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20 août 1887 : mort du poète Jules Laforgue, l'un des précurseurs du symbolisme

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20 août 1887 : mort du poète
Jules Laforgue, l’un des précurseurs
du symbolisme
(D’après « Jules Laforgue (1860-1887) : sa vie, son oeuvre »
(par François Ruchon), paru en 1924, « Berlin : la cour
et la ville » (par Jules Laforgue, avec une introduction de G. Jean-Aubry)
paru en 1922, « Excelsior. Journal illustré quotidien » du 7 avril 1916
et « Paris-midi » du 7 octobre 1941)
Publié / Mis à jour le mercredi 19 août 2020, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 26 mn
 
 
 
Nouvelliste, critique d’art, épistolier, mais surtout poète de l’ennui, de l’amour attendu, des angoisses métaphysiques, publiant ce qu’il considérait comme de simples amorces de son oeuvre à venir en priant qu’on lui donnât jusqu’à son prochain livre lorsque la mort le surprit à 27 ans, Jules Laforgue, dont Rémy de Gourmont qualifia les écrits de « littérature entièrement renouvelée et inattendue », fut, après Rimbaud et Lautréamont, un des principaux précurseurs du mouvement symboliste : esprit clairvoyant, sachant manier l’arme absolue de l’ironie et faire preuve de distanciation vis-à-vis de lui-même, il sut créer un monde poétique complexe où toute une génération trouva la formule de sa sensibilité vive, fraîche et limpide

Second d’une famille qui devait compter onze enfants, Jules Laforgue naquit le 16 août 1860 à Montevido (en Uruguay) où son père, français d’origine, était allé fort jeune, à l’âge de huit ans, avec ses parents, y avait fait ses études, puis y avait ouvert une petite institution libre, donnant en outre des leçons particulières de français, de grec et de latin. Il avait eu parmi ses élèves la fille d’un commerçant français établi là-bas, et l’avait épousée, elle âgée de dix-huit ans, lui de vingt-quatre. Peu après son mariage, le jeune professeur avait abandonné l’enseignement où il se voyait peu d’avenir et était entré comme caissier à la banque Duplessis.

De Jules, on a pu dire que c’était un « bon Breton né sous les tropiques », car né « d’une Bretonne qui était vraiment un brin gasconne et d’un Gascon misanthrope, vagabond et pur comme un Breton ». En 1866, il avait six ans ; son frère aîné Émile, sept : il fallait songer à leur éducation. La famille comptait déjà cinq enfants. Le grand-père et la grand-mère souhaitaient rentrer en France et mourir dans leur pays. Les grands-parents, la mère et les cinq enfants s’embarquèrent pour la France.


Jules Laforgue et son frère aîné Émile, en 1867. Photographie publiée dans Berlin : la cour
et la ville
par Jules Laforgue avec une introduction de G. Jean-Aubry, paru en 1922

Le père de Jules s’attarderait à Montevideo, le temps de liquider ses affaires. Il constatait alors que sa très modeste fortune ne lui permettrait pas d’élever convenablement cinq enfants, et, au bout d’un an, il revenait en France, non pas rejoindre sa famille, mais la chercher, à l’exception toutefois des deux aînés, Émile et Jules, âgés de huit et sept ans, qu’on laissa pensionnaires au lycée de Tarbes. Originaire de cette ville, le père y avait des cousins qui seraient les correspondants de ses fils et chez lesquels ils passeraient leurs vacances.

Il semble que ce brusque changement de milieu, ce passage d’une nature exubérante et chaude au paysage montagneux de la petite ville des Hautes-Pyrénées ait eu une profonde influence sur Jules et ait amené en lui une sorte de rupture d’équilibre. Plus tard, il parlera souvent de son enfance en Amérique et dira avoir la nostalgie de la mer immense qu’il avait traversée.

Ce dépaysement, auquel il faut ajouter plus tard celui provoqué par son séjour à Berlin, est peut-être une des causes de ce spleen qu ne l’abandonna jamais. En décembre 1881, il écrira ainsi, depuis Berlin, dans une lettre à Charles Henry : « Je m’ennuie prodigieusement. Depuis que j’ai traversé l’Atlantique (6 ans, couchants sur la mer), je n’avais eu d’aussi noires crises de spleen. Si j’avais de l’argent et pas de famille, je planterais l’Europe là, pour m’en aller dans des pays fous et bariolés, oublier mon cerveau. » On retrouve un écho de sa nostalgie de l’Amérique dans ces quelques vers des Fleurs de Bonne Volonté : « On m’a dit la vie au Far-West et les prairies, / Et mon sang a gémi : Que voilà ma patrie ! / Déclassé du vieux monde, être sans foi ni loi, / Desperado !... »

Jules Laforgue vécut à Tarbes, « ville douce de vingt mille âmes à peine » (Derniers Vers, XII) de sa sixième à sa quinzième année, loin de sa famille, que des cousins peu aimés remplaçaient mal, son père étant pendant ce temps reparti pour Montevideo. Jules ne devait revenir dans la ville de son adolescence que longtemps plus tard, dans les courtes visites qu’il faisait, pendant les vacances, à sa sœur Marie, mais sa pensée ne cessa de s’y reporter toujours parce que là vivait l’être qu’il aimait le plus au monde, sa sœur, et que là s’étaient éveillés son intelligence et son cœur : « Tarbes, dit-il dans une lettre, où j’ai fait ma première communion, où j’ai eu mes premières souffrances de la vie au lycée, où j’ai aimé, enfin, de la passion sublime qu’on a au collège et qui fait pleurer des larmes de la plus belle eau sans littérature ».

Dans une nouvelle intitulée Les Amours de la quinzième année, il apparaît déjà comme le contemplateur et le rêveur qu’il sera toujours : « Je manquais la classe pour m’en aller loin de la ville me rouler dans l’herbe, pleurer sans cause. Et tous les dimanche matin, régulièrement, je me trouvais sans y penser, à la sortie de la messe, regardant les jeunes filles s’échapper dans un vol de robes blanches. »

Les Amours de la quinzième année, pleins de détails autobiographiques sur ses études, sa vie à Tarbes à cette époque, nous ont conservé le nom et le portrait de la jeune fille qui fut l’objet de son premier amour : « Marguerite, devait bien avoir trois ans de plus que moi, mais elle était exquise, dans l’encadrement de sa fenêtre tapissée de glycines, ses grands yeux vifs, son éternel ruban d’azur dans ses nattes blondes et son grand col brodé... Mais un jour, je la vis de près. Je chancelai en apercevant à son menton une fossette molle et rose, un vrai nid à baisers. Un regard d’antilope à l’agonie qu’elle me jeta m’acheva. Je rentrai fou ! » Puis il prononce l’oraison funèbre de cette passade : « Je guéris de mon amour. Ils se sont mariés et Ils auront probablement beaucoup d’enfants. Amen. »

On retrouve une allusion à Marguerite dans un poème que Jules Laforgue écrira en 1880 à Paris : « ... Las ! où sot tes belles tresses d’or, dis / Margaretha ma bien-aimée ! » Trois ans plus tard, à Tarbes, le 21 août 1883, Laforgue entreverra son ancienne amie et notera dans son Agenda : « Le soir, musique aux allées, Marguerite entrevue dans le va et vient, causant, pâle, la tête haute, perdue, avec un monsieur vulgaire et gras ». C’est en pensant à ses propres expérience adolescentes, à leur répercussion sur sa vie qu’il écrivit cette remarque profonde : « Comment s’est passée notre puberté (corps et imagination) tout est là, tout vient de là. Il y a une heure de nos quinze ans d’où dépendra notre caractère, notre mirage personnel de l’univers ».

Sa vie loin des siens, la privation de l’affection maternelle — sa mère était repartie à Montevideo, ne revenant en France qu’en 1875 et mourant à Paris au mois d’avril 1877 — la contrainte du lycée, les heurts inévitables avec les camarades font naître en lui la tristesse, le repliement mélancolique. Les quelques vers qu’il écrivit dans Derniers Vers sur cette période de sa vie sont de teinte frileuse et triste :

Voici venir les pluies d’une patience d’ange...
(...)
C’est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C’est la tristesse sans le foyer...

Entré au lycée de Tarbes en 1869, il y resta jusqu’à la fin de la classe de seconde. Il n’eut que de faibles succès scolaires, mais remporta constamment des prix d’instruction religieuse. Était-ce là l’éveil de son goût pour les idées philosophiques ? Le proviseur du lycée Théophile Gautier, à Tarbes, apprécia ainsi les études de Laforgue : « Jules Laforgue a été élève du lycée de 1869 à 1876. D’une nature fantaisiste, peu travailleur, mais remarquablement intelligent, le jeune Laforgue n’était pas ce qu’on appelle au lycée un bon élève. Ses succès y ont été plutôt médiocres ».

Ne nous représentons pas Jules Laforgue au lycée comme un sombre rêveur, hanté déjà de « soucis cosmiques » ; selon Perez, qu’il le connut à cette époque, « il n’était pas dépourvu des grâces d’espièglerie de son âge. Ni Jules Laforgue ni son frère Émile, d’une jovialité plus en dehors, mais non moins fine, n’ont manqué de ces qualités primesautières, de cet esprit de saillie humoristique par lesquels on est quelqu’un dans le milieu écolier. Je dira plus ; ces enfants venus de l’autre bord de l’océan, pour vivre leur jeunesse entre les murs d’un lycée français... jouissaient d’un certain prestige auprès de leurs camarades par un je ne sais quoi de libre et de neuf et aussi par l’idée d’un au delà très excitant pour l’âme robinsonnesque des internes d’autrefois ».

Pendant ce temps, à Montevideo, la famille Laforgue s’était accrue de cinq autres enfants, et en mai 1875 elle rentra définitivement en France, à Tarbes, où naquit, en novembre de la même année, le onzième enfant. Il fut décidé que les deux aînés achèveraient leurs études à Paris, et toute la famille partit s’installer en octobre 1876 au 66 rue des Moines, aux Batignolles, une petite chartreuse avec un jardin où jouaient les enfants — début avril 1877, la mère y mourra en mettant au monde un douzième enfant, qui ne vécut pas, et en 1879 la famille Laforgue habitera au 5 rue Berthollet. Paris, Jules en rêvait au lycée : « En province, lit-on dans un fragment manuscrit inédit, il rêvait de venir à Paris, les personnages de Balzac l’avaient enthousiasmé pour cette vie d’ascète en plein Paris. Lucien, etc. Il se faisait fort de vivre avec cinquante francs par mois ». Il fit sa rhétorique au lycée Fontanes (plus tard Condorcet) sans parvenir à passer son baccalauréat.

Jules Laforgue. Frontispice dessiné par P.-E. Vibert de Jules Laforgue (1860-1887) : sa vie, son oeuvre par François Ruchon (1924)

Jules Laforgue. Frontispice dessiné par P.-E. Vibert de Jules Laforgue (1860-1887) :
sa vie, son œuvre par François Ruchon (1924)

Son père et ses jeunes frères étant partis en 1879 pour Tarbes, il continua d’habiter avec sa sœur Marie, sa confidente, l’appartement familial, au 5 rue Berthollet, dans le quartier du Val-de-Grâce (1879-1881). Vers le milieu de l’année 1881, sa sœur le quitta pour s’établir à Tarbes. Le voilà seul dans la grande ville. Il se sent si abandonné qu’il revient errer tous les jours autour de la maison pour retrouver la trace des chères présences. « Quand je sors de chez Ephrussi, (...) qui m’empêche de manger dans son quartier et d’aller de là à la Bibliothèque ? Et non, mes jambes me portent vite et instinctivement dans notre quartier, et je rôde sans savoir pourquoi autour de la rue Berthollet, où je n’ai pourtant plus rien à faire ! Quand le soir, à dix heures, je me trouve sortant du cabinet de lecture, je me hâte vers le quartier, comme si tu m’attendais toujours, puissance des habitudes prises ! » (Lettre à sa sœur, Mélanges posthumes)

Sa situation était devenue assez précaire. Il vivait en garni, rue Monsieur le Prince, livré à ses propres ressources, travaillait dans les bibliothèques, et était depuis quelque temps déjà, en qualité de secrétaire, au service de Charles Ephrussi (1849-1905), rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts — dont il deviendra propriétaire en 1885. En 1880-1881, celui-ci mettait la dernière main à un important volume sur Albert Dürer dont Laforgue dressa les tables. Son passage chez Ephrussi, amateur d’art riche et éclairé, développa certainement et affina le goût naturel qu’avait Laforgue pour les arts plastiques dans leurs manifestations les plus originales. Jules Laforgue confie tout ce qu’il lui doit dans les lettres pleines de reconnaissance et de confiance, lettres d’un jeune chercheur à un ami plus âgé et bienveillant, qu’il ne cessa de lui adresser pendant toute la durée de son séjour en Allemagne : « ... Chaque ligne de votre beau livre me rappellerait tant de souvenirs ! Surtout les heures passées à travailler seul dans votre chambre où éclatait la note d’un fauteuil jaune. Et les Impressionnistes ! » (suit la description d’œuvres de Pissarro, Sisley, Monet, Berthe Morisot, Mary Cassatt, Degas, Manet)

C’est à Charles Ephrussi que Jules Laforgue doit aussi d’avoir écrit et publié dans la Gazette des Beaux-Arts quelques pénétrants articles sur Böcklin, Menzel et Klinger. L’Albert Dürer et ses dessins, ouvrage de Charles Ephrussi, parut en 1882, alors que Jules Laforgue était à Berlin. Charles Ephrussi reconnut les mérites de son collaborateur dans une aimable dédicace : « J’ai porté l’autre jour, écrit Laforgue, votre volume à l’Impératrice... Elle était émerveillée et plaçait des appréciations justes. Seulement, elle a vu à la première page votre petit mot, et j’ai eu toutes les peines du monde à lui persuader que c’était par pure amabilité de votre part, que je n’avait fait qu’un travail de copiste, et que, d’ailleurs, il était évident que j’étais trop jeune pour collaborer à de pareils ouvrages ».

Cette période de 1879 à 1881, que nous appellerons période de la rue Berthollet — Laforgue lui-même a parlé de son « idéal de la rue Berthollet » — est un moment de formation intellectuelle, d’exaltation philosophique, de nostalgie sentimentale dont l’influence s’est fait sentir sur toute son oeuvre et que les critiques ne mirent pas de suite suffisamment en évidence. Sainte-Beuve n’a-t-il pas dit que l’essentiel pour définir et comprendre une vie de grand écrivain, de grand poète est de « saisir, embrasser et analyser tout l’homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances qui se sont accordés de telle sorte qu’il ait enfanté son premier chef-d’œuvre. Si vous comprenez le poète à ce moment critique, (...) alors on peut dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poète. »

Durant cette période, Laforgue découvrit la vie des livres et de la pensée. Son esprit y subit les mille influences contradictoires qui troubleront tant son équilibre intérieur et dont il n’arrivera à se dégager qu’assez tard, après ses Complaintes (1885). À vingt ans, il a déjà une culture étonnante. Il a lu tous les poètes : Vigny, Hugo, Musset, Richepin, Sully-Prudhomme, Cazalis, puis Baudelaire, dont l’influence supplante toutes les autres. Les Goncourt, Barbey d’Aurevilly lui donnent le goût d’une « écriture artiste et raffinée ».

On comprend mieux son spleen et sa tristesse après avoir fait le pèlerinage de la rue Berthollet et connu la vie qu’il y mena, triste rue de quartier quelconque, deux rangées de façades sombres, sans horizon, rue populeuse, indifférente, dont la solitude accroît encore la mélancolie. Il nous a laissé l’émouvant tableau d’une de ses journées, où, après l’oubli cherché dans des lectures d’esthétique et de philosophie, il était obligé de redescendre aux lamentables nécessités de la vie. Presque sans argent, il allait vêtu d’habits minables et effrangés. On trouve dans ses manuscrits un fragment se rattachant sans difficulté à cette période de sa vie : « ... Les Bourgeois qui dans la rue vous dévisagent en passant et laissent tomber un regard sur vos souliers. Une époque de misère à son arrivée à Paris, dîners à 50 cts, bottines éculées, les poignets effilochés dont on coupe le fil ». À rapprocher d’un passage d’une lettre à sa sœur : « Tu sais comme j’étais habillé ! veston tout reprisé, gilet en loques, pantalon frangé ». Temps de travail et de rêveries intenses, de promenades solitaires où sa pensée enfiévrée concevait de confuses cosmologies.

Chaque soir...
J’allais le long d’un quai bien nommé mon rêvoir,
Et buvant les étoiles à même : « Ô Mystère !
« Quel calme chez les astres ! Ce train-train sur terre !
« Est-il quelqu’un vers quand, à travers l’infini,
« Clamer l’universel lamasabatkani ? »

Il aspirait au néant, de toute sa pensée lasse et grisée (Complaintes) :

... Débordant des chagrins de la Terre
Et des frères Soleils, et ne pouvant me faire
Aux monstruosités sans but et sans témoin
Du cher Tout, et bien las de me meurtrir les poings
Aux steppes du cobalt sourd, ivre mort de doute,
Je vivotais, altéré de Nihil......

Ce fut aussi le temps de ses désirs d’apostolat. Il aurait voulu descendre au milieu de la ville comme les antiques prophètes et prêcher la religion du Renoncement : « Pendant cinq mois, j’ai joué à l’ascète, au petit Bouddha, avec deux oeufs et un verre d’eau par jour et cinq heures de bibliothèque. J’ai voulu aller pleurer sur le Saint-Sépulcre (...) ; à dix-neuf ans j’ai rêvé de m’en aller par le monde, pieds nus, prêchant la bonne loi, la désertion des idées, l’extradition de la vie » (Mélanges posthumes, extrait se rapportant à l’année 1879)

Il avait été « empoigné au cœur par les cosmologies modernes, les astres mort, les déserts stellaires sans échos ». Et, dans cet état, il atteint le style visionnaire : « On désertera les cités, les hommes s’embrasseront, on ira sur les promontoires vivre dans la cendre, tout à la contemplation des cieux infinis. On organisera des concerts infinis d’orgues vastes comme des montagnes, qui souffleront des ouragans de lamentations avec leurs tuyaux montant, énormes comme des tours, dans les nuées qui courront, bousculées par ces lamentations. Et la planète en deuil laissera dans l’azur comme un sillage de lamentations. »

Photographie de Jules Laforgue en 1885

Photographie de Jules Laforgue en 1885

Après la journée passée à la Bibliothèque nationale ou à Sainte-Geneviève, il rentrait dans sa pauvre chambre indifférente, la tête pleine d’un tourbillon d’images et d’émotions jaillissant de l’esprit concentré tout le jour sur les livres, il s’appuyait à sa fenêtre, las de penser, las de sa vie précaire : « Puis, très souvent, au crépuscule, en rentrant, je m’accoude à ma petite croisée, et je rêve sans pensée, regardant Notre-Dame et les toits et les cheminées, ce sont des moments d’oubli. » Le flot mystérieux des images consolatrices montant des profondeurs. Il regardait la ville et le ciel dans le poudroiement du couchant (Le Sanglot de la terre) :

Par l’azur tendre et fin, tournoient les hirondelles
Dont je traduis pour moi les mille petits cris.
Et peu à peu je songe aux choses éternelles,
Au-dessus des rumeurs qui montent de Paris.

Une sorte de rêverie cosmique l’envahissait peu à peu , pendant laquelle il vivait ces poèmes troublants du Sanglot, où il voyait les mondes et les humanités voguer dans l’espace sans bornes. Dans une lettre à mon amie Sandah Mahali, il résume ainsi ses impressions sur cette décisive époque de sa vie : « ... Trois ou quatre individus savent seuls un peu la vie que j’ai menée à Paris il y a deux ans. Et encore, non, je suis seul. Quand je relis mon journal de cette époque, je me demande avec des frissons comment je n’en suis pas mort (...). Pourquoi bavarder encore sur ces deux années (1878-1880) qui seront probablement la note aiguë de ma froide, froide destinée ? » (Mélanges posthumes, à la date de 1882)

Une amertume lui est restée de cette vie de tension d’esprit et de difficultés matérielles (Complaintes) :

Vos Rites, jalonnés de sales bibliothèques,
Ont voûté mes vingt ans, m’ont tari de chers goûts...

et le regret d’une jeunesse harmonieuse, et non pas comme la sienne hypertrophiée de solitude méditative : « ... Deux ans de solitude dans les bibliothèques, sans amour, sans amis, le peur de la mort. Des nuits à méditer dans une atmosphère de Sinaï. » (Mélanges posthumes)

Sans contact avec ceux qui l’entouraient et qu’il voyait passer devant lui comme d’insaisissables apparitions, sa tristesse redoublait quand ils étaient dans la joie : « Cette atmosphère de fête m’attriste au delà de la mort. Je ne me rappelle pas une heure de ma vie où la joie ne m’ait navré ou du moins attristé. » On retrouve les mêmes sentiments dans un fragment : « Ô j’étais tout amour, j’ai vécu heure à heure l’histoire universelle minutieusement, j’ai saigné et sangloté pendant que mes contemporains couraient à leurs affections, à leurs fêtes... Me cautériser le cœur... » (reproduit dans La Revue blanche, n° 85)

Jules Laforgue jouissait cependant avec une maladive volupté de cette solitude : « Hier, dimanche, je me suis tellement ennuyé, j’avais le coeur si serré de mon isolement dans les foules se promenant, que cela devenait pour moi une sorte de jouissance d’autiste. » (Mélanges posthumes, extrait de rapport au mois de septembre 1881)

L’amour ne vint pas le consoler de cette détresse cérébrale. La nostalgie amoureuse se mêlait en lui aux spleens métaphysiques. Ses lectures philosophiques — Schopenhauer — lui faisaient concevoir et pratiquer un idéal ascétique. il souffrit « de n’avoir pas l’âme encore assez pure ». Et un poème du Sanglot nous livre toute son âme ingénument :

Je puis mourir demain et je n’ai pas aimé,
Mes lèvres n’ont jamais touché lèvres de femme,
Nulle ne m’a donné dans un regard son âme,
Nulle ne m’a tenu contre pâmé.
(...)
J’ai craché sur l’amour et j’ai tué la chair !
Fou d’orgueil, je me suis roidi contre la vie !
Et seul sur cette Terre à l’Instinct asservie
Je défiais l’Instinct avec un rire amer.

Jusqu’à son séjour en Allemagne, il restera gauche, emprunté devant l’amour, il se demandera souvent s’il est possible qu’on puisse l’aimer et que l’on fasse attention à lui (Complaintes) :

Automne, automne, adieux de l’Adieu !
La tisane bout, noyant mon feu ;
Le vent s’époumone
À reverdir la bûche où mon grand cœur tisonne.
Est-il de vrais yeux ?
Nulle ne songe à m’aimer un peu.

Les deux œuvres qui devaient retracer l’état d’esprit et la vie de Jules Laforgue en ces années 1878-1881, ne nous sont parvenues qu’à l’état d’ébauches. L’une, Le Sanglot de la terre, subsiste dans une forme assez complète, assez poussée pour être un des plus beaux poèmes de notre littérature dans le genre du lyrisme de la pensée, de la Gedankenlyrik ; l’autre, un roman, qui devait s’intituler Le Raté, est malheureusement restée à l’état de fragments dispersés, non coordonnées, dont une grande partie a dû se perdre dans les vicissitudes qu’ont subies les papiers de Laforgue. Cela aurait été un roman autobiographique, dont nous devons utiliser les précieux restes :

« Puis un roman, tout d’analyses et de notules psychologiques. Un personnage et quelques comparses. C’est une autobiographie de mon organisme, de ma pensée, transportée à un peintre, à une vie de peintre (...), mais un peintre penseur, Chenavard pessimiste et macabre. Un raté de génie. Et vierge, qui rêve quatre grandes fresques : l’épopée de l’humanité, la danse macabre des derniers temps de la planète, les trois stades de l’Illusion. Vie malheureuse, pauvre, sans amour, spleen, tristesse incurable de la vie et de ses saletés » (Mélanges posthumes).

Fac-similé d'un manuscrit provenant d'un carnet de Jules Laforgue

Fac-similé d’un manuscrit provenant d’un carnet de Jules Laforgue

Ces années douloureuses, pendant lesquelles son esprit s’affina et s’enrichit, produisirent la floraison poétique du Sanglot et des Complaintes. Il leur doit, en grande partie, sa conception pessimiste et idéaliste du monde. S’il est une constatation qui convienne pleinement et justement à Laforgue, n’est-ce pas celle de Fichte disant : « L’homme forme sa conception scientifique non pas du tout avec liberté et choix, de telle ou telle manière, mais c’est sa vie qui la lui forme, et cette conception, c’est proprement l’intérieure et d’ailleurs inconsciente racine de sa vie devenue pensée ». Par sa vie difficile, solitaire et concentrée, ses tendances profondes arrivent à leur plein épanouissement, insensiblement son esprit spéculatif se tourne vers le pessimisme et ses théoriciens, auprès desquels il trouvait une doctrine conforme à ses besoins moreaux, à ses aspirations moment, à sa sensibilité.

La crise religieuse dans laquelle il abandonna le catholicisme, se produisit vers 1879 : « Une névrose religieuse, j’étais croyant. Depuis deux ans, je ne crois plus. Je suis un pessimiste mystique. Les vitraux de Notre-Dame m’ont rendu malade souvent. » (Lettre à Sandah Mahali, dans Mélanges posthumes) Il garda une mysticité dont on retrouve la trace dans quelques poèmes du Sanglot. Son style manifeste, de plus, un penchant très prononcé pour le vocabulaire sacerdotal : patène, hostie, eucharistie, ostensoir, manuterge. Mais peut-être ne faut-il voir là qu’une influence baudelairienne et mallarméenne.

Parmi les personnes avec lesquelles il fut en relations à Paris, il faut accorder une place toute spéciale à son amie Mme Sandah Mahali. Leur amitié nous a valu une fine et élégante correspondance. Sandah Mahali, qu’il connut par Charles Henry, était une femme aimable, amie des art, un peu poète à ses heures, et qui, dans son salon de la rue Denfert-Rochereau, « ce salon intime et obscur, aux meubles sévères », recevait tous les dimanches, à la tombée de la nuit, poètes, musiciens et lettrés. Nos deux poètes furent unis d’une amitié profonde, un peu troublante, où finit, peut-être, par se glisser un soupçon d’amour, mais toujours inavoué.

Jules Laforgue se rendait bien compte de l’exquise étrangeté de leur commerce ainsi qu’en témoignent ces lignes : « Mon cher Poète, qu’est-ce que c’est que ce bout de lettre que je reçois ! D’abord cela ne commence par rien : ni cher Monsieur, ni cher Ami, ni rien (l’appellation qui doit répondre à notre... nuance, n’existerait-elle pas, ou bien aviez-vous eu peur ?)... Dites, cher Poète, entre nous, écrivez-moi de longues lettres, très sérieuses, très intimes, ne bavardons pas, ne soyez pas spirituelle ; échangeons, voulez-vous, des lettres parfumées de confidences ? » (Mélanges posthumes) Cette correspondance pleine de désinvolture, où Laforgue se montre un conseiller littéraire avisé, où il badine et se permet de délicieuses ironies, se termina, sans que l’on sache pourquoi, vers 1883.

Il n’était en relations qu’avec de rares amis, parmi lesquels il faut mentionner Paul Bourget, qu’il allait visiter en son domicile de la rue Monsieur, et dont il a fait le piquant portrait que voici : « 7 rue Monsieur, quartier correct et provincial, un escalier raide, un timbre qui sonne perçant et irréparable ; et vient vous ouvrir, un sourire qui a toujours l’air de faire ses malles. C’est un gentleman français de solide et noble taille, d’air ravagé mais ferme (...) un nez pur, un front soucieux depuis des siècles, des yeux couleur cruelle énigme s’il en fut ».

Puis Charles Henry, qui habitait aussi rue Berthollet. Laforgue, dans une lettre, lui rappelle le souvenir de leurs promenades philosophiques : « Où sont nos soirées, rue Séguier et rue Berthollet, nos promenades, rue de l’Abbé de l’Épée, au boulevard de Port-Royal, et la fête de l’avenue des Gobelins, avec nos singulières causeries ? » Il resta lié toute sa vie avec Charles Henry et entretint avec lui, de Berlin, une longue et passionnante correspondance qui nous fait pénétrer très avant dans l’intimité du poète des Complaintes.

Il fut aussi l’ami de Gustave Kahn, poète et critique qui prit une part active à la campagne symboliste. Une de leurs premières rencontres eut lieu à une réunion des Hydropathes, un des nombreux cénacles de la première heure du symbolisme (vers 1880). Il apparut à Kahn comme un jeune homme à l’aspect un peu clergyman et trop correct pour le milieu. Laforgue avait pris grand plaisir à un poème que venait de lire Kahn :

« Ce jeune camarade conquis par ces quelques pauvres lignes devait devenir un de mes meilleurs amis d’art : c’était Jules Laforgue. Je l’avais un peu remarqué à cause de sa tenue et aussi pour cette particularité qu’il semblait ne pas venir là pour autre chose que pour écouter des vers ; ses tranquilles yeux s’éclairaient et ses joues se rosaient quand les vers offraient le plus petit intérêt... Nous causâmes... Il m’apprit qu’il voulait se consacrer à l’histoire de l’art, il médirait aussi un drame sur Savonarole. Nous nous montrâmes nos bagages littéraires, le sien consistait en une petite étude lyrique sur Watteau, et quelques sonnets impeccables, et écrits sur des phénomènes de la rue et les points les plus élevés d’une sérieuse cosmogonie... C’est un de mes plus chers souvenirs que celui de ces après-midis errantes de l’été de 1880 ; ce cerveau de jeune sage d’une étonnante réceptivité, d’une extrême finesse à saisir les analogies m’intéressait vivement. Au cours des promenades où un livre à la main (quelque Taine d’art ou quelque bouquin de philosophie) lui paraissait nécessaire à son maintien ; nous échangeâmes des idées, il me montra des Bouddhismes à travers Cazalis... » (La Revue blanche, novembre 1901)

Il fut jusqu’en automne 1881, collaborateur et secrétaire de Charles Ephrussi qui, avec Paul Bourget, le tira de la triste situation où il se débattait, en le faisant agréer comme lecteur de l’impératrice d’Allemagne, Augusta. Jules Laforgue apprend cette bonne nouvelle le 18 novembre ; le 20, il reçoit de Tarbes l’annonce de la mort de son père, et se trouve maintenant le seul soutien d’une nombreuse famille. Il écrit dans ses Fleurs de Bonne Volonté :

Mon père (un dur par timidité)
Est mort avec un profil sévère ;
J’avais presque pas connu ma mère,
Et donc vers vingt ans je suis resté.

Il accepta avec joie et courage ses nouvelles obligations de chef de famille et écrivit à sa sœur ces lignes touchantes : « Vois-tu, je suis prêt à tous les dévouements, à toutes les abnégations ; mais avant tout, mon but est ton bonheur à toi, je ne veux songer qu’à cela, je rendrai mes frères et sœurs heureux, mais pour toi, ce sera de l’adoration, de la vénération, et si tu mourais, je mourrais » (Messages posthumes). Plus tard : « Ma vie entière ne sera qu’un dévouement, à mes frères et sœurs. Je ferai tout, tout. »

Il partit de Paris le 29 novembre 1881, sans avoir pu assister aux obsèques de son père, et rejoignit son poste à Coblence où séjournait l’impératrice. C’était la tranquillité : 9000 francs d’appointements, vie régulière, appartement au palais, table choisie, serviteurs stylés, etc. Huit jours auparavant, Laforgue dînait d’un morceau de pain et de six sous de charcuterie ; et voilà qu’il avait l’embarras du choix entre les petits plats... dans les grands.

Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach. Détail d'une peinture de Franz Xaver Winterhalter (1861)

Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach. Détail d’une peinture de Franz Xaver Winterhalter (1861)

« Mais je n’ai faim qu’en France ! » écrit-il à sa sœur, en lui racontant son installation. Il avait pour protectrice la comtesse Hacke, première dame d’honneur, et pour ami un brave homme, le docteur Nelken, médecin de l’impératrice. Il causait et allait à l’Opéra avec le docteur ; il faisait des lectures et des dictées à la comtesse, bonne marraine. L’impératrice Augusta avait alors 70 ans et s’avisait, pour ne pas les paraître, mains artifices. « C’est un type accompli de grande dame, comme les aiment ceux qui ont vécu en imagination dans les salons du grand siècle et dans ceux du dernier », note Laforgue.

Sa nomination à Berlin le mit donc hors des atteintes du besoin et lui permit de soutenir les siens, mais elle l’arracha au mouvement littéraire parisien, le jeta isolé dans un pays inconnu, et ne fit qu’augmenter son spleen et le sentiment de sa solitude. Dans toutes ses lettres d’Allemagne, il exhale son ennui, les mots spleen, exil, tristesse reviennent constamment sous sa plume : « Je m’ennuie, je m’ennuie. Je suis immensément amoureux, immensément et vaguement. J’ai dans le cœur du soleil de dimanche avec des bruits de cloches, en province, quand on regarde sortir les robes blanches à paroissien d’ivoire par la porte où l’on grava : Deo Optimo Maximo », ou encore « Si vous saviez dans quel trou de spleen j’enfonce, j’enfonce... »

Il résida en Allemagne de décembre 1881 à septembre 1886. C’est à ce long séjour, agrémenté d’abondants loisirs, que nous devons l’œuvre de Laforgue, qu’il n’eut guère pu réaliser avec la vie besogneuse et pénible qu’il aurait menée s’il était resté à Paris. À quoi occuper son temps en ce Berlin, en ce Bade qu’il détestait, sinon en « escamotant » son ennui à force de travail et de lectures, en tramant serré ses volumes de vers, en s’attelant à des romans, en rêvant à des livres d’art ? Au début, il était dans de parfaites dispositions de travail, que, plus tard, l’ennui, le dégoût, l’acedia, entraveront singulièrement : « Je lis, j’écris, mais surtout, je pense, écrit-il à Charles Ephrussi en avril 1882, ce changement d’atmosphère civilisée m’a retourné le cerveau comme on retourne une omelette. Et je note, je note toujours. » (Messages posthumes).

L’Allemagne n’était pas le pays qui convenait à son tempérament artiste, ami des couleurs, des belles formes, des clartés, et son oeuvre lui doit sûrement sa teinte grisaille, morne et spleenétique. Qui sait si un autre milieu, un pays lumineux et ensoleillé n’eussent pas donné un Laforgue à l’ironie légère, à la sensualité épanouie et non pas amères et contenues ? Un Laforgue que la Nuit d’août et Pan et La Syrinx permettent d’imaginer et de rêver. Ce qu’il doit à l’Allemagne, il le formule en ces termes à son amie Sandah Mahali : « En ce moment (1882), je suis dans un état considérablement lamentable. Je ne vois que le côté plat, sale de la vie. Et tout ce que j’écris s’en ressent, en est imbibé, comme le poumon du fumeur s’imbibe de nicotine. »

Il observa impitoyablement le monde de la cour ; se mêla, en contemplateur, aux réceptions officielles, aux bals de l’Opéra de Berlin, notant les attitudes, les ridicules de la foule qu’il coudoyait. Il a retracé dans son livre sur « Berlin » ses impressions sur la cour de Prusse, il insiste curieusement sur l’apparat anachronique qui s’y déployait, nous montre les courtisans, les fonctionnaires, les chambellans chamarrés d’or en extase devant l’empereur Guillaume Ier. Il a esquissé de piquante portraits de l’empereur, de l’impératrice, faits en connaissance de cause, puisque ses fonctions l’obligeaient à vivre dans leur entourage, et il put recueillir, çà et là, de bouches autorisées et disposées aux confidences, bien des détails précieux.

Il montre le vieil empereur se raidissant contre la maladie, hanté de la divinité de sa mission, attaché avec acharnement à l’étiquette ; quant à l’impératrice, elle est tout l’opposé de son époux : « Autant la personnalité intime de l’empereur est simple et naturellement effacée, autant l’impératrice est compliquée et entière et s’impose ». C’est une Slave raffinée, nerveuse à l’excès, hantée de catholicisme, aimant l’esprit et la littérature française, parlant supérieurement le français, ne lisant que des livres français, et se tenant très en dehors de la Cour ; très peu allemande d’ailleurs, et fort impopulaire.

C’est à Berlin, dans la solitude du Prinzessinen Palais, à Coblence et à Bade, qu’il écrivit en partie et remania ses Complaintes, médita ses Moralités, se pénétra de Spinoza et de Hartmann : « ... Je regarde passer la vie, c’est très curieux, je mange mon cœur à diverses sauces épicées, fais des vers, de la prose. Et je rêve, j’essaie la critique d’art de demain » (Messages posthumes).

Il décrit son cabinet de travail de Berlin dans une lettre à Charles Henry « ... Devant moi, la caserne avec musiques militaires, des canons braqués ; ensuite l’Université, puis le Palais du roi et le Musée ; à ma gauche, l’Opéra et le Palais de l’impératrice ; (...) rien que des colonnes, rien que des statues. J’ai cinq fenêtres en tous sens. Je ne vois que des monuments. Et des officiers aux monocles pâles ! Ah ! si vous voyiez comme je suis logé, mon cabinet de travail est quatre fois grand comme celui de la rue Séguier ».

Lecteur de l’impératrice, il faisait la lecture une ou deux fois par jour, et suivait la souveraine dans tous ses déplacements. Elle résidait successivement à Bade, Hambourg, Babelsperg, Coblence ; Coblence, surtout, plaisait à Laforgue, avec la fraîcheur de ses verdures, le spectacle toujours varié du Rhin majestueux, serein, « plat et lent comme une Loire, dans un vieillot soleil d’automne, le calme des collines roussies ». Ses fonctions étaient peu absorbantes et lui laissaient de très grands loisirs pour travailler et s’ennuyer. Il connut à Berlin Lindenlaub, alors correspondant berlinois d’un journal français, qui le présenta à deux de ses camarades : Théophile et Eugène Ysaÿe. Théophile Ysaÿe devint, par la suite, son plus intime ami.

Laforgue, néanmoins, gardait une certaine réserve et ne se livrait pas beaucoup, il ne racontait rien de ses projets littéraires. Lindenlaub et Ysaÿe ne connurent pas les poèmes de Laforgue avant de lire les épreuves des Complaintes en 1885. Lindenlaub dit qu’il menait trois vies, l’une, celle de Berlin, avec ses amis, l’autre, celle de ses fonctions à la Cour, puis celle, secrète, de son oeuvre. Jules Laforgue passait la plus grande partie de son temps chez Théo Ysaÿe, écrivant, lisant Hartmann et Schopenhauer, tandis que le pianiste jouait ses « éternelles mélodies ». Puis, en guise de diversion, il allait promener ses mélancolies le long de la Sprée « le long des berges sans idylles », en des endroits tristes « derrière les Zelten, le Kronprinz Ufer, et de l’autre côté de Berlin, le Luisen Ufer. Le soir il y a des effets étonnants » (Messages posthumes).

Jusqu’à son séjour en Allemagne, Laforgue ne connaissait de l’amour que des « passions platoniques infinies », sa poésie du Sanglot n’en exprimait que le rêve et non la réalité. En Allemagne, tout changea. L’Agenda de 1883 nous laisse deviner une liaison ardente et passionnée avec une femme qu’il désigne par la lettre R, la mystérieuse R. ; il est des plus probables que c’était une personne de haut rang, appartenant à la suite immédiate de l’impératrice, car elle la suit dans tous les déplacements auxquels participe son lecteur. Il est fort attachant de suivre les péripéties de cette liaison avec R. qui joua dans la vie de Laforgue un rôle plus important peut-être que miss Lee (sa future épouse), semble l’avoir libéré des platonismes où jusqu’alors il s’était attardé, et lui donna l’occasion d’exercer les subtiles facultés d’analyse qu’il avait affinées dans sa solitude juvénile.

Cette liaison, que l’on ignorait jusqu’à la publication de l’Agenda de 1883, permet de rattacher à une réalité vivante, quoique mystérieuse, les multiples fragments de roman, les notes sentimentales et sensuelles que l’on croyait jusqu’ici se rapporter à Miss Lee qui devait devenir sa femme en 1888. La plupart de ces fragments, écrits soit à Bade, soit à Coblence, dans le cadre raffiné, luxueux de ces villes de plaisance, sont des transpositions de l’ « aventure R. ».

Portrait à l'aquarelle de Jules Laforgue en 1885, par Franz Skarbina. Illustration extraite de Berlin : la cour et la ville par Jules Laforgue avec une introduction de G. Jean-Aubry, paru en 1922

Portrait à l’aquarelle de Jules Laforgue en 1885, par Franz Skarbina. Illustration extraite
de Berlin : la cour et la ville par Jules Laforgue avec une introduction de G. Jean-Aubry, paru en 1922

Cette liaison qui paraît dater de 1882, atteint son summum dans le milieu de 1883. R. apparaît dans l’Agenda comme une amie de tous les instants : Laforgue l’accompagnait à l’église, visitait avec elle les expositions d’art et se rendait souvent chez elle après ses lectures au palais. Leurs relations semblent, à s’en tenir au texte de l’Agenda, avoir été assez tourmentées. À fois répétées Jules Laforgue note ces mots : « Scène avec R. » et encore : « Lecture (chez l’Impératrice) puis chez R. scène interminable — banquise et tison ». D’autres fois, il est incisif et moqueur : « Dimanche 27 mai : Grande scène avec R. Elle était née pour être mère ». Puis les événements se précipitent, on devine d’actives jalousies féminines.

Le dimanche 3 juin, quelques mots sur une de ces « scènes » qui reviennent si fréquemment, mais qui, ce jour-là, dut être particulièrement pathétique : « Je ne suis plus digne de vos baisers. — Racontez-moi tout alors... elle s’ennuie... Que ma destinée est sublime et que tout est éphémère ». La dernière mention de R. dans l’Agenda est du lendemain 4 juin, puis plus rien. Et dans la Complainte d’un certain dimanche datée de juillet 1883, il relate mélancoliquement, tristement, la fin de cet amour, qui tint une si grande place dans sa vie :

Mais quoi ! Les destins ont des partis pris si tristes,
Qui font que, les uns loin des autres, l’on s’exile,
Qu’on se traite à tort et à travers d’égoïstes...
Elle est partie, hier. Suis-je pas triste d’elle ?
Mais c’est vrai ! Voilà donc le fond de mon chagrin !
Oh ma vie est aux plis de ta jupe fidèle !
Son mouchoir me flottait sur le Rhin...
Seul !...

Cette R. devait être d’assez aristocratique allure et quelque peu intimidante si l’on s’en réfère à des notes inédites dans lesquelles Jules Laforgue a relaté les péripéties de cette liaison. Il fut ébloui surtout par leurs premiers rendez-vous, d’où il revenait avec l’émerveillement de qui vit de tels instants pour la première fois : « Et au sortir de ce court premier rendez-vous, il se prenait la tête à deux mains dans le fiacre : mais, elle est étonnante ! Cette idée que c’était là de la réalité le mettait dans des soleils de délire à la lettre. — Et nous qui voulions écrire des romans ! et connaissons la jeune fille ! Pédants, laquais, pédicures, cuistres ! parvenus ! barbouilleurs ! Qu’elle est belle et unique ! Comme il n’y a qu’elle, c’étaient là les branches de saule auxquelles il se cramponnait, se noyant. Elle sait tout. Elle est ouverte à tout. Et cela avec un sourire si discret, ne sachant que faire de ses mains. Il la revoyait en un point unique dans son sourire du coin de l’œil écouteur de choses nouvelles qu’elle attendait du fond de son être sans déranger sa fine robe. Oui, un point de repère tout lumineux, elle avait deux dents tout au milieu plus blanches que les autres et, dieu me pardonne, étrangement diaphanes. Et dans ce sourire, ses lèvres se découvrant, elle avait l’air de grignoter un diamant... » (Notes de l’Agenda de 1883 relatives à R.)

Quel était l’aspect de cette mystérieuse aimée dont jusqu’au souvenir était perdu ? Des fragments épars dans les manuscrits vont nous restituer quelques traits de cette attachante figure qui apparaît fine et voilée dans la pénombre des Complaintes ; ce sont quelques notes jetées rapides au sortir d’une promenade, d’un rendez-vous : « L’envolée angélique des frisons blonds sur le front. Le cou délicat semblant devoir se faner et mourir d’un autre attouchement que celui de sa collerette montante et légère... Une frêle figure à jupe simple à plis originaux et naturels, une figure de peinture légère sur une théière anglaise... tout juste un soupçon de gorge que nul corsage ne fait valoir, des doigts longs et effilés qui semblent soignés à son insu, quand elle dort, par un ange, un teint d’Anglaise avec ces grands yeux bleus grands ouverts... Et la bouche absolument ingénue, la bouche comme une jolie fleur innocente et rose, gardée par les deux yeux aux sourcils ouverts très hauts qui savent fixement, franchement, leur grand regard bleu, et déconcertant ceux qui voudraient la cueillir. La bouche a parfois des sourires, des invites, des coquetteries, mais les grands yeux, eux, ne sourient jamais, ne cessent de voir au fond. Et quand ils sourient eux, et ferment les paupières, oh ! c’est que celui-là est, non peut-être digne de cueillir la fleur tant gardée, mais celui marqué fatalement et pour lequel il n’y a que fleurs, illusions, tendresse... »

Il semble que cet amour ait donné à Laforgue tout un trésor de grâce et de finesse, qui brille à travers la légèreté élégante de son style, comme dans ce délicieux fragment : « ... Ces imperceptibles mouvements d’épaules parfois, des demi-haussements d’épaules faits d’hésitation entre l’offre de sa poitrine où veille son cœur et de recul apeuré de cette même poitrine où un cœur veille. Ce regard au delà de toute langue, cette bouche pour laquelle on se planterait des ciseaux dans le cœur, à genoux, les lèvres tendues, ce teint que rien n’a jamais effleuré, ces cheveux délicats qui se laissent tordre comme on veut, cet épiderme si chaste. Oh ! qu’elle est indéfinissable, tristement idéale, semblant passer sa vie à regarder et à songer. » D’autres fragments (comme la Nuit d’août), d’une allure plus sensuelle laissent supposer que la vie sentimentale de Laforgue fut fort active en Allemagne.

En 1885, il débuta dans la littérature par son volume des Complaintes ; Laforgue étant à Berlin à cette époque, son ami Charles Henry se chargea d’en surveiller la publication. Jules Laforgue, jusqu’à ce moment, n’avait publié que quelques articles à la Gazette des Beaux-Arts et quelques poèmes dans de petites revues. Il s’ennuyait toujours à Berlin, malgré la présence de son ami Théo Ysaÿe. Une fois que ce dernier l’eut quitté en 1885, il se trouva complètement seul. Alors commencent ses relations avec Miss Leah Lee, jeune Anglaise auprès de laquelle il prenait des leçons. Elle lui fit une profonde impression. « Dès les premières fois, sans connaître son caractère, j’ai senti que ou bien je lui demanderais de passer sa vie avec moi, ou bien je n’avais qu’à m’en aller, sûr d’être pour longtemps tourmenté et incapable de travailler » (Messages posthumes).

Il l’avait connue en janvier 1886 : « C’est un petit personnage, écrit-il à sa sœur, impossible à décrire. Elle est grande comme toi et comme moi, mais très maigre et très anglaise, très anglaise surtout, avec ses cheveux châtains à reflets roux, d’un roux dont tu ne peux te douter et que je n’aurais jamais soupçonné avant de la voir, un teint mat, un cou délicat, et des yeux... Oh ! ses yeux, tu les verras, j’ai été longtemps sans pouvoir les fixer un peu. » (Messages posthumes, septembre 1886)

Leah Lee à 21 ans, en janvier 1883

Leah Lee à 21 ans, en janvier 1883

Ils se fiancèrent au début de septembre 1886. « J’ai depuis le 10 septembre une énorme et fatale influence dans ma vie ; ça devait arriver, étant donné Moi et mes droits à l’existence selon moi. Je me sens non seulement fécondé, mais comblé vraiment, entre nous. Je ne suis plus une ganache pusillanime. Je me sens heureux et pour longtemps, pour ne pas dire à jamais. » (Lettre à Charles Henry, 4 octobre 1886)

Miss Lee ne pouvant supporter le climat de Berlin, car elle ressentait déjà les premières atteintes du mal qui devait l’emporter un an après son mari, la phtisie, et l’impératrice n’admettant personne qui fût marié au Palais, Laforgue abandonna ses fonctions de lecteur vers le 7 ou 8 septembre 1886. Le 9, il quitta Berlin sans beaucoup de regrets pour aller rejoindre à Arlon, en Belgique, son ami Théo, et assister au mariage d’Eugène Ysaÿe. De retour d’Arlon, ému par la semaine qu’il venait de vivre dans la joie familiale de ses amis et par l’arrivée prochaine de celle qui devait être sa femme, il écrivit à Théo une lettre pleine de confiance en la destinée.

En octobre 1886, Laforgue et sa fiancée sont à Paris, puis vont se marier en Angleterre au début de janvier 1887. De retour à Paris, ils s’installent au 8 rue de Commaille, où, au lieu du bonheur espéré, Jules Laforgue allait rencontrer les mêmes difficultés matérielles qu’en 1879-1881, et finalement la mort. Il pensait publier, se faire connaître, obtenir une place dans l’administration des Beaux-Arts. Mais la malchance le poursuit. La maladie va jeter à bas tous ses projets. Il semble l’avoir prévu en écrivant deux ans auparavant, dans ses Complaintes :

Eh bien, ayant pleuré l’Histoire,
J’ai voulu vivre un brin heureux ;
C’était trop demander, faut croire ;
J’avais l’air de parler hébreu.

La vie le prend en traître, comme il le reconnaît, avec résignation pourtant, dans ces vers :

... Je ne veux accuser nul être
Bien que tout m’ait pris en traître.

Il tomba malade dès le début de 1887. Commence alors pour lui une vie de privations : « Sauf quelques articles au Figaro, à la Gazette des Beaux-Arts, une chronique mensuelle à la Revue Indépendante, maigrement payés, et sans fixité dans les dates, il n’avait rien. La librairie ne voulait point de ses Moralités légendaires. Malgré mes conseils, il ajournait la publication de ses Fleurs de Bonne Volonté... Ce livre d’ailleurs ne lui eut rien rapporté pratiquement. Laforgue ne trouva point dans Paris 350 francs pour ses Moralités légendaires. » (article de Gustave Kahn dans La Revue blanche, novembre 1901). Contrairement à ce que l’on a écrit, la phtisie qui emporta Jules Laforgue ne le minait pas depuis longtemps. Il mourut d’un refroidissement mal soigné. On a voulu, bien à tort, faire de lui un de ces êtres qui ne tiennent que par un imperceptible fil à l’existence. Ceux qui le connurent à Berlin sont loin de le représenter comme un rêveur émacié et alangui. Finissons en une fois pour toute avec cette absurde légende du poète phtisique.

Dès le mois de mai, il ne sortit plus de chez lui que pour aller chez le docteur Robin, auquel l’avait recommandé Bourget. Il avait de la peine à travailler, déchiré qu’il était par des quintes de toux et engourdi par des pastilles d’opium. Affaibli, il ne pouvait gagner sa vie, de pressants soucis d’argent vinrent tourmenter ses derniers mois. Il dut se défaire de quelques objets d’art rapportés de Berlin, de quelques belles éditions. Ses amis, Wyzewa, Bourget, Ephrussi ne l’abandonnèrent pas et le soutinrent délicatement. Comme il ne pouvait passer l’hiver à Paris, ils s’occupèrent de lui chercher une situation dans un climat favorable à sa guérison. Il se sentait profondément atteint, mais lui qui avait tant pensé, dans l’abstrait, au grand repos dans l’Inconscient, ne pouvait se faire à l’idée de sa mort, de sa mort à lui.

Il se savait en pleine possession de tous ses moyens et espérait pouvoir bâtir l’œuvre définitive. Mais la vie le trahit, ses forces l’abandonnent. Le corps fait défaut quand l’esprit va prodiguer ses richesses : « Triste dimanche, sans forces, au coin du feu ». « Ces trois mois de fièvre, ces journées au lit, ces quintes de toux, tout cela m’a assommé comme une pauvre bête, il me semble que depuis quatre mois, je ne me suis pas réveillé. » (Messages posthumes, 9 juillet 1887). Quelques lignes émouvantes de Hamlet, écrites à la fin de 1886, nous donnent un écho de ses méditations angoissées devant la mort : « Eh bien ! qu’est-ce que j’attends ici ? La mort ! La mort ! Ah ! Est-ce qu’on a le temps d’y penser, si bien doué que l’on soit ? Moi, mourir ! Allons donc ! Nous en recauserons plus tard, nous avons le temps. Mourir, c’est entendu, on meurt sans s’en apercevoir, comme chaque soir on entre en sommeil. On n’a pas conscience du passage de la dernière pensée lucide au sommeil, à la syncope, à la mort. C’est entendu. Mais ne plus être, ne plus y être, ne plus en être ! Ne plus pouvoir seulement presser contre son cœur humain, par une après-midi quelconque, la séculaire tristesse qui tient dans un tout petit accord au piano ! Mon père est mort. Cette chair dont je suis un prolongement n’est plus. Il gît par là, étendu sur le dos, les mains jointes. Qu’y puis-je, que passer un jour à mon tour par là. »

Un fragment manuscrit d’une écriture très négligée, au haut d’une feuille blanche, et qui pourrait bien dater de ses derniers temps, contient le même aveu d’anxiété : « Tu as ceci, tu as cela, etc. le Repos, quand viendra la suprême mort. Donne-la toi-même... Tu as peur du Bon Dieu, l’Au-delà te fait peur... L’Histoire, les massacres, les morts bêtes de chaque jour... peuple des Êtres terreux. Va, va, nous sommes seuls, misérable aiguilleur. Et que crois-tu donc être ? »

On rencontre chez Laforgue la même contradiction que chez la plupart des pessimistes, qui ne vont jamais jusqu’au bout de leurs théories ; ils sont trop sensuels pour cela. Leur pessimisme, quoique sincère, c’est le cas pour celui de Laforgue, est un élément capiteux de plus en leur vie de raffinés et d’artistes. Il avait conscience de cette contradiction.

La maladie empire en juin et juillet. Tout espoir de guérison doit être abandonné. Il ne peut plus sortir. Il pense à ses amis, à Wyzewa qu’il aimait tendrement et qui venait de partir pour la Pologne. Voici un fragment de la dernière lettre qu’il lui écrivit « ... Quel effort de prendre la plume quand on passe ses journées à sommeiller dans un fauteuil. Il fait si chaud, mais quelque éveil me vient. Je passe de bonnes nuits, ayant imaginé de ne plus dormir dans un lit, mais dans un fauteuil arrangé ; la position un peu assise me supprimant la toux.... Je ne coupe si brusquement ma lettre — je souffre un peu — qu’avec la résolution de vous écrire un de ces jours vraiment et autrement. En vérité, vous êtes le seul pour qui je pouvais prendre la plume par cette torpeur. » (fin juillet ou début août 1887).

Jules Laforgue. Dessin de son frère Émile publié dans le n°298 des Hommes d'aujourd'hui

Jules Laforgue. Dessin de son frère Émile publié dans le n°298 des Hommes d’aujourd’hui

Puis il s’éteignit doucement, insensiblement, comme il l’avait rêvé dans la méditation de Hamlet, le samedi 20 août 1887. On l’enterra au cimetière de Bagneux : « Dans un jour saumâtre, fumeux, un matin jaunâtre et moite ; un enterrement simple sans aucune tenture à la porte, hâtivement, parti à 8 heures, sans attendre un instant quelque ami retardataire, et nous étions si peu derrière ce cercueil : Émile Laforgue, son frère, Théo Ysaÿe le pianiste, quelques parents lointains fixés à Paris, dans une voiture, avec Mme Jules Laforgue ; Paul Bourget, Fénéon, Moréas, Adam et moi ; et la montée, lente, lente, à travers la rue des Plantes, à travers les quartiers sales, de misère, d’incurie et de nonchalance... » (Symbolistes et décadents, par Gustave Kahn)

Son ami Lindenlaub donne quelques détails sur le physique de Jules Laforgue : « Un visage... extrêmement curieux, tout en nuances... presque enfantin,.. avec des plis si âgés, les yeux bretons, couleur de mer, et un regard au-delà ou intérieur... ». « C’était un jeune homme à l’allure calme, dira Kahn, adoucie encore par une extrême sobriété de tons dans le vêtement ; la figure soigneusement rasée s’éclairait de deux yeux gris bleus, très doux, contemplatifs ». Laforgue s’est lui-même dépeint sous les traits de son héros Hamlet : « De taille moyenne et assez spontanément épanoui, Hamlet porte et pas trop haut une longue tête enfantine ; cheveux châtains s’avançant en pointe sur un front presque sacré, et retombant plats et faibles, partagés par une pure raie droite, celer deux mignonnes oreilles de jeune fille ; deux yeux gris partout étonnés et candides, tantôt frigides, tantôt réchauffés par les insomnies... avec son air de regarder toujours en-dessous comme cherchant à tâter d’invisibles antennes le Réel... Il ne s’habille que de noir, et s’en va d’une allure traînarde et correcte, correcte et traînarde. »

Les portraits et photographies qui nous ont conservé ses traits nous montrent une physionomie d’une étrange finesse, éclairée d’un regard qui, à travers les paupières mi-closes, fixe un monde intérieur dont la contemplation projette sur son visage une tristesse douce et méditative qui le fait aimer. Dure existence, en somme, que celle de Jules Laforgue, toute de luttes et de difficultés, avec, il est vrai, le répit des cinq ans de séjour en Allemagne, cinq ans d’exil doré, mais rongés par l’ennui. Témoignage de sa liberté intérieure, les instants décisifs de sa vie intellectuelle (période du Sanglot et des Moralités) sont ceux où sa vie extérieure semble le plus précaire. Le sort lui fut injuste. Il le prit en traître, le retranchant d’ici-bas quand il arrivait à l’équilibre, à la pleine possession de ses moyens, quand, par son style, il atteignait une expression absolument nouvelle et personnelle, mais il eut, en échange, le don d’amour pour les derniers temps de sa vie.

 
 
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