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Comédiens de campagne au XVIIe siècle. Métier précaire du théâtre et âpre existence

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Métiers anciens / oubliés
Histoire des métiers, origine des corporations, statuts, règlements, us et coutumes. Métiers oubliés, raréfiés ou disparus de nos ancêtres.
Comédiens de campagne au XVIIe siècle :
entre métier précaire et âpre existence
(D’après « Bulletin de la Société d’étude du XVIIe siècle », paru en 1958)
Publié / Mis à jour le dimanche 3 octobre 2021, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 10 mn
 
 
 
Parler des comédiens de campagne au XVIIe siècle, c’est certes évoquer la troupe de Molière, exceptionnelle par sa stabilité, mais c’est s’attarder sur les comédiens de campagne, plus de huit cents sillonnant les routes et dont beaucoup restèrent obscurs, un petit nombre seulement parvenant à la gloire parisienne, mais tous portant avec la même foi, jusqu’aux villes les plus lointaines, le riche message du théâtre contemporain constituant aujourd’hui notre grand théâtre classique

Nous possédons peu de témoignages contemporains sur les troupes de campagne ; à peu près seul, un auteur dramatique lyonnais, Chapuzeau, leur a réservé une place dans sa petite histoire du Théâtre français, parue en 1673 : « Autant que je l’ai pu découvrir, écrit-il, ils peuvent faire douze ou quinze troupes, le nombre n’en étant pas limité... Ils suivent à peu près les mêmes règlements que ceux de Paris...

« C’est dans ces troupes que se fait l’apprentissage de la comédie, c’est d’où l’on tire au besoin des acteurs et des actrices qu’on juge les plus capables pour remplir les théâtres de Paris, et elles y viennent souvent passer le Carême, pendant lequel on ne va guère à la comédie dans les provinces ; tant pour y prendre de bonnes leçons auprès des maîtres de l’art que pour de nouveaux traités et des changements à quoi elles sont sujettes. Il s’en trouve de faibles, et pour le nombre des personnes et pour la capacité, mais il s’en trouve aussi de raisonnables et qui, étant goûtées dans les grandes villes, n’en sortent qu’avec beaucoup de profit ».

Représentation du théâtre de Tabarin sur la place Dauphine à Paris au XVIIe siècle. Tabarin, de son vrai nom Antoine Girard (1584-1626), était un bateleur et un comédien de théâtre de foire ou de rue. Gravure extraite de Paris à travers les siècles par Henri Gourdon de Genouillac, tome 2 paru en 1880
Représentation du théâtre de Tabarin sur la place Dauphine à Paris au XVIIe siècle.
Tabarin, de son vrai nom Antoine Girard (1584-1626), était un bateleur et un
comédien de théâtre de foire ou de rue. Gravure extraite de Paris à travers les siècles
par Henri Gourdon de Genouillac, tome 2 paru en 1880

De longues recherches entreprises en vue de la rédaction d’un Dictionnaire biographique des comédiens du XVIIe siècle paru en 1961 permirent à l’historien, spécialiste de la littérature, du théâtre et de la société française du XVIIe siècle Georges Mongrédien (1901-1980) d’identifier, entre 1590 et 1715, plus de huit cents comédiens professionnels français, non compris les bateleurs, chanteurs et danseurs et de dénombrer plus de cent trente troupes errantes. Pour beaucoup d’entre elles d’ailleurs, les renseignements se limitent à quelques noms d’acteurs et à quelques villes de passage.

Ces troupes nous sont essentiellement connues par les contrats de constitution ; Georges Mongrédien en recensa cinquante-cinq, publiés ou inédits dans les archives notariales. Toutes ces compagnies sont organisées en sociétés, comme aujourd’hui encore la Comédie-Française.

Chaque troupe a un chef mais son autorité est consentie, et non imposée. Les comédiens, en effet, sont très indépendants. Chapuzeau écrit : « Ils n’admettent point de supérieurs ; le nom seul les blesse ; ils veulent tous être égaux et se nomment camarades ». Le chef n’a qu’une part des bénéfices comme les autres, bien qu’il soit généralement propriétaire des décors, mais non des costumes, qui sont propriété personnelle des acteurs. Des débutants ont parfois demie ou quart de part.

Chapuzeau écrit encore : « Quelquefois la demie-part ou la part entière est accordée à la femme en considération du mari [ce fut le cas d’Armande Béjart] et quelquefois au mari en considération de la femme [ce fut le cas de Champmeslé] ; et, autant qu’il est possible, un habile comédien qui se marie prend une femme qui puisse comme lui mériter sa part. Elle en est plus honorée, elle a sa voix dans toutes les délibérations et parle haut, s’il est nécessaire et (ce qui est le principal) le ménage en a plus d’union et de profit ».

Outre les sociétaires, la troupe comprend parfois un gagiste, payé à la représentation, un musicien et un décorateur. Au début du siècle, les comédiens prennent, au pair, de jeunes apprentis qu’ils forment. Ainsi Bellerose et Montdory firent leur apprentissage chez Valleran le Conte. Mais, après 1620, on ne rencontre plus de contrats d’apprentissage. Les enfants de comédiens, qui suivent leurs parents, débutent très jeunes, dans des rôles d’enfants et reçoivent des quarts ou des huitièmes de parts.

Toutes les décisions, notamment le choix des pièces et des villes où l’on jouera, sont prises à la pluralité des voix. L’acte de société précise souvent les emplois des comédiens : rois, paysans, amoureux, etc. Après chaque représentation, on prélève les frais généraux et on partage le reste de la recette en parts.

Chapuzeau précise : « De plus ils s’assemblent tous les mois pour les comptes généraux, qui sont rendus par le trésorier, qui garde le coffre de la communauté, le secrétaire qui tient les registres, et le contrôleur ».

Au point de vue de leurs mœurs, notre chroniqueur ajoute : « En général, ils vivent moralement bien, ils sont francs et de bon compte avec tout le monde, civils, polis, généreux ». Il y a cependant entre eux — cela est vrai de tout temps, surtout pour les actrices — des jalousies et des intrigues galantes.

L’examen comparatif des contrats de société connus permet d’établir certaines règles générales. Les contrats sont presque toujours signés à Paris, exceptionnellement en province (notamment pour les prolongations ou les renouvellements). En effet, le temps de carême est un temps de chômage forcé. Les comédiens ambulants se regroupent alors à Paris, où s’établit un véritable marché du travail et d’embauche. Les chefs de troupe recrutent leurs compagnons pour la saison prochaine ; on va chez le notaire ; ainsi s’explique le fait que presque tous ces contrats sont datés de février, mars ou avril.

Scène d'ouverture du Roman Comique de Paul Scarron (1610-1660) publié en 1651 : arrivée des comédiens au Mans, d'après une gravure de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)
Scène d’ouverture du Roman Comique de Paul Scarron (1610-1660) publié en 1651 :
arrivée des comédiens au Mans, d’après une gravure de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)

Il y a peu d’espoir, par conséquent, d’en retrouver dans les archives notariales de province ; Soulié, l’auteur des Recherches sur Molière et sur sa famille, avait été chargé, en 1863, d’une mission de recherche à Lyon, centre théâtral important, au carrefour de la route d’Italie ; il dépouilla tous les minutiers de notaires et ne trouva rien. Cela ne signifie nullement d’ailleurs que les archives notariales de province ne puissent rien nous apprendre sur les comédiens de campagne ; des contrats de transports de bagages, de construction de théâtres en plein air, d’achat de décors, etc. s’y trouvent encore enfouis.

En général, la troupe comprend une dizaine de comédiens, hommes et femmes, groupés en raison de leurs relations amicales, et surtout de leur parenté ; on trouve en effet des familles entières, de véritables dynasties de comédiens. Des chanteurs et des musiciens complètent parfois la troupe.

Le plus généralement, le contrat est prévu pour un an, d’un carême à l’autre, exceptionnellement pour deux ou même trois années. Souvent d’ailleurs la troupe fait de mauvaises affaires et la faillite disperse les associés avant l’expiration normale du contrat. On trouve assez fréquemment des comédiens appartenant successivement à plusieurs troupes pendant la même année. Chapuzeau n’a pas manqué de le noter : « Leurs troupes, pour la plupart, changent souvent et presque tous les carêmes. Elles ont si peu de fermeté que, dès qu’il s’en est fait une, elle parle en même temps de se désunir, et soit dans cette circonstance, soit dans le peu de moyens qu’elles ont d’avoir de beaux théâtres et des lieux commodes pour les dresser, soit enfin dans le peu d’expérience de plusieurs personnes qui n’ont pas tous les talents nécessaires, il est aisé de voir la différence qui se trouve entre les troupes fixes de Paris et les troupes ambulantes de province ».

Les contrats comportent généralement une clause de dédit, sorte d’assurance contre l’infidélité des comédiens. Il est très élevé, pour des bourses peu garnies, 500 à 1 000 livres en moyenne. Pour l’Illustre Théâtre de Molière, qui finit dans la faillite, le dédit s’élevait — chiffre exceptionnel — à 3 000 livres. Malgré cette clause de style, en cas de rupture de contrat, il était à peu près impossible de recouvrer de telles sommes sur des comédiens sans ressources.

Malheureusement, il est très rare que le répertoire soit connu. Parfois, la liste, déposée chez les maires pour autorisation de jouer, est conservée dans les archives communales. Elle est essentiellement composée du théâtre contemporain : Molière, Racine, les deux Corneille, Boursault, Montfleury, Dorimon, plus rarement d’auteurs de la génération précédente, Rotrou, Tristan L’Hermite ou Scudéry.

Les comédiens de campagne jouaient en ville dans les jeux de paume, à la campagne dans des granges, à la belle saison sur des théâtres en plein air construits pour eux. Les premières salles de spectacle fixes n’apparaissent en province qu’à partir de 1680, après l’engouement créé par la fondation et la diffusion de l’Opéra.

Les indications générales qui précèdent, notamment sur l’instabilité des troupes, sont valables pour les troupes libres qui devaient faire face à leurs dépenses par leurs propres moyens, c’est-à-dire grâce à leurs seules recettes, et pour lesquelles la vie était très dure et le succès toujours incertain.

Beaucoup plus aisée était la vie des troupes protégées par un souverain ou par un grand seigneur, qui payait des pensions, offrait des costumes ou des décors ou des cadeaux en argent. Comparables aux troupes fixes de Paris, toutes entretenues par le roi, elles connaissent une stabilité inconnue des autres, une longévité exceptionnelle. Elles sont, bien entendu, d’abord au service de leur protecteur, donnent des représentations dans ses palais et châteaux et, lorsqu’elles sont libres, circulent comme les autres dans les campagnes. Ce fut le cas notamment de la troupe de Molière, protégée successivement par le duc d’Épernon et par le prince de Conti, avant de devenir à Paris la troupe de Monsieur, frère du roi.

À gauche : Robert Guérin dit Gros-Guillaume (1554-1634). À droite : Henri Legrand dit Turlupin (1587-1637). Gravure extraite du Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s'y rattachent, par Arthur Pougin (1885)
À gauche : Robert Guérin dit Gros-Guillaume (1554-1634). À droite : Henri Legrand
dit Turlupin (1587-1637). Gravure extraite du Dictionnaire historique et pittoresque
du théâtre et des arts qui s’y rattachent
, par Arthur Pougin (1885)

Sur cent trente troupes que Georges Mongrédien a pu identifier, l’historien en a ai trouvé dix-huit protégées par des souverains ou des princes français et vingt-deux protégées par des souverains et des princes étrangers. Parmi les souverains et princes qui entretinrent des troupes de comédiens français, on peut citer : les rois d’Angleterre, de Suède, de Danemark et de Prusse, les princes d’Orange, dont la troupe venait chaque été, jusqu’en 1629, donner des représentations à Paris, à l’Hôtel de Bourgogne et qui devint, en 1689, la troupe du roi d’Angleterre, le prince de Ligne, le duc de Brunswick, le duc de Hanovre, le prince de Parme, les ducs de Lorraine, le duc de Savoie, l’Électeur de Bavière, l’Électeur de Cologne, l’Électeur de Saxe.

Toutes ces troupes de comédiens français au service et à la solde de princes étrangers, furent d’excellents serviteurs de notre théâtre classique, de véritables ambassadeurs de la culture française à travers toute l’Europe ; on parlait alors le français dans toutes les cours.

Il serait intéressant de pouvoir déterminer, pour chacune des troupes circulantes, son itinéraire à travers la France ; faute de documents, surtout pour les troupes libres, la tâche est difficile et l’on ne possède que des indications fragmentaires. D’une manière générale, les troupes visitent surtout les grandes villes, où elles savent trouver un public nombreux et cultivé, sièges de gouvernements militaires, de Parlements ou d’États provinciaux.

À la lumière des dépouillements d’archives — le résultat étant à prendre avec précaution, toutes les archives municipales de France n’ayant pas été systématiquement dépouillées —, la moitié nord de la France a été, au XVIIe siècle, plus fréquentée que la moitié sud. Il ne faut pas oublier que la moitié sud comprend les régions montagneuses, contrées pauvres aux populations peu instruites, et où les routes accidentées présentaient de grandes difficultés et de l’insécurité pour les transports de bagages. Cette différence semble également le devoir à l’usage méridional de la langue d’Oc, qui rendait le répertoire français moins accessible aux populations.

Sur la vie des comédiens errants, nous possédons fort peu de documents ; les principaux sont les actes d’état-civil qui attestent leur passage dans les villes où les comédiennes donnent naissance à des enfants ; des actes notariés signalent aussi parfois leur passage. Incontestablement, certaines troupes étaient florissantes ; ce fut le cas de celle de Molière. S’il fallait en croire Le Boulanger de Chalussay, dans son Elomire hypocondre (1670), Molière aurait fait de mauvaises affaires en province :

Nous prîmes la campagne, où la petite ville,
Admirant les talents de mon petit troupeau,
Protesta mille fois que rien n’était plus beau,
Surtout quand, sur la scène, on voyait mon visage,
Les signes d’allégresse allaient jusqu’à la rage ;
Car ces provinciaux, par leurs cris redoublés
Et leurs contorsions, paraissaient tout troublés.
Dieu sait si, me voyant ainsi le vent en poupe,
Je devais être gai ! Mais le soin de la soupe,
Dont il fallait remplir vos ventres et le mien,
Ce soin, vous le savez, hélas ! l’empêchait bien ;
Car, ne prenant alors que cinq sols par personne,
Nous recevions si peu qu’encore je m’étonne
Que mon petit gousset avec mes petits soins
Ayant pu si longtemps suffire à nos besoins.

Mais l’on sait qu’Elomire hypocondre est un pamphlet ; plus véridique est le récit d’un témoin oculaire, qui vécut trois mois avec la troupe de Molière. Il s’agit de Dassoucy, l’Empereur du burlesque, poète, musicien et pique-assiette qui, dans ses Aventures burlesques, évoque ainsi les heures heureuses passées avec Molière et les Béjart : « Je me vis plus riche et plus content que jamais : car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m’assister comme ami, elles me voulurent traiter comme parent. Étant commandés pour aller aux États, ils me menèrent avec eux à Pézenas, où je ne saurais dire combien de grâces je reçus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est las, au bout d’un mois, de donner à manger à son frère ; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu’on puisse avoir, ne se lassèrent pas de me voir à leur table tout un hiver ; et je peux dire

Qu’en cette douce compagnie
Que je repaissais d’harmonie
Au milieu de sept ou huit plats,
Exempt de soins et d’embarras,
Je passais doucement la vie.
Jamais plus gueux ne fut plus gras ;
Et, quoi qu’on chante et quoi qu’on dise
De ces beaux messieurs des États,
Qui tous les jours ont six ducats,
La musique et la comédie,
À cette table bien garnie,
Parmi les plus friands muscats,
C’est moi qui soufflais la rôtie
Et qui buvais plus d’hypocras.

« En effet, quoique je fusse chez eux, je pouvais bien dire que j’étais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise ni d’honnêteté, que parmi ces gens-là, bien dignes de représenter tous les jours sur le théâtre ».

Le Dépit amoureux. Lithographie illustrant la pièce éponyme de Molière de 1656 et réalisée d'après une aquarelle d'Émile Bayard (1837-1891), publiée dans le numéro du 1er mars 1886 de Paris illustré
Le Dépit amoureux. Lithographie illustrant la pièce éponyme de Molière
de 1656 et réalisée d’après une aquarelle d’Émile Bayard (1837-1891), publiée
dans le numéro du 1er mars 1886 de Paris illustré

L’évocation de cette « cocagne » n’est pas pour nous faire apitoyer sur le sort de la troupe. On n’entretient pas un parasite pendant de longs mois quand on manque de la suffisance. La bonne humeur ne fleurit pas dans la gêne. Mais rappelons que la troupe de Molière, qui resta stable et cohérente pendant treize ans, était « protégée » ; beaucoup d’autres compagnies errantes connurent une vie difficile, certaines d’entre elles disparaissant en cours de contrat, faute de recettes suffisantes.

Les rivalités de troupes étaient fréquentes et la concurrence entre elles serrée. Écoutons encore Chapuzeau : « L’émulation court avec eux toutes les provinces du royaume, et c’est un malheur pour eux, quand deux troupes se rencontrent ensemble au même lieu, dans le dessein d’y faire séjour. J’en ai vu plus d’une fois des exemples, et depuis peu à Lyon, lorsqu’en novembre dernier les Dauphins [c’est-à-dire la troupe du Dauphin], qui savent conserver l’estime générale qu’ils ont acquise, et sont toujours fort suivis, ne cédèrent le terrain que bien tard à une autre troupe qui languissait là depuis plus de trois semaines. Dans ces rencontres, chacune des deux troupes fait sa cabale, surtout quand elles s’opiniâtrent à représenter, comme l’on fait à Paris, les mêmes jours et aux mêmes heures ; c’est à qui aura plus de partisans, et il s’est souvent vu pour ce sujet des villes divisées, comme la Cour le fut autrefois pour Uranie et pour Job ». Témoignage précieux, qui atteste l’intérêt de la province pour le spectacle.

Le Roman Comique nous donne une peinture vivante de la vie précaire et difficile de ces comédiens errants, plus ou moins bien logés au hasard des hôtelleries, accompagnant à pied pendant de longues étapes les lourds chariots de louage chargés de leurs bagages et de leurs décors. À l’arrivée dans une ville nouvelle, il fallait, après le logement, trouver une scène et une salle, jeu de paume, grange ou théâtre en plein air hâtivement construit par le menuisier du lieu.

Les difficultés commençaient alors ; on se heurtait à l’hostilité de l’Église et des membres de la compagnie du Saint-Sacrement ; n’oublions pas que les comédiens étaient alors excommuniés pour exercer une profession « infâme ». À Grenoble, Chorier, dans sa Vie de Boissat, parle des rigoristes, de ces « animaux farouches » qui « anathématisaient Molière » et le comptaient « comme un excommunié au nombre des impies et des scélérats ». Voilà qui n’était guère fait pour aider la troupe foraine à prospérer.

Il fallait aussi obtenir l’accord des autorités civiles, l’autorisation de jouer du maire, donnée sur le vu du répertoire. Les autorités civiles étaient très jalouses de leurs prérogatives ; on trouve dans les registres municipaux de Grenoble, en février 1658, à l’occasion du passage d’une troupe qui était très probablement celle de Molière, une curieuse mention « touchant l’incivilité des comédiens qui ont affiché sans avoir leur décret d’approbation ; il a été opiné et puis conclu que les affiches seront levées et puis à eux défendu de faire aucune comédie jusqu’à ce qu’ils aient satisfait à la permission qui leur doit être donnée par messieurs les consuls et du Conseil. » Pendant les périodes de famine, de disette ou d’épidémie, si fréquentes au XVIIe siècle, les autorités municipales refusaient les autorisations de jouer aux comédiens, pour ne pas insulter à la misère publique.

Que de visites encore à faire pour le chef de troupe, que de démarches ! Il faut aller distribuer à domicile des billets gratuits chez les administrateurs locaux, n’oublier aucun personnage de quelque importance, sous peine d’exciter des jalousies ou même de soulever des cabales. S’il y a un hôpital dans la ville, il faut prévoir une représentation gratuite pour les malades et les vieillards. Il faut payer aussi le droit des pauvres, institué en province, alors qu’il était encore inconnu à Paris ; c’est une somme fixe, 50 ou 100 livres, qu’il faut verser, ou bien parfois la recette de la première représentation — la meilleure. Et, comme peu de villes offrent un public assez nombreux pour permettre un séjour prolongé, il faut recommencer sans cesse, recharger les bagages et reprendre la route, dans l’incertitude du lendemain.

Scène du troisième chapitre du Roman Comique de Paul Scarron (1610-1660) publié en 1651 : Le déplorable succès qu'eut la comédie, d'après une gravure de 1730 de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)
Scène du troisième chapitre du Roman Comique de Paul Scarron (1610-1660) publié en 1651 :
Le déplorable succès qu’eut la comédie, d’après une gravure de 1730 de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)

Ces comédiens errants connaissaient donc une vie libre, mouvementée, où se mêlaient les soucis et les « fours », comme l’on disait déjà. Il fallait sans doute du courage et une solide bonne humeur pour supporter les incommodités de tant de voyages. Mais, pour beaucoup d’entre eux, une véritable vocation les portait ; le théâtre de tout temps a été pour ses serviteurs un maître exigeant. Il y avait pour eux l’espoir, lointain mais toujours caressé, de parvenir à une des grandes troupes de Paris, de jouer, à la Cour, devant le roi.

C’est ainsi que Molière et ses compagnons, après treize années de vie errante, parvinrent à se fixer à Paris et à y connaître de très grands succès, à rivaliser avec les « Grands Comédiens » de l’Hôtel de Bourgogne, qui avaient presque tous fait leurs classes en province. Il en était de même de ceux du théâtre du Marais qui, l’été, ne dédaignaient pas d’aller donner des représentations à Rouen et à Nantes.

 
 
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