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Entrevue improvisée de Chateaubriand et d'Alexandre Dumas père

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Anecdotes insolites
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Entrevue (Une) improvisée
de Chateaubriand et d’Alexandre Dumas
(D’après « La Revue du pays d’Aleth », paru en 1909)
Publié / Mis à jour le lundi 25 novembre 2024, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 5 mn
 
 
 
S’il est un point auquel se rencontrent tous les écrivains qui ont étudié Chateaubriand, c’est certes au jugement de son caractère : égoïsme, altier, hautain, sécheresse de cœur, orgueil insupportable, voilà les ressorts qui, d’un avis presque unanime, meuvent les actes de notre grand compatriote. Il peut sembler intéressant d’opposer à cette image quelques pages empruntées au deuxième volume des Impressions de Voyage en Suisse, d’Alexandre Dumas père, qui nous fait part de sa singulière émotion lorsque, intimidé à l’excès, il rencontra pour la première fois le brillant poète.

Celui-ci, au printemps qui suivit la Révolution de 1830, éprouva le besoin de quitter Paris. D’une part l’élection de Louis-Philippe comme roi des Français blessait ses convictions, pour le moment républicaines d’autre part le succès d’Antony lui avait laissé un peu d’argent mignon, que suivant sa noble habitude il ne songeait qu’à dépenser au plus tôt.

Il partit donc pour la Suisse, remonta la vallée du Rhône, franchit à pied le col de la Jarka et redescendit, par la vallée de la Reuss, retrouver le lac des Quatre Cantons et gagner Lucerne. C’est ici qu’il convient de lui céder la parole.

« Nous abordâmes sur le quai de Lucerne. Une auberge que nous trouvâmes était celle du Cheval blanc ; nous nous y arrêtâmes. La première nouvelle que j’appris, et en effet c’était la plus importante, était que M. de Chateaubriand habitait Lucerne. On se rappelle qu’après la Révolution de Juillet, notre grand poète, qui avait voué sa plume à la défense de la dynastie déchue, s’exila volontairement, et ne revint à Paris que lorsqu’il y fut rappelé par l’arrestation de la duchesse de Berry. Il demeurait à l’hôtel de l’Aigle.

« Je m’habillais aussitôt, dans l’intention d’aller lui faire une visite ; je ne le connaissais pas personnellement. A Paris je n’eusse point osé me présenter à lui ; mais hors de France, à Lucerne, isolé comme il l’était, je pensai qu’il y aurait peut-être quelque plaisir pour lui à voir un compatriote. J’allai donc me présenter à l’hôtel de l’Aigle ; je demandai M de Chateaubriand au garçon de l’hôtel, il me répondit qu’il venait de sortir pour donner à manger à ses poules ; je le fis répéter, croyant avoir mal entendu, mais il me fit une seconde fois la même réponse.

François-René de Chateaubriand en 1840, par Gustave Staal

François-René de Chateaubriand en 1840, par Gustave Staal

« Je laissai mon nom, en réclamant en même temps la faveur d’être reçu le lendemain, car il commençait à se faire tard, et les courses continues que j’avais faites depuis Brigg [village de la haute vallée du Rhône], le peu de repos que j’avais pris pendant les trois ou quatre dernières étapes me faisaient sentir que je n’aurais pas trop du reste du jour et de la nuit pour me remettre tout à fait.

« Le lendemain je reçus une lettre de M. de Chateaubriand, envoyée dès la veille, mais qu’on ne m’avait pas remise de peur de m’éveiller ; c’était une invitation à déjeuner pour dix heures, il en était neuf, il n’y avait pas de temps à perdre, je sautai à bas de mon lit et je m’habillai.

« Il y avait bien longtemps que je désirais voir M. de Chateaubriand. Mon admiration pour lui était une religion d’enfance ; c’était l’homme dont le génie s’était le premier écarté du chemin battu, pour frayer à notre jeune littérature la route qu’elle a suivie depuis : il avait suscité à lui seul plus de haines que tout le Cénacle ensemble ; c’était le roc que les vagues de l’envie, encore émues contre nous, avaient vainement battu pendant cinquante ans, c’était la lime sur laquelle s’étaient usées les dents dont les racines avaient essayé de nous mordre.

« Aussi, lorsque je mis le pied sur la première marche de l’escalier, le cœur faillit me manquer. Tout à fait inconnu, il me semblait que j’eusse été moins écrasé de cette supériorité, car alors le point de comparaison eut manqué pour mesurer nos deux hauteurs, et je n’avais pas la ressource de dire comme le Stromboli au mont Rosa : Je ne suis qu’une colline, mais je renferme un volcan.

« Arrivé sur le palier, je m’arrêtai, le cœur me battait avec violence : j’eusse moins hésité, je crois, à frapper à la porte d’un conclave. Peut-être en ce moment M. de Chateaubriand croyait-il que je le faisais attendre par impolitesse, tandis que je n’osais entrer par vénération. Enfin j’entendis le garçon qui montait : je ne pouvais rester plus longtemps à cette porte, je frappai ; ce fut M. de Chateaubriand lui-même qui vint m’ouvrir. Certes, il dut se former une singulière opinion de mes manières, s’il n’attribua pas mon embarras à sa véritable cause : je balbutiai comme un provincial ; je ne savais si je devais passer devant ou derrière lui ; je crois que, comme M. Parseval devant Napoléon, s’il m’eut demandé mon nom, je n’aurais su que lui répondre. Il fit mieux, il me tendit la main. »

Après cet accueil simple, M. de Chateaubriand et son hôte se mettent à table et Dumas raconte le détail de leur conversation. Celle-ci comme bien on pense roula presque entièrement sur la France, la politique et la question des principes, légitimité, libre élection par le peuple, république. Ce fut une occasion nouvelle pour M. de ChateauBriand de proclamer son attachement inviolable à la monarchie de droit divin, tout en confessant son inclination vers les théories républicaines.

Puis le repas terminé, les deux interlocuteurs ratiocinant toujours vont admirer le monument élevé aux Suisses massacrés le 10 août 1792 en défendant Louis XVI. C’est un prétexte à de nouvelles spéculations sur la royauté et l’aristocratie françaises. Enfin, tout en cheminant, les deux philosophes arrivent au pont de la Cour. que l’on nomme aussi le Vieux Pont et dont le tablier couvert de constructions de bois met en communication la vieille et la nouvelle Lucerne.

« Nous nous arrêtâmes aux deux tiers à peu près de son étendue, à quelque distance d’un endroit couvert de roseaux. M. de Chateaubriand tira de sa poche un morceau de pain qu’il y avait mis après le déjeuner et commença de l’émietter dans le lac ; aussitôt une douzaine de poules d’eau sortirent de l’espèce d’île que formaient les roseaux et vinrent en hâte se disputer le repas que leur préparait à cette heure la main qui avait écrit le Génie du Christianisme, les Martyrs et le Dernier des Abencérages. Je regardai longtemps, sans rien dire, le singulier spectacle de cet homme penché sur le pont, les lèvres contractées par un sourire, mais les yeux tristes et graves ; peu à peu son occupation devint tout à fait machinale, sa figure prit une expression de mélancolie profonde, ses pensées passèrent sur son large front comme des nuages au ciel ; il y avait parmi elles des souvenirs de patrie, de famille, d’amitiés tendres, plus sombres que les autres. Je devinai que ce moment était celui qu’il s’était réservé pour penser à la France.

« Je respectai sa méditation tout le temps qu’elle dura. A la fin, il fit un mouvement et poussa un soupir. Je m’approchais de lui ; il se souvint que j’étais là et me tendit la main.

— Mais si vous regrettez tant Paris, lui dis-je, pourquoi n’y pas revenir ? Rien ne vous en exile et tout vous y rappelle.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? me dit-il. J’étais à Cautretz lorsqu’arriva la Révolution de Juillet. Je revins à Paris. Je vis un trône dans le sang et l’autre dans la boue, des avocats faisant une charte, un roi donnant des poignées de main à des chiffonniers. C’était triste à en mourir, surtout quand on est plein, comme moi, plein des grandes traditions de la monarchie. Je men allai.

— D’après quelques mots qui vous sont échappés ce matin, j’avais crû que vous reconnaissiez la souveraineté populaire.

— Oui, sans doute, il est bon que, de temps en temps, la royauté se retrempe à sa source, qu’est l’élection : mais, cette fois, on a sauté une branche de l’arbre, un anneau de la chaîne ; c’était Henri V qu’il fallait élire et non Louis-Philippe.

— Vous faites peut-être un triste souhait pour ce pauvre enfant, répondis-je : les rois du nom de Henri sont malheureux en France. Henri Ier a été empoisonné, Henri II tué dans un tournoi, Henri III et Henri IV ont été assassinés.

— Eh bien ! mieux vaut, à tout prendre, mourir de poison que de l’exil ; c’est plus tôt faite et on souffre moins.

— Mais vous, ne reviendrez-vous pas en France ? Voyons.

— Si la duchesse de Berri, après avoir fait la folie de venir en Vendée, fait la sottise de s’y laisser prendre, je reviendrai à Paris, pour la défendre devant ses juges, puisque mes conseils n’auront pu l’empêcher d’y paraître.

— Sinon ?

— Sinon, continua M. de Chateaubriand, en émiettant un second morceau de pain, je continuerai à donner à manger à mes poules.

« Deux heures après cette conversation, je m’éloignai de Lucerne. Dans un bateau conduit par deux rameurs, j’avais vu de la ville ce que je voulais en voir, et, de plus, j’en emportais un souvenir que je ne comptais pas y trouver, celui d’une entrevue avec M. de Chateaubriand ; j’étais resté tout le jour avec le géant littéraire de notre époque ; avec l’homme dont le nom retentit aussi haut que ceux de Goethe et de Walter Scott. Je l’avais mesuré comme ces montagnes des Alpes qui s’élevaient blanchissantes sous mes yeux, j’étais monté sur son sommet, j’était descendu dans ses abîmes, j’avais fait le tour de sa base de granit, et je l’avais trouvé plus grand encore de près que de loin, dans la réalité que dans l’imagination, dans la parole que dans les œuvres.

Alexandre Dumas (père). Gravure du temps

Alexandre Dumas (père). Gravure du temps

« Depuis ce temps, l’impression que j’avais reçu n’a fait que s’accroître, et je n’ai jamais essayé de revoir M. de Chateaubriand, de peur de ne pas le retrouver tel que je l’avais vu, et que ce changement ne portât atteinte à la religion que je lui ai vouée. Quant à lui, il est probable qu’il a oublié non seulement les détails de ma visite, mais encore la visite elle-même, et c’est tout simple, j’étais le pèlerin et il était le Dieu. »

Evidemment, ce Chateaubriand mélancolique, donnant leur pâture aux petits oiseaux, est assez inattendu. Cela suffit-il pour nous faire douter absolument de l’entrevue de Chateaubriand et de Dumas à Lucerne ? Non, sans doute. Au point de vue matériel, il est vrai que Chateaubriand résida quelque temps à Lucerne après la Révolution de Juillet ; il est vrai d’autre part qu’Alexandre Dumas accomplit le voyage qu’il raconte. D’autre part les idées qu’Alexandre Dumas prête à son hôte sont bien de Chateaubriand. Cette conception de l’élection qui n’a pas le droit de sauter « une branche de l’arbre, un anneau de la chaîne » de la légitimité est surtout un de ces paradoxes qu’un homme de génie peut seul envisager sérieusement. Il n’y aurait pour un esprit ordinaire que la libre élection ou l’hérédité absolue.

Croyons donc à l’entrevue de Chateaubriand et de Dumas à Lucerne ; en tous cas, remercions celui-ci de la note de sympathie qu’il donne dans le concert nettement antipathique des écrivains qui ont parlé de Chateaubriand.

 
 
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