LA FRANCE PITTORESQUE
Dîner autrefois : de l’art
singulier de passer les plats
(D’après « Musée universel », paru en 1874)
Publié le lundi 25 février 2019, par Redaction
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Il fut un temps où, dans les dîners en ville, la mode de faire circuler les plats à la ronde et d’offrir à chaque convive tout ce qui paraît sur la table, usage qui semble indiqué par la plus simple politesse, n’était pas de mise
 

Même au commencement du XIXe siècle, il y avait plusieurs catégories d’invités assis à la même table ; c’était un reste des anciennes coutumes féodales, alors que les repas étaient pris en commun par tous les habitants d’une même maison, et que le chef ou seigneur était servi à part. Au XVIIIe siècle, le noble qui dînait chez un fermier général, le prince qui s’asseyait à la table d’un simple gentilhomme, avait son service particulier et des plats qui lui étaient spécialement destinés. Une semblable coutume serait aujourd’hui excessivement choquante.

Sous le Premier Empire, quelques-uns de ces usages s’étaient encore conservés. L’amphitryon était le vrai roi de la table ; on posait les plats devant lui, et c’est lui qui les distribuait à sa guise, en envoyant à qui il voulait, s’en réservant quelques-uns pour lui et ses intimes. Le comte d’Estourmel raconte une singulière scène dont il fut témoin à un dîner auquel il assistait chez l’archi-chancelier Cambacérès.

Napoléon s’était déchargé sur son ancien collègue au consulat du soin de traiter le monde officiel et de donner des dîners, charge dont celui-ci s’acquittait avec une compétence et un zèle incontestés. La table de l’archi-chancelier était renommée dans toute l’Europe, et les grands fonctionnaires de l’empire venaient s’y asseoir chacun à leur tour.

Le Goût. Peinture du XVIIe siècle réalisée d'après une estampe de la série des Cinq sens d'Abraham Bosse (1602-1676)
Le Goût. Peinture du XVIIe siècle réalisée
d’après une estampe de la série des Cinq sens d’Abraham Bosse (1602-1676)

Un jour qu’il y avait un grand dîner officiel, un des convives, avisant des terrines de pâté de foie gras placées à l’autre bout de la table devant l’amphitryon, tendit son assiette au domestique et le pria de lui en donner. Celui-ci alla faire la demande à Cambacérès.

— Pour qui ? fit le prince archi-chancelier, en braquant son lorgnon sur le convive que le domestique lui montrait du doigt.

— Un procureur impérial ? continua-t-il en haussant légèrement les épaules ; portez-lui une côtelette.

De semblables coutumes ne choquaient point alors, tant il est vrai que les mœurs sont surtout une affaire de convention. Si l’esprit d’égalité qui a pris racine parmi nous s’oppose à des distinctions si tranchées entre les convives, en revanche les nuances subsistent toujours, et il n’est pas rare de voir des maîtres de maison imiter avec plus ou moins d’adresse ce préfet qui, recevant à sa table le prince de Neufchâtel et son état-major, employa pour leur servir du bœuf les formules suivantes :

— Monseigneur, aurai-je l’honneur d’offrir du bœuf à Votre Excellence ?

— Général, vous offrirai-je du bœuf ?

— Colonel, voulez-vous du bœuf ?

— Capitaine, vous voulez du bœuf ?

Et aux autres officiers, en leur montrant le plat :

— Bœuf, bœuf, bœuf.

L’usage de faire servir par les domestiques et de faire circuler à la ronde en commençant par les dames, coupe court à ces questions délicates dans lesquelles nombre de maîtres de maison se montrent maladroits ou impolis. Ces dîners en partie double rendent possibles des aventures dans le genre de la suivante arrivée au commencement du XIXe siècle.

Un célèbre gourmand, qui passait sa vie à flairer les bons dîners et à s’y faire inviter, fut prié un jour d’assister à un repas qui devait avoir lieu à la fin de la semaine, et accepta. Mais voilà que le lendemain arrive une autre invitation pour un dîner bien meilleur, et dans lequel devait figurer un turbot monstre, dont toute la ville s’entretenait déjà.

Grand désespoir de notre parasite. Il ne peut refuser l’invitation qu’il a acceptée, sous peine de se voir fermer la porte d’une maison où il va souvent. D’autre part, c’est un meurtre que de ne pas manger de ce turbot merveilleux, qui eût mis en émoi tout le sénat de Rome. Si au moins les deux repas étaient seulement à une heure de distance, la capacité de son estomac lui permettrait de faire honneur à tous les deux. Décidément s’il y a un Dieu pour les ivrognes, il n’y en a pas pour les gourmands.

Faisant de nécessité vertu, notre homme se rend à ce dîner inopportun avec la figure d’un condamné qu’on mène au supplice. Pendant tout le repas, il songe à ce magnifique poisson qu’on mange sans lui. N’y pouvant plus tenir, il appelle son domestique et lui ordonne d’aller lui en chercher une part, la maison où avait lieu l’autre dîner n’étant pas éloignée. Le domestique vole, et revient apportant une assiette largement garnie, qu’il place devant son maître.

Celui-ci se met à le dévorer ; mais quelque précaution qu’il prit pour cacher son assiette, ses voisins s’en aperçurent, et trouvant bonne mine à ce poisson, veulent aussi y goûter.

— Tiens, du turbot ? fit l’un d’eux. Où donc avez-vous pris cela ?

— Mais ce n’est pas du turbot, fait notre homme, essayant de cacher sa provision sous la table.

— Oh ! que si, fait le voisin ; je m’y connais.

Et il en demande au domestique. Celui-ci répond qu’il n’y en a point. L’autre insistant, le bruit en va jusqu’aux oreilles de l’amphitryon, qui, en entendant le mot de turbot, s’excuse auprès de ses hôtes de n’avoir pu en trouver au marché. On lui dénonce alors le gourmand, qui fut obligé de conter son subterfuge, et la cause qui lui avait donné naissance.

Quoique le nombre des parasites soit toujours très grand, le métier de dîner en ville n’est plus un art et une profession, comme il l’était au XVIIIe siècle. Un des plus célèbres dîneurs en ville de ce temps-là, c’était Fontenelle, qu’on se disputait pour le charme de son esprit et de sa conversation. Le jour où il fut enterré, un de ses amis voyant passer son cercueil, s’écria : « Voilà la première fois que Fontenelle ne dînera pas en ville. »

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