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29 avril 1841 : mort du poète Aloysius Bertrand

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29 avril 1841 : mort du poète
Aloysius Bertrand
(D’après « Mercure de France » du 1er mars 1925,
« Portraits littéraires » (par Charles-Augustin Sainte-Beuve) Tome 2 paru en 1862
et « Le Gaulois » du 28 août 1920)
Publié / Mis à jour le samedi 29 avril 2023, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 12 mn
 
 
 
Considéré comme l’inventeur du poème en prose, épris à l’égal de Nodier de fantastique, d’étrangeté et d’exotisme, possédé du besoin de romancer l’histoire, Louis Bertrand dit Aloysius Bertrand doit sa notoriété posthume à son Gaspard de la Nuit, recueil de ballades travaillées mot à mot, phrase à phrase, strophe à strophe par un artiste en possession d’un étonnant vocabulaire et d’une surprenante virtuosité verbale, qui mit au service de ses dons imaginatifs une langue drue, savoureuse, mêlant à la richesse un goût de la mesure et de la sobriété bien rare chez les romantiques

Louis Bertrand naquit le 20 avril 1807 dans la petite sous-préfecture de Ceva, à une centaine de kilomètres de Turin, en Italie. Son père, Lorrain d’origine, après de longues campagnes et plusieurs blessures, y tenait garnison comme lieutenant de gendarmerie et s’était uni à une jeune Piémontaise. Capitaine en 1812, il fut, deux ans plus tard, nommé commandant de la compagnie des Landes ; puis, ce fut la retraite et la famille entière, en décembre 1815, se transporta à Dijon.

« J’aime Dijon comme l’enfant sa nourrice », écrira Louis Bertrand. C’est là qu’il fit ses études, au collège royal que dirigeait alors le bibliographe Gabriel Peignot. C’était déjà un garçon sérieux et grave, de tempérament délicat, un peu sauvage mais rien ne faisait prévoir l’écrivain qu’il allait devenir : un prix de discours français, quelques vers crayonnés sur les bancs du collège.

Buste d'Aloysius Bertrand (Jardin de l'Arquebuse, à Dijon)
Buste d’Aloysius Bertrand (Jardin de l’Arquebuse, à Dijon)

Un biographe attentif, Henri Chabeuf, a suivi de très près ces années de jeunesse ; il cherche à découvrir les germes d’une vocation, fait appel au témoignage de ceux qui le connurent alors. Il faut se défier de ces souvenirs, à de longues années d’intervalle. Il est trop facile de prédire ce que devait être une existence, quand on connaît ce qu’elle a été. En somme, une seule chose est certaine : le goût qui, en 1825 et 1826, le portait vers les lettres, mais vers les lettres traditionnelles, et sans esprit se révolte.

La jeune génération dijonnaise ne percevait encore que lointain l’écho des premières querelles romantiques. Elle tenait à l’ordre, à la discipline, à des libertés modérées. Le fondateur du Provincial — le premier numéro date du 1er mai 1828), Théophile Foisset, gagnait des adeptes à son catholicisme libéral ; quant au jeune Lacordaire, il inspirait des inquiétudes par l’audace, un peu révolutionnaire, de sa pensée.

Dès sa sortie du collège, Louis Bertrand fit partie de cette Société d’études qui s’était constituée sur le modèle de la société parisienne des Bonnes études, professant le respect « de la religion, de la monarchie et des libertés publiques » et qui tint ses assises jusqu’en 1832. On discutait sagement de philosophie, de lettres, d’histoire et de législation ; on écoutait des lectures ; on disait des vers. La jeunesse prenait le goût des choses de l’esprit et de la mesure. « Une telle société, disait Foisset, ne peut être qu’une démocratie » (Louis Bertrand et le romantisme à Dijon, 1889). Mais c’était la démocratie la plus prudente et la plus respectueuse et quand Le Provincial devint, en 1828, son organe officiel, il se garda bien d’afficher, en littérature comme en politique, un programme de combat : à la condition que fussent assurés les intérêts de la religion, le libéralisme grisâtre du Globe lui suffisait.

Tout d’abord cependant, il avait paru vouloir mener campagne en faveur d’un certain régionalisme. Le Provincial, Recueil périodique dédié à 85 départements, lisait-on en tête de la première livraison mais, dès la seconde, le sous-titre disparut. En tout cas, cette ferveur régionaliste n’alla pas jusqu’à lui faire négliger quelques patronages glorieux. De leur côté, les écrivains parisiens tournaient vers la province des yeux recruteurs ; sollicités, ils s’empressèrent de répondre. Charles Nodier écrivit longuement, sans se compromettre. Charles Brifaut aiguisa les grâces pointues de son esprit. Victor Hugo, toujours en quête d’admirateurs nouveaux et préoccupé de faire rayonner sa gloire, se montra solennel et chaleureux. Chateaubriand prodigua, de très haut, de nobles conseils. Un jeune inconnu qui se nommait Alfred de Musset et que Charles Brugnot — directeur de publication du Provincial — présenta lui-même envoya des vers.

Louis Bertrand avait accepté le titre de gérant, mais il abandonna bientôt ses fonctions. Seules les lettres l’intéressaient encore. À vrai dire, les vers qu’il publia au Provincial ne dépassaient pas une moyenne banale. Plus originaux, les brefs morceaux de prose par lesquels il préludait à son futur Gaspard de la Nuit. Ce recueil, qui devait être l’œuvre de toute sa vie, déjà il l’annonçait, il lui avait donné un titre : « Ces trois pièces, écrit-il le 12 septembre 1828, font partie d’un recueil de compositions du même genre que l’auteur se propose de publier très prochainement sous le titre de Bambochades romantiques. »

Ces trois pièces, ce sont : Le clair de lune ; Les lavandières ; La gourde et le flageolet. Toutes trois se retrouveront, après des retouches nombreuses, dans le livre définitif. Charles Assetineau les publia sous leur première forme et il n’est pas sans intérêt de conférer ces divers états — Le clair de lune garde son titre dans le Gaspard de la Nuit ; Les lavandières prennent celui de Jean des Tilles et La gourde et le flageolet devient l’Air magique de Jehan de Vitteaux. On saisit sur le vif le travail de l’artiste, sa patiente méthode. Louis Bertrand ne se fatiguera jamais de remettre sur le métier des morceaux que tout autre jugerait achevés.

Postérieure de quelques années, mais de la jeunesse encore, une pièce du même genre que les biographes ont ignorée (publiée dans Le Spectateur du 5 octobre 1830), Les petits Savoyards :

« Dijon, 4 avril.

« Voici le printemps : les pelouses du Parc et de l’Arquebuse s’épaississent, et les prés de Chevremorte sont semés de marguerites. Qui n’a savouré déjà, du haut du rempart de Tivoli, le délicieux parfum des pêchers ! Qui n’a déjà visité la fontaine de Larrey et des Suisses, dont les peupliers verts s’élancent dans l’azur avec la flèche gothique de Saint-Benigne ! Solitaires promenades, aimées du poète qui y oublie les heures, un livre à la main ! Oh ! malheureux le malade qui ne voit le ciel que du fond d’un fauteuil ! Malheureux le prisonnier qui ne respire l’air que dans l’étroit préau ! Oui, c’est le printemps. L’hirondelle est de retour, et les petits ramoneurs sont partis : on en rencontrait hier, par la ville, des troupes de douze à quinze, en habits de fête, le visage rayonnant, armés de leurs bâtons ferrés, et chargés de leurs légers sacs de toile. Ils ne nous quittent point pour toujours, et vers le déclin de l’année, quand l’hirondelle aura cessé de gazouiller autour de nos fenêtres, nous entendrons leurs jeunes voix frapper l’écho sonore de notre quartier.

« 12 octobre.

« Les petits savoyards sont de retour, et déjà leur jeune voix a frappé l’écho sonore de notre quartier. Les hirondelles suivaient le printemps ; ils précèdent l’hiver. La pluie intermittente qui bat nos vitres, la cloche de Sainte-Anne qui tinte plus mélancolique, la mendiante qui remue les cendres de sa chaufferette, les jeunes gens hâtifs qui s’enveloppent de leurs manteaux, la jeune fille furtive qui croise sa pelisse, la lourde balonge qui cahote au coup de fouet du conducteur, les marronniers de nos promenades qui gémissent, chauves et caducs ; la brise qui balaie à fleur de terre les feuilles mortes cet horizon gris, incolore, glacé et sans perspective, que le regard attristé interroge en vain des remparts, tout nous invite à nous recueillir dans nos affections domestiques et à resserrer le cercle de nos amusements. Voici venir pourtant les causeries du coin du feu, les soirées théâtrales, la Saint-Martin et ses brandons, Noël et ses bougies allumées, le jour de l’an et ses joujoux, les Rois et la fête du gâteau, le Carnaval et sa marotte, et Pasques enfin. Alors,un peu de cendres aura effacé l’ennui de nos fronts, et les petits Savoyards salueront du haut de la colline le hameau natal. »

Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand. Couverture de la première édition (1842)

Refondue, allégée surtout, cette esquisse deviendra le petit poème Octobre de Gaspard de la Nuit :

« Les petits Savoyards sont de retour et déjà leur cri interroge l’écho sonore du quartier ; comme les hirondelles suivent le printemps, ils précèdent l’hiver.

« Octobre, le courrier de l’hiver heurte à la porte de nos demeures. Une pluie intermittente inonde la vitre offusquée et le vent jonche des feuilles mortes du platane le perron solitaire.

« Voici venir ces veillées de famille si délicieuses quand tout, au dehors, est neige, verglas et brouillards et que les jacinthes fleurissent sur la cheminée, à la tiède atmosphère du salon.

« Voici venir saint Martin et ses brandons, Noël et ses bougies, le jour de l’an et ses joujoux, les Rois et leur fève, le Carnaval et sa marotte.

« Et Pâques enfin, Pâques aux hymnes matinales et joyeuses, Pâques dont les jeunes filles reçoivent la blanche hostie et les œufs rouges !

« Alors, un peu de cendre aura effacé de nos fronts l’ennui de six mois d’hiver et les petits Savoyards salueront du haut de la colline le hameau natal. »

« J’ai essayé de créer un nouveau genre de prose », écrira Louis Bertrand dans une de ses dernières lettres à David d’Angers, le 10 septembre 1837. Dès 1828, ce souci de perfection formelle était déjà le sien et la date est à retenir. En même temps que le poète Émile Deschamps — qui en 1824 avait fondé, avec Victor Hugo, La Muse française, à laquelle collaborèrent notamment Vigny et Nodier —, et avant Sainte-Beuve, sans manifeste ambitieux, il prenait place parmi les premiers tenants de l’École de la forme, comme on disait alors, ou de l’art pour l’art comme on allait dire bientôt. Il est fâcheux que Théophile Gautier, dans son accueillante histoire du romantisme, ait oublié son nom. Peut-être lui devait-il un témoignage de gratitude.

En septembre, le journal dijonnais avait cessé de paraître. Après quelques mois, Louis Bertrand partit pour Paris ; il devait y passer l’hiver. C’étaient les beaux jours du Cénacle ; la jeune école avait pris conscience d’elle-même ; guérie de ses premières timidités et dégagée de quelques scrupules, elle s’imposait, ayant trouvé son maître. De province, de jeunes recrues arrivaient, riches d’enthousiasme et d’illusions vers les autels du Dieu. Après ses articles du Provincial, Louis Bertrand n’était plus tout à fait un inconnu. Louis Boulanger, Italien d’origine comme lui, désireux peut-être d’acquitter une dette personnelle — Le Provincial avait fait l’éloge de sa lithographie, la Ronde du Sabbat —, lui servit d’introducteur.

Sainte-Beuve et Victor Pavie nous content sa première — son unique visite au fameux salon Nodier. Tous deux ont gardé le souvenir vivant de cette silhouette : un grand jeune homme, gauche d’allures, embarrassé de lui-même, assez mal vêtu ; une physionomie sauvage et narquoise en même temps, au visage brun et sec, aux yeux ardents. Ce soir-là, on lisait des vers. Son tour venu, le jeune provincial s’exécuta. Mais ici, les deux témoins ne sont plus tout à fait d’accord : Sainte-Beuve nous parle de « quelques ballades en prose », Victor Pavie d’un morceau « ciselé comme une coupe, colorié comme un vitrail, dont les rimes tintaient comme les notes du carillon de Bruges. »

Sainte-Beuve rapporte « la petite drôlerie gothique (…) qui était comme un avant-goût en miniature du vieux Paris considéré magnifiquement du haut des tours de Notre-Dame », et intitulée Le maçon :

« Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l’église aux trente arcs-boutants et la ville aux trente église.

« Il voit les tarasques de pierre vomir l’eau des ardoises dans l’abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d’un point gris l’aile échancrée et immobile du tiercelet.

Un couple à sa fenêtre. Dessin d'Aloysius Bertrand destiné à illustrer son recueil Gaspard de la Nuit et reproduit dans l'édition de 1920 (éditeur Ch. Bosse). La scène pourrait se rapporter à la pièce La Sérénade : Approchez, mon mignon, que je vous glisse ma clef au nœud d'un ruban
Un couple à sa fenêtre. Dessin d’Aloysius Bertrand destiné à illustrer son recueil
Gaspard de la Nuit et reproduit dans l’édition de 1920 (éditeur Ch. Bosse).
La scène pourrait se rapporter à la pièce La Sérénade : « Approchez,
mon mignon, que je vous glisse ma clef au nœud d’un ruban »

« Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l’ombre tourne autour des piliers.

« Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu’un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversée d’une ganse, et sa queue nouée en ruban.

« Ce qu’il voit encore, ce son des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d’émeraude, criblent de coups d’arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d’un mai.

« Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s’endormit couchée les bras en croix, il aperçut de l’échelle, à l’horizon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l’azur. »

Bien entendu, on le vit encore chez Hugo, parmi les fidèles de la rue Notre-Dame-des-Champs, et chez l’aimable poète des Études françaises et étrangères ; mais son passage laissa peu de traces. Sans doute n’avait-il pas l’enthousiasme exubérant de cette jeunesse ; il n’était pas homme de cénacle ; il y avait, chez lui, comme un besoin de solitude et d’indépendance.

« Rêveur, capricieux, dit Sainte-Beuve, fugitif ou plutôt fugace... il disparaissait, il s’évanouissait pour nous, pour tous, pour ses amis de Dijon auxquels il ne pouvait se décider à écrire. » Charles Brugnot, un de ses plus intimes collaborateurs, se plaignait aussi de son silence : « Vous avez beau faire, mon cher Bertrand, je ne puis m’accoutumer à vous laisser là-bas dans votre imprenable solitude.Quelque obstiné que soit votre silence, je l’attribue plutôt à votre souffrance morale qu’à l’oubli de ceux qui vous aiment ».

Ce n’était, en effet, ni indifférence, ni caprice. Quelques lettres nous permettent de connaître ses premières impressions parisiennes : l’optimisme en est absent. Rien, ici, qui ressemble à l’exaltation mystique, à la ferveur débordante des autres néophytes provinciaux, de Victor Pavie par exemple. Arrivant à Paris, le jeune Angevin croit aborder à la terre promise et, venu pour adorer, il adore aussitôt. Voici son entrée dans te temple :

« Une domestique portait une petite enfant sur les bras. Je m’adressai à elle ; elle m’introduisit dans le salon de son maître. J’entendis mon nom répété dans une chambre voisine et la réponse fut l’apparition du poète. Je me précipitai dans ses bras. Ici, une lacune d’environ cinq minutes pendant lesquelles je parlai sans me comprendre, sanglotant d’enthousiasme et riant de grosses larmes » (lettre du 2 mai 1829).

Louis Bertrand a d’autres soucis : soucis de santé, soucis d’argent. Dans ces pages, que reçurent sa mère et sa sœur, surchargées de sa petite écriture nerveuse, il est peu question de poésie. Elles ne nous apprennent pas grand-chose du Cénacle ; en revanche, sa nature vraie se révèle à nous, délicate, mais toujours inquiète.

C’est sans doute à cette époque qu’il écrivit Ma chaumière, une page de nature et de sentiment qui précise le portrait de Louis Bertrand :

« Ma chaumière aurait, l’été, la feuillée des bois pour parasol, et l’automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelque giroflée qui fleure l’amande.

« Mais l’hiver, quel plaisir, quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d’apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s’amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et dans la brume !

« Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d’une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu’ils semblent, les uns jouter, les autres prier encore !

« Et quel plaisir, la nuit, à l’heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d’entendre mon coq s’égosiller dans le gelinier et le coq d’une ferme lui répondre faiblement, sentinelle lointaine juchée aux avant-postes du village endormi !

« Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, — ô Muse inabritée contre les orages de la vie —, le seigneur suzerain de tant de fiefs qu’il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une pauvre chaumine ! »

Un pierrot assis, jambe repliée, joue de la guitare. Dessin d'Aloysius Bertrand destiné à illustrer son recueil Gaspard de la Nuit et reproduit dans l'édition de 1920 (éditeur Ch. Bosse)
Un pierrot assis, jambe repliée, joue de la guitare. Dessin
d’Aloysius Bertrand destiné à illustrer son recueil
Gaspard de la Nuit et reproduit dans l’édition
de 1920 (éditeur Ch. Bosse)

Nous ignorons les raisons précises qui, le 4 avril 1830, ramenèrent Louis Bertrand au pays natal. Il revint avec le prestige d’une année passée en pleine bataille littéraire. Il avait connu la fièvre du grand jour d’Hernani ; il avait assisté à la première tumultueuse de Christine ; il rapportait un exemplaire des Consolations avec une dédicace autographe : il pouvait conter ses campagnes.

Le fidèle Brugnot eut peine à le reconnaître et souffrit de ne pas retrouver l’ami qu’il avait quitté. « Mes anciens collaborateurs ont brisé violemment tous rapports avec moi », écrira t-il dans Le Spectateur, le nouveau journal qu’il vient de fonder. Il est vrai que la politique est pour quelque chose dans cette amertume. Les passions étaient assez excitées à Dijon, et les événements de Juillet y avaient soulevé une émotion considérable.

Que faisait Louis Bertrand ? À quoi rêvait-il ? Aux mêmes songes, sans doute, aux éternels fantômes que, par contraste avec la réalité, il s’attachait à ressaisir de plus près et à embellir. Il avait repris ses bluettes fantastiques ; il les caressait, les remaniait en mille sens, et en voulait composer le plus mignon des chefs-d’œuvre.

La vie matérielle revenait chaque jour avec ses exigences, et, si sobres, si modiques que fussent les besoins de Bertrand, il avait à y pourvoir. Revenu à Paris en janvier 1833, il devint bientôt secrétaire du baron Roederer à la manufacture de Saint-Gobain, qui connaissait de longue main sa famille, et qui eut pour lui des bontés. Il sembla que son existence allait se régler ; mais Bertrand, à ce métier du rêve, n’avait guère appris à se trouver capable d’un assujettissement régulier. Et puis, lui rendre service n’était pas chose si facile. Content de peu et avide de l’infini, il avait une reconnaissance extrême pour ce qu’on lui faisait ou ce qu’on lui voulait de bien ; on aurait dit qu’il avait hâte d’en emporter le souvenir ou d’en respecter l’espérance, et au moindre prétexte commode, au moindre coin propice, saluant sans bruit et la joie dans le cœur, il fuyait.

Cependant il avait trouvé, et par la seule piperie de son talent, un éditeur. Eugène Renduel avait lu le manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût, et il ne s’agissait plus que de l’imprimer. Mais l’éditeur, comme l’auteur, y désirait un certain luxe, des vignettes, et on attendit : le manuscrit payé, modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Louis Bertrand, une fois l’affaire conclue et le denier touché, s’en était allé selon sa méthode, se voyant déjà sur vélin et caressant la lueur. Un jour pourtant il revint, et ne trouvant pas l’éditeur au gîte, lui laissa pour memento gracieux la jolie pièce qui suit, du 5 octobre 1840 :

Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,
Dès l’aube, à mi-coteau rit une foule étrange.
C’est qu’alors dans la vigne, et non plus dans la grange,
Maîtres et serviteurs, joyeux, s’assemblent tous.

À votre huis, clos encor, je heurte. Dormez-vous ?
Le matin vous éveille, éveillant sa voix d’ange.
Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange ;
Nous avons une vigne : — eh bien ! Vendangeons-nous ?

Mon livre est cette vigne, où, présent de l’automne,
La grappe d’or attend, pour couler dans la tonne,
Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.

J’invite mes voisins, convoqués sans trompettes,
À s’armer promptement de paniers, de serpettes.
Qu’ils tournent le feuillet : sous le pampre est le fruit.

Cependant, à, trop attendre, sa vie frêle s’était usée, et cette poétique gaieté d’automne et de vendanges ne devait pas tenir. Une première fois, se trouvant pris de la poitrine, il était entré à Notre-Dame de la Pitié sans en prévenir personne de ses amis ; la délicatesse de son cœur le portait à épargner de la sorte à sa modeste famille des soins difficiles et un spectacle attristant. Durant les huit mois qu’il y resta, il put voir souvent passer David le statuaire, qui allait visiter un jeune élève malade.

David avait de bonne heure, dès 1828, conçu pour le talent de Louis Bertrand la plus haute, la plus particulière estime, et il était destiné à lui témoigner l’intérêt suprême. Bertrand lui a, depuis, avoué l’avoir reconnu de son lit ; mais il s’était couvert la tête de son drap, en rougissant. Après une espèce de fausse convalescence, il retomba de nouveau très malade, et dut entrer à l’hospice Necker vers la mi-mars 1841.

Mais, cette fois, sa fierté vaincue céda aux sentiments affectueux, et il appela auprès de son lit de mort l’artiste éminent et bon, qui, durant les six semaines finales, lui prodigua d’assidus témoignages, recueillit ses paroles fiévreuses et transmit ses volontés dernières. Fièrement, Louis Bertrand cachait ses misères, mais avec David seulement, il se sentait en confiance et s’abandonnait. Les lettres où il le tient au courant de sa maladie ont été publiées : elles sont profondément douloureuses, émouvantes surtout quand elles s’efforcent à une gaieté qui ne trompe pas.

Sa présence constante adoucit l’angoisse de Bertrand. Le 28 avril, il était à son chevet ; quand il revint le 29, la mort avait fait son œuvre. Une dernière fois, à l’ensevelissoir de l’hôpital, il crayonna ce dessin conservé au musée d’Angers, cette figure hâve et décharnée qu’enveloppent les plis du linceul. Presque seul encore, le lendemain, il accompagna son ami jusqu’au cimetière. La pluie tombait à flots, des éclairs tailladaient le ciel noir. C’est dans le fracas d’un orage romantique que Gaspard de la Nuit devait gagner le champ du repos.

Le jour même, rapporte Adolphe Jullien dans Le Romantisme et l’éditeur Ruendel, le sculpteur David écrivait à Ruendel, lequel s’était retiré des affaires : « Sainte-Beuve et moi comptons beaucoup sur votre caractère pour nous mettre à même, en rendant ce manuscrit, d’élever un monument à la mémoire du jeune littérateur dont la vie a été si misérable. Sainte-Beuve fera une préface et moi je ferai graver son portrait d’après mon dessin. Au moins son nom aura une petite place dans la mémoire des hommes. »

Louis Bertrand dessiné à l'Hôpital Necker, la veille de sa mort, lorsqu'il me disait : Je vous entends, mais je ne vous vois plus. Dessin de David d'Angers
Louis Bertrand dessiné à l’Hôpital Necker, la veille de sa mort, lorsqu’il me disait :
« Je vous entends, mais je ne vous vois plus ». Dessin de David d’Angers

Ruendel remit en effet le manuscrit à David, lequel le confia à Victor Pavie, l’imprimeur angevin, ancien adepte du Cénacle et qui gardait d’étroits rapports avec ses amis de jadis. Victor Pavie ne se pressa point. Gaspard de la Nuit parut seulement en novembre 1842. Sans doute estima-t-il au demeurant qu’il s’était encore trop dépêché, car, de son aveu, la mise en vente du recueil de Louis Bertrand fut « un des plus beaux désastres de la librairie contemporaine », l’ouvrage se vendant de fait à une vingtaine d’exemplaires.

Quelques années plus tard, Gaspard de la Nuit devenant introuvable, on se mit à le rechercher et les bibliophiles se donnèrent l’innocente joie de se disputer à prix d’or ce qu’ils avaient laissé pourrir sur les quais ou dans les caves des libraires. La critique, étonnée de son audace, témoigna d’une tardive bienveillance, mais les bons esprits n’avaient point attendu d’y être autorisés pour rendre à Bertrand un juste hommage, et Baudelaire le déclare formellement dans la dédicace de ses Poèmes en prose à Arsène Houssaye, la lecture assidue de Gaspard lui donna l’idée d’appliquer à la vie moderne, en les transposant, les procédés d’Aloysius. Et l’on réédita Gaspard.

 
 
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