendre appui sur cette assemblée pour obtenir les réformes que repoussait le Parlement. Il se figurait, avec l’optimisme de son temps accru par son optimisme naturel, qu’en invoquant le bien public il obtiendrait ce qu’il cherchait : un nouveau système d’impôts, votés par des assemblées provinciales, avec suppression des « exemptions injustes ». C’est-à-dire que Calonne s’adressait au bon cœur des privilégiés et aux aspirations égalitaires du tiers état. Avec une véritable naïveté, pour mieux agir sur les esprits, il mit à nu la détresse du Trésor. Les notables, au lieu d’ouvrir leur bourse, en profitèrent pour le charger de tous les péchés. Les accusations d’impéritie et de profusion qui pèsent sur sa mémoire datent de là. Il devint le bouc émissaire de l’ensemble des causes qui avaient ruiné nos finances. Le scandale fut tel que le roi dut lui signifier son congé. La première assemblée, cette assemblée triée sur le volet, avait pour ses débuts renversé un ministre haï des Parlements.

Elle ne fit pas autre chose. Loménie de Brienne, un prélat ami de Choiseul et des philosophes et qu’on disait même athée, succéda à Calonne et reprit ses projets. Il n’obtint rien de plus des notables, pressés surtout de ne pas payer. Pour renvoyer à plus tard le quart d’heure de Rabelais, ils se rejetèrent sur l’idée qu’une grande réforme des impôts devait être approuvée par les états généraux ou même, comme disait La Fayette, par « mieux que cela », par une assemblée nationale. On y allait désormais tout droit.

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