LA FRANCE PITTORESQUE
Batarnay (Ymbert de), conseiller de quatre rois de France
(D’après « Revue des questions historiques » paru en 1887)
Publié le jeudi 4 décembre 2014, par LA RÉDACTION
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Le proverbe populaire tel maître, tel valet, n’est pas vrai seulement en économie domestique ; il a son application dans la politique et dans l’histoire. Le caractère d’un souverain, ses goûts, ses qualités intellectuelles et morales, et aussi ses défauts, se devinent facilement aux qualités qu’il exige et aux défauts qu’il cherche à exploiter dans ceux qu’il prend pour collaborateurs.
 

Ymbert de Batarnay, seigneur du Bouchage, méritait à ce titre de sortir de l’oubli où il était tombé, malgré une allusion flatteuse de Commines. J. Quicherat, cet érudit sagace qui a su pénétrer tant des secrets du XVe siècle, ne s’y était pas trompé. Les recherches déjà anciennes auxquelles il s’était livré sur le compte de ce personnage, avaient donné naissance à un dossier considérable ; et M. de Mandrot qui, sans les connaître, avait rencontré, au cours de ses propres travaux, ce nom trop ignoré, avait deviné lui aussi la valeur de celui qui le portait et commencé à l’étudier. Il a donc très légitimement recueilli la succession de son éminent prédécesseur, au sein de son ouvrage Ymbert de Batarnay, seigneur du Bouchage, conseiller des rois Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier, paru en 1886.

Qu’était-ce donc que cet Ymbert de Batarnay, dont le nom n’éveille au premier moment aucun souvenir historique ? Un membre de cette petite noblesse de Dauphiné dans laquelle Louis XI recruta nombre de bons serviteurs, sur lequel son adresse de chasseur, s’il faut en croire un récit quelque peu légendaire, attira l’attention du dauphin, grand chasseur lui-même ; un simple écuyer, dont son maître, suivant une de ses habitudes, avait commencé la fortune par un riche mariage. Si, malgré la violence faite, sinon au cœur de la jeune Georgette de Montchenu, du moins aux désirs de ses parents, qui payèrent de la perte de leurs biens et de la seigneurie du Bouchage, entre autres, leur résistance à la volonté royale, Ymbert de Batarnay n’eut, semble-t-il, pas trop de peine à se faire aimer de sa femme ; au moins une intervention aussi énergique de Louis XI en sa faveur témoigne-t-elle de l’estime dans laquelle le roi le tenait dès lors ; car, en politique pratique et avisé, ce prince n’achetait par de pareils bienfaits que ceux dont il attendait des services.

Gisant d'Ymbert de Batarnay (Collégiale Saint-Jean-Baptiste de Montrésor, en Indre-et-Loire)

Gisant d’Ymbert de Batarnay (Collégiale Saint-Jean-Baptiste de Montrésor, en Indre-et-Loire)

Si l’on ignore ceux qui, à ce moment déjà, avaient pu rendre du Bouchage précieux à son maître, il est facile, en lisant le livre de M. de Mandrot, de voir comment une telle bienveillance fut justifiée plus tard. Les aptitudes dont témoigne la carrière de du Bouchage sont de celles que Louis XI appréciait au plus haut degré, car il fut ce que le roi fut par dessus tout lui-même : un diplomate, constamment chargé, pendant toute la durée du règne, des plus délicates missions. Ainsi il semble à peu près établi que, pendant le séjour de Louis XI à Péronne, c’est lui qui alla, au nom du roi, porter la lettre recommandant à Dammartin l’abstention de toute hostilité contre les Bourguignons, et l’assurant même (il y en avait besoin) de l’entière spontanéité avec laquelle le roi accompagnait Charles le Téméraire dans son expédition contre les Liégeois.

Pendant toute la vie de Charles de France, frère de Louis XI, il travailla à le maintenir ou à le ramener dans de bons termes avec le roi. Après la mort de ce triste prince, il fut l’un des principaux intermédiaires employés à détacher de leur maître les serviteurs du duc de Bretagne, surtout ceux qui, comme Odet d’Aydie, s’étaient attachés à la fortune de François II, après avoir commencé par suivre celle du duc de Guyenne. Chargé parfois de missions plus pénibles, de la répression de l’émeute de Bourges en 1474, de l’insurrection de Roussillon en 1475, il contribua, par une indulgence d’autant plus remarquable chez lui qu’elle faisait tout à fait défaut chez son maître et chez la plupart de leurs contemporains, à atténuer des rigueurs qui nous paraissent aujourd’hui exagérées, mais qui sans lui l’eussent été bien davantage.

Enfin il négocia l’entrevue de Louis XI avec Édouard IV en 1475, la remise du connétable de Saint-Pol entre les mains du roi par Charles le Téméraire, et, après la mort de celui-ci, avec les gens de Maximilien la cession de la Franche-Comté. Son rôle ne cessa pas, comme celui de tant d’autres conseillers de Louis XI, après la mort de celui-ci.

Fidèle à Charles VIII et aux conseillers que son père lui avait lui-même choisis, il contribua plus que personne à maintenir dans l’obéissance les Orléanais, que leur duc poussait à la révolte contre la régente ; il prit une part active aux négociations qui, par le mariage de Charles VIII avec la jeune duchesse de Bretagne, préparèrent la réunion définitive de cette province à la couronne, et à celles qui, en assurant au marquis de Saluces, moyennant l’hommage par lui prêté à Charles VIII, l’appui de la France contre la Savoie, devaient faciliter l’invasion française en Italie ; et quand le moment fut venu, son maître lui confia la mission d’acheter le concours des condottieri italiens, mission difficile à une heure où l’épuisement du trésor rendait l’économie absolument nécessaire.

Château de Bridoré (Indre-et-Loire), acquis par Ymbert de Batarnay

Château de Bridoré (Indre-et-Loire), acquis par Ymbert de Batarnay

Sous Louis XII, il est également chargé d’obtenir des subsides des États du Dauphiné et surtout de « donner ordre au passage tant pour faire passer les gens de guerre de pied et de cheval que pour les vivres » ; sa connaissance des montagnes où il avait passé son enfance pouvait être d’un puissant secours ; mais son âge le rendant désormais incapable de prendre part à une longue expédition, il ne suivit pas Louis XII au delà des Alpes.

Enfin François Ier, honorant sa vieillesse par une marque suprême de confiance, tout en respectant un repos bien gagné, lui remit la surveillance de ses filles, et le nomma gouverneur du dauphin dont on attendait encore la naissance.

Ce fut, comme on le voit, jusqu’à la fin, une existence fort remplie que celle d’Ymbert de Batarnay ; les intérêts de sa propre fortune, rétablissement de ses enfants et de ses petits-enfants, absorbaient largement d’ailleurs tous les loisirs que pouvaient lui laisser les affaires publiques. Apre au gain, comme la plupart des gens de sa province, il n’avait laissé échapper aucune occasion de s’enrichir, et Louis XI ne les marchandait pas aux serviteurs en qui il pouvait se fier. Devenu par son mariage seigneur du Bouchage, il avait par la suite considérablement arrondi ses domaines de Dauphiné.

Après la condamnation du comte d’Armagnac et celle du duc de Nemours, il y avait joint plusieurs des seigneuries qu’ils possédaient dans le midi de la France ; le comté de Fezensac y avait été reconstitué à son profit ; en Touraine enfin, il avait acquis le château de Bridoré, il avait reconstruit celui de Montrésor, sans parler de ses autres possessions semées un peu partout et dont l’énumération serait trop longue. Ce n’est donc pas sans motif, sinon sans raillerie, que Louis XI l’appelait le « riche comte », et il pouvait lui promettre à titre d’encouragement, sans que celui-ci eût droit d’en prendre trop d’humeur, « ce qu’il aimait le mieux, argent ».

Toutes ces acquisitions, parfois d’origine très contestable, n’étaient pas naturellement sans être contestées ; mais du Bouchage avait pour lui le roi, et si les procès qu’il eut à soutenir furent pour lui jusqu’à son dernier jour une cause de tracas, au moins ne portèrent-ils presque jamais atteinte à sa fortune.

Ainsi du Bouchage était avide et intéressé : c’est par là qu’il donna sur lui prise à Louis XI ; mais les faveurs du roi ne tombèrent pas cette fois comme tant d’autres sur un ingrat ; et la fidélité religieusement conservée par du Bouchage aux trois successeurs de Louis XI, comme à son premier maître, devient chez lui comme une sorte de patriotisme. D’ailleurs, comme rien n’est aussi voisin d’un défaut qu’une qualité, on peut dire que, sans cette préoccupation excessive de sa fortune, sans cette sollicitude à ne laisser échapper aucune occasion de l’accroître, sans son opiniâtreté à la défendre, du Bouchage n’aurait peut être pas été pour Louis XI le diplomate sagace qu’il fut : la gestion de ses propres affaires le forma à celle des affaires publiques, et elle ne lui fit jamais oublier ses devoirs envers l’État.

Elle dut surtout développer chez lui une qualité louée par Louis XI, bon connaisseur en pareille matière : « la patience à attendre le bon coup », et elle ne l’empêcha pas de se faire de nombreux amis, surtout parmi les dépositaires de la faveur royale ; enfin il possédait si bien l’art de se rendre nécessaire qu’aucun des souverains sous lesquels il vécut ne crut pouvoir se passer de ses services ; ce sont là, sinon des vertus, du moins des qualités faites pour assurer la fortune de celui qui les possède.

Château de Montrésor (Indre-et-Loire), reconstruit par Ymbert de Batarnay

Château de Montrésor (Indre-et-Loire), reconstruit par Ymbert de Batarnay

Comme le fait justement remarquer M. de Mandrot, les défauts incontestables de du Bouchage furent à coup sur moindres que ceux de beaucoup de ses contemporains, et « si ses talents ne l’élèvent pas au rang d’un homme d’État de premier ordre, peut-être faut-il en accuser surtout l’époque où il vécut et l’éducation qu’il reçut de Louis XI ; son premier maître (...) Autoritaire au delà de tout, ce roi forma d’excellents serviteurs et légua à son fils des conseillers avisés, mais jamais il n’eût souffert qu’autour de son trône une tête s’élevât trop haut. Le mérite de l’homme qui nous occupe fut précisément de se rendre indispensable à ses maîtres, sans jamais forcer le talent que la nature lui avait départi.

« Certes la France a possédé nombre de politiques plus féconds et la royauté s’est servie d’instruments d’une trempe autrement fine ; l’histoire les connaît ; depuis longtemps elle les a jugés, et les travaux les mieux fondés de la critique moderne n’ont pas modifié sensiblement l’opinion que nos pères s’étaient formée de leur génie. Moins appréciés nécessairement ont été les acteurs secondaires du drame. Travailleurs acharnés, n’ont-ils pas, eux aussi, bien servi leur pays, chacun à son rang et à son heure ? N’ont-ils pas pour une grande part contribué à l’achèvement de l’édifice de la monarchie, et par suite à la constitution de l’unité française qui fut son œuvre ? A ce titre, les hommes comme du Bouchage méritent d’être signalés, et l’on estimera, du moins je l’espère, qu’Ymbert de Batarnay avait droit à quelques pages de souvenir ».

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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