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Paris sans voiture : on en rêvait déjà en 1790

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L’Histoire éclaire l’Actu
L’actualité au prisme de l’Histoire, ou quand l’Histoire éclaire l’actualité. Regard historique sur les événements faisant l’actu
Paris sans voiture :
on en rêvait déjà en 1790
(Source : The Conversation)
Publié / Mis à jour le mercredi 15 février 2023, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 7 mn
 
 
 
Interdire l’usage des voitures particulières dans Paris ? Le débat ne date ni d’aujourd’hui ni de l’apparition de l’automobile. Immersion dans les rues de Paris au temps du tout-hippomobile, plus exactement au moment où la Révolution française bat son plein.

La place de la « voiture » (soit une caisse suspendue sur des roues dotées d’essieux) est un fait social majeur de nos sociétés urbaines. Elle s’inscrit dans une longue histoire qui pose de manière précoce des questions essentielles : le paraître et le faire-valoir, la discipline des conduites, la gestion policière des circulations et le droit à la ville opposé au privilège de la priorité et au pouvoir de doubler.

Un pamphlet anti-voiture
En 1790, un citoyen anonyme fait imprimer un in-octavo d’une étonnante modernité : Pétition d’un citoyen ou motion contre les carrosses et les cabriolets. Rédigé dans un style enlevé, ce texte de 16 folios relève à la fois du pamphlet, du traité moral, du mémoire policier et de la motion législative puisqu’il contient des propositions destinées à l’Assemblée nationale.

On ne sait à peu près rien de son auteur. Sans doute un bourgeois aisé (un médecin ?) car il déclare lui-même posséder « une voiture, un cabriolet et quatre chevaux » qu’il désire « sacrifier sur l’autel de la patrie », scandalisé par la brutalité avec laquelle les cochers conduisent dans Paris et écœuré par l’« oisiveté et la mollesse des riches ». S’il est acquis aux idées des Lumières et loue les apports de la Révolution, il s’interroge : que peuvent bien valoir la liberté de la presse, la tolérance religieuse, la suppression des prisons d’État si « on ne peut aller à pied [dans Paris] sans un danger perpétuel » ?

La fontaine de la Samaritaine et le Pont Neuf. Peinture de Nicolas Raguenet (1754)

La fontaine de la Samaritaine et le Pont Neuf. Peinture de Nicolas Raguenet (1754)

D’où le sous-titre du libelle — Ce n’est pas tout d’être libre, il faut être humain — qui pointe un paradoxe. Alors que les hommes clament tout haut l’égalité des droits à l’humanité tout entière, les habitants de la capitale continuent à être écrasés par les voitures dans l’indifférence du législateur. Il propose alors de terminer la Révolution (« achever l’ouvrage », dit-il) en faisant interdire l’usage des voitures particulières dans Paris.

En 1790 à Paris, la situation politique est inédite mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne se concrétise pas sur le pavé. Les rapports de domination exercés par les usagers des cabriolets sur les gens à pied subsistent plus que jamais.

Les embarras de Paris
La voiture maudite est un topos littéraire qui plonge ses racines dans les rues embarrassées du Paris des XVIIe et XVIIIe siècles, de Scarron à l’abbé Prévost en passant par la fameuse satire de Boileau où c’est l’accrochage entre une charrette et un carrosse qui provoque un « embouteillage » monstrueux :

D’un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille.

Si les « embarras » ou les « tracas », comme on les appelait alors, étaient utilisés par les écrivains comme un ressort littéraire, ils n’en renvoient pas moins à une réalité bien réelle qui est celle des rues d’Ancien Régime. Il n’est guère de chroniques urbaines, de mémoires policiers ou de récits de voyage qui n’en fassent mention : éclaboussures, poussière, vacarme des roues cerclées de fer qui trouble le repos des malades, encombrements provoqués par un carrosse ou un charroi qui ne parvient pas à manœuvrer au détour d’une rue, etc.

La voiture homicide
Mais ce qui est radicalement nouveau dans les écrits de la fin du XVIIIe siècle est le thème de la voiture-homicide que l’on retrouve aussi bien chez Louis-Sébastien Mercier ou Nicolas Restif de la Bretonne. Publié en 1789, un autre pamphlet anonyme est intitulé Les assassins ou dénonciation de l’abus tyrannique des voitures. Cet auteur s’en prend avec virulence aux phaétons, wiskis, diables et autres coupés à l’anglaise alors à la mode, ces modèles de véhicules légers et « rapides comme l’aigle » étant particulièrement adaptés à la circulation en ville.

On croit, argumente-t-il, que les assassins sont les brigands de grand chemin prêts à égorger pour une bourse. Non, à Paris, l’assassin est « celui qui sans passion, sans besoin, ouvre tout à coup les portes de sa demeure, s’élance comme un furieux sur mille de ses semblables et pousse contre eux, de toutes ses forces un char rapide et deux animaux vigoureux ». C’est donc l’émergence de tout un courant de l’opinion publique anti-voitures et même une guerre sociale entre piétons et usagers des voitures que ces textes viennent illustrer.

Piétons et gens en carrosse à Paris
Plus concrètement, ce texte émerge à la croisée de deux phénomènes qui se manifestent au cours du XVIIIe siècle de manière divergente. D’un côté, la hausse prodigieuse des déplacements hippomobiles dans la capitale, hausse liée au trafic de marchandises et de subsistances — Paris, avec ses 700 000 habitants, est déjà un ventre — et à l’accroissement des usages particuliers comme l’a bien montré Daniel Roche.

Si le carrosse du XVIIe siècle était à l’usage exclusif des familles princières et de la noblesse, l’utilisation de la voiture dans ses versions légères s’élargit à de nouvelles classes moyennes : marchands, détenteurs d’office, financiers mais aussi maîtres artisans, prêtres qui se déplaçaient auparavant à pied, à dos de mulet, et au mieux, en cheval.

Être propriétaire d’une voiture est certes encore le privilège des nobles et des riches bourgeois, car cela implique de posséder une écurie, une remise pour le foin et la paille, d’avoir un cocher ou un laquais à sa disposition et de pouvoir s’approvisionner en avoine et en eau en grande quantité. Mais le développement des voitures de louage et des fiacres, les ancêtres de nos taxis, qui se louent à la journée ou à l’heure, ouvre peu à peu le panel des usages.

Au cours du siècle des Lumières, selon des estimations plausibles, le nombre de voitures particulières bondit. De 300 véhicules au début du XVIIIe siècle, il passe à plus de 20 000, date à laquelle notre auteur rédige sa pétition, soit une augmentation de 700 % ! La voiture est devenue une chose banale des villes bien avant l’automobilisme de masse.

De l’autre côté, selon un processus inverse quoiqu’encore marginal, les déplacements à pied qui caractérisaient le petit peuple parisien sont en vogue dans les milieux éclairés. Non pas pour aller d’un lieu à un autre mais pour se promener. Les élites descendent progressivement de leurs carrosses pour se promener le long des boulevards arborés ou dans les jardins.

Pour les philosophes des Lumières, aller à pied devient une vertu opposée à la mollesse de ceux qui vont en voiture. La marche devient une pratique socialement valorisée pour des raisons d’hygiène corporelle, de clairvoyance de l’esprit, de contact avec le monde. Rousseau s’en fait le chantre, Restif de la Bretonne une discipline quotidienne et nocturne. Sous la Révolution, le piéton devient une figure politique majeure incarnée par le sans-culotte comme le souligne l’historien Guillaume Mazeau, dans un article à paraître bientôt dans Chimères.

Les voitures, première source d’insécurité des Parisiens
Imaginez désormais cette scène maintes fois vécue et décrite par les contemporains. Vous marchez tranquillement en tenant le haut du pavé dans une rue étroite et encombrée. Ici, un étal de vendeur à la sauvette, là des gravats d’un chantier provisoire, un peu plus loin une forge de plein-vent qui empiète sur la chaussée, au-dessus de votre tête une enseigne de cabaret qui oblige les cochers à de dangereuses embardées. Soudain, propulsé par deux chevaux vigoureux, un cabriolet de près de 700 kg, sans système de freinage efficace, s’engage à toute allure. Le cocher, pressé par le propriétaire du véhicule, fait claquer son fouet tout en criant : « Gare, gare ! » Sauve qui peut ! Comment alors échapper aux roues du bolide lorsqu’il n’y a ni parapets ni trottoirs ?

Dans ses Tableaux de Paris, Jean-Sébastien Mercier dit avoir été victime à trois reprises des voitures-homicides. Le citoyen anonyme de la Motion contre les carrosses avance quant à lui des chiffres qui font froid dans le dos : plus de 300 morts par an, tués sur le coup ou à la suite de blessures fatales. Sans compter les estropiés de tout genre amputés d’un membre, une main, un bras, une jambe auxquels il faudrait ajouter les milliers de balafrés à la joue lacérée par les coups de fouet.

Les accidents
Les accidents étaient-ils plus importants à la fin du siècle qu’au début ou les habitants désormais tous citoyens se sentent-ils plus libres de prendre la plume pour dénoncer les excès hippomobiles ? Une chose est sûre, la vitesse des véhicules a considérablement augmenté au cours du siècle des Lumières.

D’abord pour des raisons techniques : des voitures, plus légères et plus maniables que les pesants carrosses, font leur entrée sur le marché et mènent l’équipage à plus de 50 km/heure sur les grands boulevards. Ensuite, pour des raisons urbanistiques : la multiplication des portes cochères, l’alignement des façades, la création des grands boulevards et des promenades autorisent des vitesses jusqu’alors jamais atteintes en ville malgré les limitations fixées par les décrets de police.

Si la voiture marque les corps dans leur chair, elle transforme aussi durablement le visage de la ville, un processus qui se prolonge jusqu’à nous au point d’exclure les piétons de certaines voies — les boulevards périphériques — notamment celles le long des berges de la Seine qui font aujourd’hui tant couler d’encre.

Le prix de la vie
Au XVIIIe siècle, les victimes des voitures dans la capitale sont surtout des enfants occupés à jouer dans la rue, des vieillards peu lestes, malentendants ou malvoyants, des portefaix trop chargés et, d’une manière générale, tout piéton inattentif ou distrait. En cas d’accident, les témoins et les commissaires doivent déterminer les responsabilités. Si la victime est passée sous les grandes roues (arrière), tant pis pour elle ; en revanche, si elle est happée par les petites roues du train avant alors elle est en droit de réclamer réparation.

Les embarras de Paris. Gravure du XVIIIe siècle

Les embarras de Paris. Gravure du XVIIIe siècle

Bien souvent, les accidents sont réglés à l’amiable contre une poignée d’argent. Quel pouvait être le prix d’une jambe broyée pour un pauvre hère ? Mais la plupart du temps, ni le cocher ni le propriétaire ne daignent s’arrêter et prennent la fuite. C’est cette inhumanité profonde qui révulse l’auteur du pamphlet.

Aujourd’hui, la voiture tue moins à Paris qu’à la fin du XVIIIe siècle (une trentaine de morts en 2017) même si elle continue à blesser, notamment les cyclistes toujours plus nombreux. Le problème se pose désormais en termes de santé publique en lien avec les émissions des particules fines responsables selon les spécialistes de plusieurs centaines de cancers du poumon chaque année dans la capitale.

Supprimer l’usage des voitures dans la capitale
C’est sous la forme d’un décret en dix articles que le citoyen anonyme formule sa proposition d’interdiction totale de circuler en carrosse ou en cabriolet. Seules les sorties des carrosses vers la campagne et les déplacements intra-muros en cheval sellé, limités au trot, et pour les urgences médicales, seront tolérés. Les voitures particulières et les fiacres seront remplacés par des chaises à porteurs créées en nombre suffisant et situées dans des stations à chaque carrefour où les tarifs seront clairement affichés.

L’auteur a conscience des bouleversements occasionnés par une telle décision : « Vous allez m’objecter que je vais ruiner une grande quantité de citoyens. » Car en s’attaquant aux usages hippomobiles des particuliers, c’est tout un pan de l’économie urbaine qui allait être affectée : les « charrons, peintres, selliers, bourreliers, serruriers, maréchaux » mais aussi « loueurs de carrosses, cochers [...] domestiques ».

Mais, argumente-t-il, en multipliant les chaises, ce sont autant de nouveaux emplois créés : des porteurs de chaise, des artisans capables de les fabriquer, sans compter les économies réalisées par les propriétaires de chevaux qu’il faut nourrir chèrement, entretenir et loger dans des écuries qui occupent la majeure partie des rez-de-chaussée de la capitale au détriment de « tous nos habitants qui vivent dans la médiocrité ». Quant aux cours cochères, il suggère de les faire dépaver et de les transformer en pelouses, en potagers et en vergers ! La ville sans voitures appelle une autre utopie, celle de la ville végétale.

L’invention du trottoir
Difficilement applicable sur le plan économique et policier, socialement explosive, cette mesure ne sera jamais discutée à l’Assemblée nationale. Le citoyen anonyme propose également de généraliser les trottoirs sur le modèle londonien, anglophilie oblige. Chaque nouvelle rue devra comporter un « trottoir dont la largeur ne peut être inférieure à quatre pieds », soit 130 cm.

Promise à un bel avenir, cette mesure suggère que le choix d’aménager la ville en séparant les flux des voitures et des piétons, et en réservant à ces derniers la portion congrue, fut privilégié de manière très précoce par les politiques de gouvernance urbaine. Attestés à Rome sous l’Empire, les trottoirs disparaissent progressivement des villes médiévales au tracé trop contraignant. Ils font leur réapparition dans les villes occidentales à l’époque moderne, remplaçant les bornes et les parapets, d’abord à Londres et dans les grandes cités anglaises dès la fin du XVIIe siècle, mais aussi dans certaines villes du Nouveau Monde comme à Mexico où une dizaine de kilomètres de trottoirs ont été érigés dans les années 1790.

Au moment où la Motion contre les carrosses est imprimée, les trottoirs sont alors quasiment absents des rues de la capitale, limités au Pont Neuf, au Pont Royal et au quartier de l’Odéon. Ils ne se développent qu’au cours du XIXe siècle, notamment dans les quartiers centraux, les faubourgs restant jusqu’au début du XXe siècle sous-équipés.

Arnaud Exbalin
The Conversation

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