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28 juin 1784 : mort de René Madec, le Breton devenu nabab en Inde

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28 juin 1784 : mort de René Madec,
le Breton devenu nabab en Inde
(D’après « Le Nabab René Madec » (par Émile Barbé) paru en 1894,
« Le Dimanche illustré » du 5 juin 1938
et « Journal des débats politiques et littéraires » du 29 novembre 1894)
Publié / Mis à jour le dimanche 27 juin 2021, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 14 mn
 
 
 
Fils d’un modeste instituteur quimpérois, parti comme mousse à onze ans, René Madec est doué d’une indomptable énergie, ardemment patriote, opiniâtre : un temps au service de la Compagnie des Indes, il la quitte bientôt pour forger une puissante armée qu’il met au service des princes locaux opposés à l’Angleterre, accumulant ainsi une fortune considérable et atteignant, après maintes randonnées guerrières, les plus hauts sommets de la hiérarchie impériale moghole, acquérant le titre de Nabab

René-Marie Madec naquit le 7 février 1736 à Quimper, son père et sa mère occupant une position modeste et ayant plusieurs enfants qui reçurent une éducation conforme à leur situation et à leurs moyens. À 12 ans, René fut embarqué sur un petit caboteur qui allait à Bordeaux. Son père connaissait le patron du bâtiment, et, payant à ce dernier la pension de son fils, le lui confia. Le bateau fit plusieurs escales ; le jeune Madec vit ainsi Saint-Martin de Ré, La Rochelle et d’autres ports ; puis, on arriva à Bordeaux. La ville était en fête pour le passage de l’Infante d’Espagne, Dauphine de France.

À Bordeaux, René qu’on trouvait un peu jeune pour sa profession, fut choyé et bien traité des personnes qu’il rencontra : on s’apitoyait sur son sort, et on lui faisait de petits présents pour en adoucir la dureté. Après une absence de quatre mois, il rentra chez lui, fort satisfait de son voyage. Au retour, on le mit chez un professeur d’hydrographie, « un maître géographe » pour employer son langage, afin de lui faire étudier la théorie de la navigation, et celle de la géographie mathématique.

Le jeune René Madec. Illustrations extraites de la bande dessinée Un Breton dans l'Inde fabuleuse (texte de Saurel, dessins de Giannini) consacrée à René Madec et parue dans la revue Coeurs Vaillants du 17 novembre 1960

Le jeune René Madec. Illustrations extraites de la bande dessinée
Un Breton dans l’Inde fabuleuse (texte de Saurel, dessins de Giannini) consacrée
à René Madec et parue dans la revue Cœurs Vaillants du 17 novembre 1960

Il n’y resta pas longtemps ; ses heureux débuts lui faisaient désirer de reprendre la mer au plus tôt. Il n’a que onze ans, et la haine des Anglais, douze fois séculaire chez les Bretons, acharne le jeune Madec. Déjà, il réunit ses camarades dans les bas-fonds de la ville, et les divise en deux camps : Français et Anglais. D’un autre côté, le port le séduit. Il aime les marins, écoute l’histoire de leurs merveilleuses randonnées. Vers ce temps-là, à Quimper, on fit des recrues pour la Compagnie des Indes. René, suivant l’exemple que lui donnèrent alors plusieurs de ses camarades, s’engagea comme eux, et sans consulter ses parents, au service de la Compagnie.

Ceci se passait en 1747. Le port d’embarquement est Lorient. René Madec s’embarque comme mousse sur le bateau négrier la Valeur, en partance vers le Sénégal. Touchant à Saint-Louis, le vaisseau compléta son chargement à Gorée, et appareilla pour le Cap Français (Saint-Domingue), après une relâche de trois semaines en Afrique. En arrivant aux atterrages, à une lieue de distance de la Grange, et à quinze du Cap, un corsaire anglais donna la chasse à la Valeur.

De huit heures du matin à midi, on se canonna sans pouvoir manœuvrer, faute de vent. Madec combattait ses ennemis mortels. Vers le milieu de la journée, la brise du large permit à l’Anglais, meilleur marcheur, de se retirer : c’était lui, d’ailleurs, qui, dans le combat, avait reçu les avaries les plus graves. La Valeur n’était point armée en guerre. Aussi ne fut-elle pas fâchée de voir s’éloigner le corsaire, et ne chercha-t-elle point à le poursuivre. Les Français avaient perdu beaucoup de monde, et il y eut un grand nombre de blessés dans le combat. Néanmoins, le vaisseau put entrer au Cap le soir.

Après quatre mois en rade et ayant vendu ses esclaves, la Valeur prit une cargaison de sucre et d’indigo, et se prépara, malgré l’état de guerre avec l’Angleterre, à risquer son retour en Europe. À ce moment-là même, l’Intrépide arriva de France, ayant à bord de Conflans, le nouveau gouverneur, qui apportait la nouvelle de la paix signée à Aix-la-Chapelle en octobre 1748, mettant fin aux luttes navales franco-anglaises. Cette nouvelle causa une joie immense dans le pays, car entre 300 et 400 navires marchands attendaient, au Cap, la fin des hostilités, n’osant jusqu’alors prendre la mer par crainte de se faire capturer.

Débarrassée désormais de toute appréhension, la Valeur fit voile pour Lorient, où elle arriva par une traversée heureuse et rapide. Quoique n’ayant pas trop souffert dans le voyage, René retrouva avec plaisir la maison paternelle. Le lionceau était devenu un lion. Il rugissait. Après de courtes vacances, il retourna chez son maître d’hydrographie, où il passa neuf à dix mois. Là, il eut la nostalgie de la vie active, et repartit pour Lorient, où il s’embarqua sur l’Auguste à destination de Pondichéry, ville qui l’enchantait.

L’Auguste mouilla sur rade de la ville après cinq mois de traversée. À cette époque, le marquis de Bussy, avec 2 000 hommes, luttait contre 300 000. L’heure était grave. Survint Dupleix qui traversa la ville dans son palanquin couvert de drap d’or, toute la pompe orientale l’entourant. Madec comprit : il serait un nouveau Dupleix. L’armée française manquant d’hommes, la situation étant sans issue dans la Carnatique, on demanda des volontaires : Madec, le premier, répondit « Présent » et fendit l’espace. Rien ne l’arrêta. Une balle l’atteignit. Il roula dans le fossé, se releva, lutta jusqu’à l’épuisement.

Levée du siège de Pondichéry en 1748, ville défendue par le gouverneur Joseph-François Dupleix. Illustration extraite de Portraits des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés en couleurs. Dédié au Roi, d'Antoine Sergent (1786)

Levée du siège de Pondichéry en 1748, ville défendue par le gouverneur
Joseph-François Dupleix. Illustration extraite de Portraits des grands hommes,
femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés en couleurs.
Dédié au Roi
, d’Antoine Sergent (1786)

À quoi bon ! Dupleix était rappelé en Europe, quittant l’Inde en octobre 1454. Son remplaçant, Charles Godeheu, était chargé de traiter avec les Anglais. La France craignant une guerre générale avec l’Angleterre, Godeheu signa le 26 décembre 1754 avec les Britanniques un traité par lequel notre pays abandonnait les conquêtes de Dupleix. Madec, sans solde, désira rentrer en France, mais il était impossible de s’enrôler. Aussi s’engagea-t-il à bord de vaisseaux faisant le transport d’île en île. Et les années s’écoulèrent, mornes, interminables.

Vers la fin de 1756, la guerre fut déclarée entre l’Angleterre et la France. Le gouvernement se souvint de l’existence des Indes, et Lally-Tollendal y débarqua entouré des plus grands noms de la noblesse française. Héros de Fontenoy, c’était l’homme qu’il fallait. De plus, cet Irlandais était l’ennemi mortel des Anglais. En 1758, René Madec, marin de guerre, participa à des luttes sans merci. Lally, contrairement à Dupleix, manqua de diplomatie, ses amis mêmes ne pouvant le supporter.

Le vicomte d’Aché, chargé de la flotte, refusa de lui prêter son aide indispensable ; ne désirait-il pas abandonner la partie et se rendre en île de France (île Maurice) ? Et c’est ainsi qu’un jour, ou plutôt une nuit très noire, cependant que le vaisseau en partance sur lequel se trouvait Madec naviguait à deux lieues de la terre, le jeune homme de 22 ans s’en échappa, nagea pendant quatre heures vers Pondichéry à travers les vagues et les requins, se sécha sur la plage au soleil levant, et alla demander du service à Lally-Tollendal.

À terre, il s’engage dans le bataillon du chevalier du Pouët, refuge des égarés : le voilà sergent de grenadiers, en route pour la fortune et la gloire ; mais la route est fort accidentée. Après une « invraisemblable odyssée dans l’Orissa et le Carnatique », explique Émile Barbé dans Le Nabab René Madec (1894), après avoir harcelé avec la cavalerie les derrières des Anglais qui assiègent Pondichéry, après avoir tiré les derniers coups de feu dans le dernier fort français de la côté, à Guiguy en 1761, notre homme accepte l’offre des vainqueurs, et avec quelques compagnons de trempe, tels que Martin Lion (ou de Lyon), il part pour Calcutta moitié soldat, moitié prisonnier de guerre. Là, il étudie les divers dialectes, s’instruit de la situation politique, et on l’enrôle dans les cipayes du Bengale : il va bravement travailler, pour ses ennemis de la veille, à la conquête de cette riche province, mettre en déroute les troupes du nabab Kassem-Ali-Kan, où se trouvaient un Français, Gentil, et un Allemand, Sombre, sous les ordres d’un Arménien.

Lally-Tollendal pendant le siège de Pondichéry en 1760. Gravure de Paul Philippoteaux (1846-1923)

Lally-Tollendal pendant le siège de Pondichéry en 1760. Gravure de Paul Philippoteaux (1846-1923)

Bientôt Kassem mendiera son pain sur les bords du Gange, Gentil et Sombre seront les compagnons d’armes de Madec. En vérité, on voit de tout dans ces armées-là, et, dans ce pays-là, tout arrive. Mais les Anglais-payent mal. Un matin, Madec mécontent quitte leur camp avec 250 Français auxquels il a crié : « Qui m’aime me suive ! » Et, malgré les officiers qui rappellent les déserteurs en leur montrant de loin des sacs de roupies, nos braves grévistes passent le Gange sans regarder en arrière. Deux semaines plus tard, ils étaient au camp de Sudjah-Dowlah ; ce nabab du riche royaume d’Aoude, ennemi des Anglais à cette heure, hébergeait leurs victimes, les rois en exil, et même l’empereur des Indes, Shah Alam II, majesté errante.

Cependant, un an ne s’était pas écoulé que Sudjah-Dowlah était entièrement vaincu à Backcher en octobre 1764, cherchant alors un refuge provisoire à Eléabad où il tenta de reconstituer ses troupes pour prendre sa revanche. Il donna à Madec les gages les moins équivoques d’intérêt, et tous deux réunirent leurs efforts pour arriver à tenir tête aux Anglais. Mais, l’armée ne voulait plus combattre. On s’efforça inutilement de lui faire prendre contact avec les troupes britanniques ; elle se retira en désordre.

Toutefois les Anglais étant, malgré leur victoire, fortement éprouvés, un traité de paix fut signé à Eléabad le 16 août 1765, Sudjah-Dowlah ne perdant qu’un assez petit territoire qu’on lui enleva pour le donner à l’Empereur. Obligé par ce traité à ménager, au moins extérieurement, les Anglais, le nabab ne pouvait plus guère conserver près de lui leur implacable ennemi, Madec, et autorisa donc notre Breton à quitter son service : ce que celui-ci dut faire à regret.

Après la bataille de Backcher, beaucoup des anciens compagnons d’armes de Madec étaient allés, à l’aventure, chercher du service chez les Radjahs ayant des troupes à l’Européenne. Madec, lui, s’appliqua à créer un Corps Militaire bien en main, sur lequel il pût s’appuyer, pour fonder les bases d’une fortune durable. Aussitôt libre avec Sudjah-Dowlah, il reçut, dit-il dans ses Mémoires, des offres de Gazourdicam, ancien ministre de l’Empereur, devenu pensionnaire du Nabab de Fezabad. Gazourdicam souffrait de sa situation subalterne, et était obligé pour vivre de se mettre à la remorque des Grands Vassaux du Moghol, son caractère ne pouvant s’accommoder d’une telle position. Aussi songea-t-il à Madec pour s’en sortir, espérant, avec le Corps Militaire de ce dernier, pouvoir se rendre maître de quelque province.

Le Corps de Madec, en formation, n’avait guère que 400 hommes, mais on se répétait que ceux-ci en valaient 10 000. Il savait fondre des canons, et son drapeau, le nôtre, faisait merveille. Vers le même temps, les Rohillas, en guerre contre les Mahrattes, conçurent également le projet de s’assurer les services de Madec. Et Gazourdicam étant hors d’état de le payer, l’affaire ne souffrit que peu de difficultés et fut conclue fin 1765, les Rohillas assignant à Madec, pour lui et sa troupe, 10 000 roupies. Durant l’hivernage, le Breton monta six pièces à l’européenne, instruisit des recrues, et se mit sur un pied respectable. Son Corps comptait, maintenant, 800 hommes. On le chargea bientôt d’entrer dans le pays conquis sur les Mahrattes, pour en recouvrer les impôts, que les habitants refusaient de payer : inutile de dire que ce n’était, à proprement parler, ni par le système des fermes, ni par celui de la régie, mais par celui de la razzia, beaucoup plus usité aux Indes.

L'empereur moghol Shah Alam II. Gravure (colorisée ultérieurement) des années 1790

L’empereur moghol Shah Alam II. Gravure (colorisée ultérieurement) des années 1790

S’il n’était pas dans la destinée de René Madec de se fixer, du moins voulut-il s’établir : il était maintenant un « bon parti ». Sudjah-Dowlah l’avait présenté à son conseiller intime, le riche prince Barbette, qui avait une fille, Anne-Marie, riche créole de Lucknow d’origine française. Profitant de la stabilité de l’heure pour activer son projet de fonder un foyer, René prépara pendant trois mois son mariage qui, selon le rite oriental, s’annonçait somptueux et eut lieu début 1766.

Ordonnée à l’hindoue, cette union fut toutefois bénie par le père Wendel, jésuite allemand. Le récit de Madec nous apprend que 200 000 personnes assistent, à 7 heures du matin, à la cérémonie. La petite mariée de treize ans est, paraît-il, fort belle. Son mari l’ignore. Elle apparaît, son gracieux visage couvert par de longs voiles brodés d’or... Le couple est séparé par une cloison au-dessus de laquelle leurs mains s’unissent. Après la cérémonie, Madec retourne à son camp, Anne-Marie Barbette au palais paternel.

La journée se passe en divertissements, banquets pantagruéliques, danses échevelées, tours de jongleurs, combats de coqs ou de cailles. Les Hindous s’amusent à leurs jeux favoris. Le soir, un dîner, digne des contes des Mille et une Nuits, est offert par le beau-père. Madec s’y rend, annoncé par un formidable roulement de tambour. Massée sur son passage, la foule se trouve imbibée de parfums au santal. Le Bail décrit cette fête somptueuse :

« Sur quatre grands pavois, portés par cinquante hommes, des bayadères dansent au son des violes et des tam-tams. Les paupières cernées de kohl, casquées de perles, étranges et hiératiques, elles agitent pieds nus bagués, leurs bras, cliquetants de bracelets, suivant un rythme voluptueux et religieux à la fois.

« Ensuite vient la foule des invités, accompagnés chacun d’une suite nombreuse, étalant toute la splendeur de leur luxe et de leur puissance, montés sur des chevaux aux harnachements incrustés de pierreries ou sur des éléphants aux caparaçons de drap précieux et agitant dans leur marche des clochettes d’argent.

« Puis c’est un flamboiement d’épées, de cottes de mailles brillantes, de lances. L’armée des Rohillas défile, suivie de l’armée alliée des Platanes, forte de 7 000 hommes. Enfin, voici Madec. Des trompettes à cheval et des éléphants porteurs de timbales le précèdent. Son drapeau, le drapeau de la France, flotte sur son éléphant. Les canons tonnent. Des décharges de mousquetaires éclatent, dominant avec peine les acclamations de la foule. Il s’avance seul, revêtu de brocart et de soie, la tête couverte d’un turban constellé de rubis, d’émeraudes et de perles, entre deux haies de feux d’artifices et d’illuminations. »

Pendant dix jours, les fêtes se succéderont. 10 000 personnes partageront de somptueux festins. Madec y a également invité tous les pauvres de la région. Riches et misérables partent ravis de l’accueil enchanteur. Madec ne connaît pas encore sa femme. Ces réjouissances lui ont coûté 50 000 roupies, soit un million et demi de francs de l’époque.

De 1766 à 1772, au milieu des aventures les plus extraordinaires, René Madec obtint une fortune considérable. Après chaque succès, il recevait de riches cadeaux, éléphants, aigrettes enrichies de diamants, étoffes rares, chevaux de guerre ; mais c’était le superflu : la solde était le nécessaire. Or, les Rohillas lésinèrent. Madec reprit donc sa marche et alla chez leurs voisins, c’est-à-dire leurs ennemis les Djattes, une des fractions de la race guerrière des Radjepoutz, celle dont le rajah résidait dans l’antique ville de Digh.

René Madec au milieu de ses hommes. Illustration de la couverture de la revue Coeurs Vaillants du 17 novembre 1960

René Madec au milieu de ses hommes. Illustration de la couverture
de la revue Cœurs Vaillants du 17 novembre 1960

Là, Madec a de la besogne à souhait. En 1768, sa femme lui avait donné un fils, René-Balthazar-Félix. Son palais était gardé par 100 cipayes éprouvés, vêtus de brillants uniformes. Une cour s’était formée autour d’eux. Mais bientôt le radjah son protecteur meurt assassiné. Son successeur subit le même sort. En mourant, il recommande son fils à Madec. Si le Breton repousse une invasion des Sikhs, féroces montagnards du Nord, il succombe sous les coups des solides Mahrattes, « ces Suisses de l’Hindustan ». Sa bande fond comme cire au souffle de la déroute ; elle se reforme à son premier appel ; il a perdu ses fusils, il les rachète aux vainqueurs, qui ne savent pas s’en servir. Il a maintenant sous ses ordres 5 000 hommes, qui, encadrés par quelques centaines d’Européens, sont redoutés et convoités par tous les rajahs d’alentour.

Il a trente-quatre ans et deux millions de livres en poches. Sa renommée est immense. Aussi, son devoir accompli, désire-t-il revoir les siens. Mais quelque chose le retient et le rengage plus avant dans la mêlée, et c’est ici que cette figure originale d’aventurier se relève singulièrement.

Les désastres de la guerre de Sept Ans (1756-1763) — qui avait opposé principalement la France, l’Autriche, leurs empires coloniaux et leurs alliés, à l’Angleterre, la Prusse, leurs empires coloniaux et leurs alliés —, le triste traité de Paris — signé le 10 février 1763 et qui mettait fin à la guerre de Sept Ans — avaient réduit à fort peu de choses notre colonie de l’Inde et laissé nos pauvres établissements à la discrétion des Anglais. On y songeait, quelquefois, à Versailles : on rédigeait des Mémoires, on discutait des projets, parfois assez bizarres, par exemple celui du secrétaire d’Etat de la marine dans le ministère d’Aiguillon, de Boynes. Il s’agissait d’abord d’établir « une solide harmonie » entre les Compagnies française et anglaise de l’Inde, puis de joindre au privilège de la Compagnie française celui d’un mont-de-piété établi par l’émission d’un million d’actions à douze louis. La première partie du projet n’était. pas exempte de candeur, la seconde était inquiétante. Le projet, communiqué à Necker, lui fit hausser les épaules.

C’était sur des actions d’une autre sorte que comptaient, pour relever notre puissance abattue, quelques bons Français préposés à nos malheureux débris coloniaux, héritiers attristés, mais non découragés, des Dumas et des Dupleix, Law de Lauriston à Pondichéry, et surtout ChevaIier à Chandernagor. Le dévouement de ce dernier est admirable. Il s’efforce de créer une clientèle à la France, de constituer quelques éléments solides dans cette perpétuelle mobilité des États indous ; il lance dans toutes les directions d’infatigables agents, soldats d’hier et de demain, entre temps diplomates de grands chemins : « Gentil, Visage, Du Jarday, rapporte Émile Barbé, intriguent chez Sudjah-Dowlah, chez les Mahrattes, chez les princes, chez l’Empereur ; partout où il y a un allié possible, concevable, Chevalier entretient des intelligences et s’ingénie à donner aux puissances de l’Inde une grande idée de la France, malgré la France elle-même. »

Bientôt ses desseins prennent corps, ses espérances se fixent sur le souverain nominal de l’Inde, celui qu’on appelle indifféremment l’Empereur, le Roi ou même le Padschah, le Grand Moghol Shah Alam. Cette ombre de souverain, après avoir vécu aux crochets de son grand-vizir, le nabab d’Aoude Sudjah-Dowlah, puis à la solde des Anglais eux-mêmes, venait, en 1771, de rentrer dans sa capitale, Delhi, sur la sommation des Mahrattes, qui entendaient !e faire servir à leurs desseins. Là-dessus Chevalier prend feu : s’il pouvait faire servir aux siens les Mahrattes et le Grand Moghol ensemble, rendre à cette ombre, Shah Alam, quelque réalité, tourner cette force, les Mahrattes, contre le Bengale anglais, faire crever sur nos ennemis ce nuage formé au cœur de l’Inde !...

René Madec. Gravure extraite de Le Nabab René Madec par Émile Barbé, paru en 1894

René Madec. Gravure extraite de Le Nabab René Madec par Émile Barbé, paru en 1894

Mais, pour cela, il fallait avoir dans la place, au milieu de cet empire renaissant, un homme dévoué « à la Nation » et un corps délite, l’homme pour diriger l’effort, le corps pour le soutenir. Le bruit des exploits de Madec était arrivé de proche en proche jusqu’à Chevalier. D’activés négociations s’établirent entre Digh et Chandernagor. Madec hésitait : ce qu’on lui demandait c’était de jouer sa fortune sur un coup hasardeux, d’abandonner sans espoir de recouvrement 500 000 livres qui lui étaient dues par ses maîtres actuels, et ses maisons, et ses trésors.

Il n’hésita pas longtemps et, en 1772, comme il avait quitté les Anglais pour le nabab d’Aoude, le nabab pour les Rohillas, les Rohillas pour les Djattes, il passa des Djattes à l’Empereur. Mais, cette fois, c’était plus qu’un coup de parti : il allait, comme il le dit avec une belle simplicité, « devenir l’homme de la Nation ».

Pour quitter le service des Djattes, il eut quelques formalités à remplir, c’est-à-dire une véritable bataille à livrer. 100 000 Djattes, si nous l’en croyons, soldats du rajah ou paysans ameutés, le poursuivirent : on tenait à lui ! Il fallut former un carré, les bagages au centre, faire un terrible feu de mousqueterie, se jeter dans un marais, sacrifier 200 hommes.

Tout cela fut oublié quand l’ex-sergent aux grenadiers fit dans Delhi son entrée triomphale, monté sur un éléphant officiel, et reçut des mains du Shah Alam les insignes de sa nouvelle dignité, la robe de drap d’or, la ceinture et le sabre, le turban et l’aigrette. Madec était nabab avec le titre de Soleil de la cour. C’est un décor inoubliable. Il entre dans le rêve. Les plus puissants seigneurs viennent au devant de lui. De toutes parts, le peuple accourt, enveloppé par une saine griserie. L’éclat du soleil radieux, le bruit des musiques, l’apparat des costumes, contribuent à cette ivresse. L’hommage populaire va droit au cœur de Madec. Il voudrait compter, embrasser, les hommes, les femmes, les enfants qui viennent le contempler. C’est une mer humaine qui déferle bruissante à ses pieds. Deux millions d’individus se bousculent pour mieux voir l’homme du jour, ce Français indépendant, dont ils connaissent déjà le courage surhumain, l’épopée merveilleuse.

Toute la ville est là, ardente, unanime. Après les hivers cruels, c’est l’été. C’est la gloire. Le cortège s’ébranle. La cavalerie en tête, ensuite quatre compagnies de grenadiers défilent, fougueux, disciplinés, l’allure martiale. Enfin, voici Madec, à la place d’honneur. Les officiers de son état-major le suivent. Les applaudissements crépitent. L’orgueil l’envahit. Ses rêves de mousse se sont réalisés. Sa compagnie de gardes l’encadre. Cinquante seigneurs moghols, montés sur leurs éléphants et escortés de leurs hommes ferment la marche.

Déjà Madec est entré dans la légende. Le lendemain, Nagef-Khan le présente au Grand-Moghol, qui habite un merveilleux palais. N’est-il pas « seigneur du monde, sous l’ombre de qui tous les hommes doivent se reposer comme sous un parasol ». Dans ses Mémoires, René Madec confie : « Pendant quelques jours, je m’occupai à considérer l’état de grandeur ou je me trouvais ; à peine pouvais-je croire que ce ne fût pas un songe. » Il ajoute philosophiquement : « La suite me prouva que c’en était un, en effet. »

L’appétit vient en mangeant. Le Soleil de la cour de Delhi rêvait encore d’être — et cette ambition a son côté touchant — capitaine de l’armée de Sa Majesté Louis XV, avec la croix de Saint-Louis. La lenteur que mettent les bureaux d’alors à tenir cette promesse, vingt fois faite par Chevalier, ne laisse pas que de lui causer quelque amertume. Mais il n’en déploie ni moins d’activité ni moins d’intelligence au service de la cause française. Son horizon s’est élargi ; de la haute situation qu’il occupe, de la cour impériale où il est un personnage, respecté et redouté, il a des vues d’homme d’État. Il n’est plus un simple instrument de Chevalier, il a ses desseins propres dont il s’ouvre aux ministres français : il essaye de mettre Delhi et Versailles en relations.

L'histoire du Nabab René Madec par Max Vignes. Édition originale de 1983

L’histoire du Nabab René Madec par Max Vignes. Édition originale de 1983

Les Mémoires qu’il adresse à de Sartines, vers 1775, mériteraient d’être analysés par le menu. On y admirerait le coup d’œil du politique et la chaleur de l’homme des coups de main. Dupleix devait voir et Bussy agir de cette façon. Une péninsule, la plus riche du monde, assiégée de trois côtés parles Anglais, qui élargissent sans cesse leurs domaines de Madras, de Calcutta et de Bombay ; au centre, entre les dernières pentes du Deccan et celles de l’Himalaya, sur le Gange moyen et la Djemmah, un empire, menacé par toutes sortes de convoitises, déchiré par toutes sortes de discordes, ayant tout à craindre : les Sikhs, ses ennemis ; le nabab d’Aoude, son vassal ; les Mahrattes, ses soldats ; un trône chancelant, dans la bagarre, sous les coups de ceux qui l’assaillent et sur les épaules de ceux qui se querellent en le portant ; un prince enfin, qui est le maître et l’esclave de ce monde agité, qui ne peut rien faire et qui peut tout empêcher. Voilà l’Inde que Madec nous montre. Et il ajoute, en ces termes où revit la pensée de Dupleix : « Il est certain qu’une ombre de protection de la part d’une nation européenne donnerait à l’autorité de l’empereur la force de tout abattre. »

Les Anglais le savent, poursuit Madec, et ils guettent l’heure où Shah Alam, qui fut jadis leur client, viendra de nouveau, à bout de ressources, se jeter entre leurs bras. Alors — et Madec tient ici un langage prophétique —, « ils profiteront de leur bonne fortune dans toute sa plénitude. Les avantages qu’ils en retireront seront immenses. Ils reflueront pour la plupart en Europe, ce qui augmentera leurs audaces, leurs prétentions, leurs jalousies, leurs inquiétudes, à un point où il n’est que trop vraisemblable que la France aura beaucoup à en souffrir. »

Il ne faut pas que cela soit ! Il faut que la France devienne la nation protectrice. Elle aussi, elle peut assiéger l’Inde par trois côtés. Déjà elle a Pondichéry près de Madras, et Chandernagor près de Calcutta ; mais sur ces deux côtés elle a trop laissé grandir la puissance anglaise pour agir efficacement. Il lui faut une troisième base d’opération, un terrain sur lequel elle devance ses rivaux. Ce terrain est trouvé : c’est le bas Indus. Et, au nom du Grand Moghol, Madec propose au roi de France la concession, à titre de fief, de la ville de Tatta-Bakar, avec ses dépendances, aux bouches de ce fleuve ; il expose en homme du métier les dépenses, les bénéfices, les conséquences politiques de cette opération.

Il serait trop long d’examiner les chances de succès de ce projet. Mais il est bon de noter, avec Émile Barbé, que l’idée d’un établissement sur le bas Indus fut un instant caressée par Napoléon. En 1807, le consul de France à Bassorah, Rousseau, en fit l’objet d’un Mémoire, qui fit l’objet d’un Rapport du général Decaen et des Observations du général Gardanne : et puis Napoléon fit la guerre d’Espagne.

Trop de Mémoires et trop de Rapports, d’ailleurs ; l’action resta naturellement à l’état de projet. Sans doute — on était alors au début du règne de Louis XVI —, on avait à Versailles des idées de revanche, et de Sartines rêvait quelque chose de mieux que le mont-de-piété colonial de Boynes. Mais on comptait beaucoup plus, pour les affaires des Indes, sur Hyder-Ali que sur le Grand Moghol. Law de Lauriston, consulté, fit mauvais accueil au projet Madec ; il voyait avec jalousie l’action française se porter de la côte de Coromandel, où il commandait, à l’autre extrémité de l’Inde : peut-être Chevalier lui-même, qui avait bien accueilli l’idée, éprouva-t-il, à la réflexion, un sentiment analogue ; car il interrompit pendant dix-huit mois sa correspondance avec le nabab breton.

Et puis, avec ces forces éphémères qu’on appelle un soldat de fortune et un parti, il faut saisir l’heure. Elle est vite passée. Un instant tout-puissant, confident et favori de l’Empereur, souverain d’un véritable État entre la Djemmah et la Tchambel, René Madec perdit, dans une rencontre avec les Rohillas, presque toute son armée, une partie de ses richesses et tout son crédit.

L’astre pâlit ; il alla mettre les débris de sa force au service d’un petit souverain, le rajah de Godh ; il était découragé, se sentant déchu. À la fin, tandis qu’à Versailles on rédigeait encore des Rapports sur ses Mémoires, il liquida ses fonds à perte ; il céda au rajah sa marchandise avariée, avec un lot de braves Français, sur lesquels il comptait pour continuer son œuvre. Mais ceux-ci n’avaient ni sa réputation ni sa belle audace. Le parti Madec fondit et disparut bientôt.

Devise de René Madec. Gravure extraite de Le Nabab René Madec par Émile Barbé, paru en 1894

Devise de René Madec. Gravure extraite de Le Nabab René Madec
par Émile Barbé, paru en 1894

Madec restait. Il prit la route de Pondichéry et yarriva en 1778, juste à temps pour participer à la défense de cette ville, sous les ordres du nouveau gouverneur général, de Bellecombe. Celui-ci avait pour lui une estime particulière, il le nomma provisoirement capitaine — car le malheureux brevet, sollicité depuis huit ans, n’était pas encore délivré. C’était, en trente années, le troisième siège de Pondichéry. Comme au temps de Dupleix et de Lally, la garnison fit des prodiges ; comme au temps de La Bourdonnais et de d’Aché, le rôle de l’escadre, sous Tronjolly, fut équivoque et funeste ; celui de Madec fut digne de sa réputation. La place capitula le 18 octobre et les assiégeants virent, non sans quelque confusion, 493 hommes, en tout, défiler devant eux, drapeaux déployés, tambours battants, mèches allumées.

Mis en liberté sur parole, puis captur en mer par des corsaires anglais et emmené en Irlande, notre héros entra en France le 8 octobre 1779 et put enfin venir recevoir à Versailles avec la croix de Saint-Louis le brevet... de colonel. Tout vient à point. Avec ses armes, il reçut cette devise qui lui convient si bien : « Nullis perterrita monstris » (Nuls monstres ne l’effrayèrent). Il eut par surcroît des lettres de noblesse ; il devint seigneur de Coatfao et de Prat an Raz, fit bâtir un château, mit ses papiers en ordre et rédigea ses Mémoires, tout cela en trois ans.

Puis il tomba malade et demanda, pour rétablir sa santé, un commandement aux Indes et mourut en l’attendant, le 28 juin 1784. On enterra dans l’église des Cordeliers, à Quimper, « René-Marie de Madec, colonel et chevalier de Saint-Louis en France, nabab en Asie. »

 
 
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