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Dévoiement de la démocratie ou le règne de la médiocratie

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L’Histoire éclaire l’Actu
L’actualité au prisme de l’Histoire, ou quand l’Histoire éclaire l’actualité. Regard historique sur les événements faisant l’actu
Dévoiement de la démocratie
ou le règne de la médiocratie
(D’après « La Revue hebdomadaire », paru en 1893)
Publié / Mis à jour le dimanche 24 novembre 2019, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 4 mn
 
 
 
À la fin du XIXe siècle, l’essayiste et historien Maurice Talmeyr attire ironiquement notre attention sur ce qui ne constitue que l’apparente contradiction d’un système politique que Balzac qualifiait déjà de « médiocratie » : informés par la presse des comportements amoraux voire immoraux de leurs députés, les électeurs, loin de leur en tenir rigueur le jour du vote, les reconduisent docilement dans leurs fonctions

Les dernières élections ont stupéfié les gens naïfs, écrit Maurice Talmeyr peu après les élections législatives de 1893 qui s’étaient déroulées les 20 août et 3 septembre. Toute la presse, ou à peu près, poursuit-il, avait horriblement vilipendé les députés pendant six mois ; des centaines de journaux n’avaient pas cessé une heure de nous montrer la Chambre comme un ramassis d’escrocs et de filous, et il faut bien le reconnaître, on avait publié là-dessus quelques documents impressionnants. Et quelle mise en scène pour ces publications, quel accompagnement d’orchestre, quel déchaînement de tambours et de trompettes ! Jamais le pilori n’avait vu autant de musique !... Qu’en est-il résulté ? Rien du tout ! L’honnête électeur a fort tranquillement voté que les escrocs et les filous étaient précisément ses amours, et qu’il n’entendait pas les laisser contrister.

Quel que soit le commentaire dont on puisse ou dont on veuille l’envelopper, il y a donc là un fait bien établi, c’est que toutes les publicités et toutes les révélations n’ont eu aucune influence sur le public. On a acheté les journaux, on les a lus, on en a peut-être enveloppé ensuite le veau froid ou le saucisson d’un déjeuner sur l’herbe, et tout s’est borné là. Pour qui est-ce humiliant ? Pour l’électeur qui n’a pas écouté ? Pour son journal qu’il n’a pas cru ? Ce n’est peut-être flatteur ni pour l’un ni pour l’autre, mais le moins à complimenter dans l’aventure me paraît encore être l’électeur.

1er coup de balai. Caricature de Sohier parue en 1904. Après que l'affaire des fiches a éclaté au grand jour — fichage des gradés par les francs-maçons de la loge du Grand Orient à la demande du général Louis André, ministre de la Guerre, afin de favoriser l'avancement des officiers républicains anticléricaux —, le ministre André, giflé à la Chambre par le député nationaliste Gabriel Syveton le 4 novembre 1904, démissionne, et après lui le gouvernement Combes

1er coup de balai. Caricature de Sohier parue en 1904. Après que l’affaire des fiches
a éclaté au grand jour — fichage des gradés par les francs-maçons de la loge du
Grand Orient à la demande du général Louis André, ministre de la Guerre, afin
de favoriser l’avancement des officiers républicains anticléricaux —, le ministre André,
giflé à la Chambre par le député nationaliste Gabriel Syveton le 4 novembre 1904,
démissionne, et après lui le gouvernement Combes

Que s’est-il passé, fort vraisemblablement, dans l’esprit de cet électeur ? Puisqu’il vote, et fait voter, il suit, de près ou de loin, ce qui se dit et s’écrit sur ses représentants. Il connaissait donc l’affaire de Panama, la mort extraordinaire du baron de Reinach, l’histoire d’Arton, celle de Cornélius Herz — Jacques de Reinach, Émile Arton et Cornélius Herz furent tous trois impliqués dans le scandale financier du canal de Panama —, le mystère insondable et transparent des chèques, et toutes les histoires ainsi que tous les mystères plus ou moins transparents et plus ou moins insondables au milieu desquels se déroule la pantalonnade politique du moment.

Il était, en un mot, instruit et conscient, éclairé jusqu’à en être ébloui, et c’est dans cet état de conscience, sous cette profusion de lumière et d’information, qu’il est retourné à son vomissement chéri. Il a ressaisi tous ses chers filous et tous ses chers escrocs dans ses bras, a rebaisé ces mains qui savaient si bien prendre, ces fronts qui se tenaient toujours si haut, et s’est repâmé sur eux dans un transport électoral plus enthousiaste que jamais.

Il faut donc bien en conclure que cet excellent et honnête électeur n’est pas ennemi lui-même d’une douce flibusterie. L’ancienne morale classique, affichée sinon pratiquée dans le temps bien à tort qualifié de bon, puisqu’on n’y volait pas comme on voulait, cette ancienne et vieille morale lui semble évidemment une gêne surannée, un maintien qui n’a plus sa raison d’être dans l’aimable négligé d’une démocratie à la coule.

« Qu’est-ce que les journalistes me chantent là ? pense-t-il en lui-même un peu blessé. Ils veulent maintenant qu’on soit intègre ? Qu’est-ce que c’est que ça, intègre ? Mais je ne sais pas si je le suis, moi, intègre ! Naturellement, je ne le dis pas, je ne le crierais pas dans la rue, mais je n’aime pas non plus qu’on me méprise. On n’a jamais trop d’argent, il y a des choses qui s’acceptent, et parce qu’on sait faire ses affaires, on a son honneur tout de même. Qu’est-ce qu’ils nous veulent donc, avec leur intégrité ? Est-ce qu’ils en ont, eux ? Qu’ils ne parlent donc pas ! »

Ce soliloque, n’en doutez pas un instant, l’électeur le tient, l’a tenu et le tiendra. C’est le ton moral du grand nombre, le sien par conséquent, et c’est en le murmurant qu’il est allé aux urnes. C’est avec cette protestation intérieure d’une susceptibilité qui ne s’avoue pas, mais qui se venge — la véritable susceptibilité de l’électeur — qu’il nous a signifié le froissement insupportable dont il finissait par souffrir personnellement en s’entendant ainsi du matin au soir parler d’escrocs et de filous. Il en était importuné comme d’une allusion à lui-même.

La vérité, d’ailleurs, est que nous avons, à l’heure qu’il est, une conception absolument fausse du député. Nous en sommes encore, en théorie, au législateur d’autrefois, à celui qui occupait nécessairement un rang élevé dans la société, au législateur instruit, bien né, qui n’avait pas uniquement appris dans sa famille à se trouver là au moment du pourboire. Or, et voilà notre erreur, ce législateur-là est mort, et le suffrage universel devait finir par le tuer, pour le remplacer par un autre. Le législateur d’autrefois ne touchait pas d’appointements, et celui d’aujourd’hui passe religieusement à la caisse ; le législateur d’autrefois payait sa place en voyage, et celui d’aujourd’hui se la fait payer ; le législateur d’autrefois, en un mot, n’était pas un législateur entretenu, tandis que celui d’aujourd’hui en est un, et se trouve même tout fier de l’être. Pourquoi donc exiger de ce législateur-là ce qu’on exigeait du premier ?

Le veau d'or. Caricature publiée dans le numéro du 31 décembre 1892 du Supplément illustré du Petit Journal et illustrant la corruption des parlementaires : de nombreux députés sont accusés d'avoir été corrompus pour approuver des emprunts pour la construction du canal de Panama

Le veau d’or. Caricature publiée dans le numéro du 31 décembre 1892
du Supplément illustré du Petit Journal et illustrant la corruption des parlementaires :
de nombreux députés sont accusés d’avoir été corrompus pour approuver
des emprunts pour la construction du canal de Panama

On ne demande pas à l’amant de cœur ce qu’on demande à l’amant en pied, et ce qui serait le déshonneur de l’un est même au contraire l’honneur de l’autre. Le suffrage universel, c’est l’ouvrier, le cocher de fiacre, la portière, le marchand de vin, l’agent d’affaires, le revendeur, le paysan, le domestique, le courtier marron, le camelot, le perruquier, le cabotin, tous gens de la foule, vivant d’ingéniosités, d’expédients, de trucs, de petits bénéfices, de fraudes professionnelles ! Quels députés voulez-vous qu’ils élisent et qu’ils aiment, sinon des députés à leur image, et comment ces députés ne continueraient-ils pas, une fois députés, les ingéniosités, les expédients, les fraudes et les trucs de la famille, les boniments de la boutique ou de la baraque dont ils sortent ?

Balzac, il y a cinquante ans, appelait déjà la démocratie la « médiocratie », et la médiocratie devait en effet triompher en tout, même en morale. L’intégrité, comme on la comprenait dans les anciens parlements, et comme la sanctionnait une opinion sévère, rentrait dans la hauteur et la raideur aristocratiques ; c’était une probité supérieure, exceptionnelle, spéciale à une caste, dont on n’avait que faire quand on n’en était pas, et dont le manque n’était un crime que lorsqu’on lui appartenait.

Mais où sont donc aujourd’hui les castes ? Qu’est-ce qu’il y a d’inférieur et de supérieur ? Qui est-ce qui pourrait vouloir être meilleur que les autres, et avoir une autre probité que celle de « tout le monde » ? Pourquoi ne ferait-on pas d’affaires ? Pourquoi ne toucherait-on pas une petite commission ? Est-ce qu’il est défendu de penser à sa famille ? Est-ce qu’il est même interdit de penser à soi ?

C’est la « médiocratie » morale, et le député qui sait à l’occasion, sans bruit, et en douceur, « faire rendre » à ses votes, loin d’indigner l’honnête et brave électeur, lui inspire plutôt une tendresse, la tendresse d’un médiocrate pour un autre médiocrate. Comment ! on serait des filous, des voleurs, des bandits, parce qu’on aurait touché des chèques ? Pas du tout ! On est « comme tout le monde », des « médiocrates », de simples médiocrates !

Et le député, aujourd’hui, est lui aussi comme tout le monde, beau comme tout le monde, intelligent comme tout le monde, honnête comme tout le monde, et même propre comme tout le monde !

 
 
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