Historien et poète français, Jean Froissart naquit à Valenciennes, vers l’an 1337. Une des nombreuses copies manuscrites de sa chronique lui donne le titre de chevalier ; comme lui-même ne dit rien de son origine, et semble indiquer que son père était peintre d’armoiries, on peut croire que c’est le copiste qui, de son autorité, a donné cette marque d’admiration et de respect à l’historien dont il transcrivait les récits. Froissart fut, dès l’enfance, destiné à l’Église, et reçut l’éducation lettrée qu’on donnait alors aux clercs. Ses premiers penchants, qui furent ceux de toute sa vie, étaient peu conformes à un état austère et réglé. Il n’avait pas douze ans, que tous ses goûts étaient pour les danses, les ménestrels, les joyeux déduits ; quand on le mit à l’école, il lui semblait déjà qu’il n’y avait pas plus grande prouesse que de servir et obliger les jeunes pucelettes, et, acquérir leur grâce :
Et lors devisait à part lui,
Quand adviendrait le temps pour lui,
Que d’amour il pourrait aimer. |
Dans ce bon temps de nature et de naïveté, on pouvait fort bien devenir prêtre, et garder néanmoins, presque sans les combattre ni se les reprocher, les dispositions douces et faciles d’une âme indulgente à elle-même plutôt que corrompue, et qui se laisse aller à goûter les plaisirs de la vie, comme par une sorte d’insouciance enfantine. Tel fut Froissart. Tout en lui est un miroir naïf et fidèle de son temps ; ses aventures, ses amours, ses poésies, ses récits, offrent, sous des formes diverses, l’expression candide de nos anciennes mœurs, de notre littérature originale, du tour d’esprit de nos Français avant la renaissance des lettres et l’influence des études classiques, d’un confrère de Marot, de Rabelais et de La Fontaine.
Sa passion de savoir et de faire des récits, passion qui est aussi française, fut précoce et naturelle en lui, comme l’amour des dames, des vers, des fêtes et des plaisirs. Il sortait à peine de l’école (il avait vingt ans), qu’à la prière de son cher maître et seigneur messire Robert de Namur, il commença d’écrire l’histoire des guerres de son temps. Cette occupation, ses voyages pour aller visiter le théâtre des exploits qu’il racontait, pour interroger les témoins oculaires, servaient à le distraire du violent amour dont il était épris. Un jour, une demoiselle, qui probablement était d’un rang très illustre, puisqu’elle faisait ses plaisirs de la lecture, lui avait fait lire avec elle les romans de Cléomades ; à ce roman en avaient succédé d’autres. Ici l’on se souvient du Dante et de Françoise de Rimini.
Portrait de Jean Froissart écrivant à sa table
et saluant un grand seigneur qui vient lui rendre visite |
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En France comme en Italie, ces premiers essais dans l’art de peindre les passions, ces récits et saluant un grand seigneur qui vient lui rendre visite qui révélaient au cœur ce qu’il éprouvait, et ce que, dans sa simplicité, il ne savait encore ni exprimer ni presque démêler en lui-même, ces premiers rudiments de poésie amoureuse durent exciter une sorte d’enivrante sympathie. Tels furent les succès et les récompenses des premiers troubadours. Il semble pourtant que la dame de Froissart ne fut pas entraînée aussi loin que la tendre Françoise. Comme Pétrarque, il a chanté un amour constant et pur, qui a fait le sort de sa vie ; qui, longtemps après encore, se rallumait « sous ses cheveux blanchis et sa tête chenue » ; et qui, semblable aussi à l’amour de Pétrarque, a pu souvent concilier d’autres séductions passagères et des jouissances sensuelles, avec un sentiment plus vrai, plus profond et plus idéal. Alors on ne se piquait pas beaucoup de résister aux contradictions de la nature humaine ; on n’était pas rude à soi-même ; on n’ajoutait guère les combats intérieurs de l’âme aux rigueurs du sort.
Le pauvre Froissart, quand sa maîtresse se maria, tomba dans un tel chagrin, qu’il devint malade et ne pouvait tenir en France ; il s’en alla, toujours faisant des vers d’amour et écrivant des histoires, à la cour d’Angleterre, où les chevaliers, les dames, les demoiselles, le comblèrent de caresses et d’amitié. La bonne reine, madame Philippe de Hainaut, femme d’Edouard III, se fit surtout sa protectrice ; le prit pour son écrivain, se plut à lui faire composer des poésies d’amour. Voyant par ses chants mêmes, combien il était triste et inconsolable, elle y compatit, lui ordonna de retourner auprès de la dame de ses pensées, et lui fournit des chevaux et de l’argent pour faire sa route.
Il jouit pendant quelque temps du bonheur de voir celle qu’il aimait, sans pouvoir vaincre ses rigueurs. Alors il revint auprès de la reine Philippe, et passa cinq années de suite en Angleterre, toujours poète et toujours historien. Lui-même rapporte comment se passait sa vie et se compulsaient ses ouvrages : « Et considérez, entre vous autres, qui me lisez, avez lu ou m’ouïrez lire, comment je puis avoir su et rassemblé tant de faits pour vous informer de la vérité. J’ai commencé jeune de l’âge de vingt ans, et suis venu eu monde en même temps que les faits et aventures, et si y ai toujours pris grand plaisance plus qu’à autre chose ; et si Dieu m’a donné la grâce que j’ai été bien de toutes parties, et des hôtels des rois, et par espécial du roi Edouard, et de la noble reine sa femme, madame Philippe de Hainaut, à laquelle en ma jeunesse je fus clerc ; et la desservis de beaux dits et traités amoureux. Pour l’amour du service de la noble dame à qui j’étais, tous autres grands seigneurs, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent, m’aimaient et me voyaient volontiers. Ainsi au titre de la bonne dame, et à ses côtés, et aux côtés des hauts seigneurs, en mon temps, j’ai recherché la plus grande partie de la chrétienté. Partout où je venais, je faisais enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avaient été dans les faits d’armes, et qui proprement en savaient parler ; et aussi aux anciens hérauts d’armes, pour vérifier et justifier les matières. Ainsi ai-je rassemblé la noble et haute histoire, et tant que je vivrai par la grâce de Dieu, je la continuerai ; car plus j’y suis et plus y labeur, plus me plaît. Car ainsi comme le gentil chevalier ou écuyer qui aime les armes, en persévérant et continuant, se nourrit et se perfectionne, ainsi en labourant et ouvrant, je m’habilite et me délecte ».
Le lavement des mains. Extrait des
Chroniques de Jean Froissart |
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Possédé de cette passion de voir et d’apprendre les aventures, Froissart était aussi errant que les chevaliers d’alors, qui parcouraient l’Europe et cherchaient partout à guerroyer, s’illustrer et s’avancer. Il visita la sauvage Écosse ; il suivit en Aquitaine et à Bordeaux le prince Noir, voulut aller avec lui à l’expédition d’Espagne contre Henri de Transtamare, retourna en Angleterre, passa en Italie avec le duc de Clarence lorsqu’il alla épouser la fille de Galéas Visconti, vit et dirigea même les fêtes que Amédée VI de Savoie, connu sous le nom de comte Vert, donna au duc de Clarence. Ayant perdu sa bonne reine Philippe, Froissart quitta ses relations avec l’Angleterre, et fut pourvu dans son pays de la cure de Lestines. Mais le repos, les devoirs et la vie réglée allaient assez mal à Froissart. Au bout de peu de temps, les taverniers de Lestines eurent 500 francs de son argent.
A une autre époque de sa carrière, qu’on ne saurait assigner précisément, il essaya aussi de quitter sa vie légère et facile de troubadour, pour entrer en la marchandise, « où je suis, dit-il, aussi bien de taille, que d’entrer en bataille ». Soit que marchandise veuille ici dire commerce, ou que par une acception naïve de ce temps-là, il soit question de négociations diplomatiques, Froissart revint bientôt à ses naturelles occupations et à son caractère. On voit aussi dans ce passage que cet Horace des temps gothiques ne savait pas non plus porter le bouclier. Il fallait alors qu’une forte éducation physique eût préparé les hommes au dur métier des armes. Froissart devint clerc de Venceslas, duc de Brabant ; ce prince était lui-même poète ; il fit faire un recueil de ses chansons par Froissart, qui, mêlant ses poésies â celles du duc, en forma une sorte de roman sous le titre de Méliador.
Mais Venceslas mourut avant la fin de l’ouvrage. Froissart passa chez Guy, comte de Blois, et charma cette cour par ses vers. Le comte l’ayant engagé à continuer ses histoires, il voulut aller chez Gaston Phébus, comte de Foix, pour se faire conter, par tous les chevaliers béarnais et gascons, le détail de leurs aventures. Il partit à cheval, menant quatre lévriers, de la part du comte de Blois, au comte de Foix, s’arrêtant dans les châteaux, dans les abbayes, trouvant sur sa route quelques amours passagères. Vers la fin de son voyage, il rencontra un bon chevalier, messire Espaing du Lion, qui avait fait toutes les guerres du temps et traité les grandes affaires des princes. Ils se mirent à voyager de compagnie et à se faire mutuellement des récits.
Froissart lui demandait l’histoire de chaque château, de chaque ville de la route, et le bon chevalier racontait ce qu’il en savait. C’est sous cette forme pleine de grâce et de naturel que sont écrits plusieurs chapitres de Froissart : en les lisant, on se croit transporté à ce vieux temps ; on le comprend mieux, on entre mieux dans son esprit que par de laborieuses recherches. L’accueil que reçut Froissart du comte de Foix, la peinture de cette cour, les lectures qu’il faisait de son Méliador et de ses histoires, les récits qu’il obtenait du prince et des vieux chevaliers, sont une des parties les plus vivantes des chroniques de Froissart. Enrichi par les dons de Gaston, il partit à la suite de la comtesse de Boulogne, sa nièce, qui allait, épouser en Auvergne le duc de Berry.
Massacre des Jacques à Meaux (1358). Extrait
des
Chroniques de Jean Froissart |
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A Avignon, il se laissa voler ; comme Marot, il peignit en vers un malheur qui lui faisait à peu près les mêmes impressions. La vie de Froissart continue toujours à être errante et variée, Son active curiosité le fait sans cesse chercher les divers princes de son temps, leurs cours, leurs fêtes leurs tournois, Tantôt il veut voir les lieux où se sont passés les événements, tantôt il voyage pour interroger ceux qui y ont pris part. En 1395, il retourna en Angleterre, où régnait alors Richard II, fils du prince Noir, qui reçut avec une grande bonté le serviteur favori de son aïeule la reine Philippe.
Bien peu après, arriva la terrible catastrophe qui précipita Richard du trône : c’est à peu près le dernier événement que raconte Froissart d’une manière touchante et vraie. Lui-même ne vécut pas longtemps ensuite. Ses récits sont interrompus à l’année 1400 : ce qui fait croire que sa vie finit aussi à cette époque. C’est en Flandre qu’il mourut.
Ces détails sur la vie de Froissart montrent assez quel doit être le caractère de ses ouvrages. Il n’est pas un historien qui ait plus de charme et de vérité ; son livre est un témoignage vivant du temps où il a vécu : aucun art ne s’y fait voir ; la candeur des sentiments y égale la naïveté des expressions ; on y trouve le couleur et les charme des romans de chevalerie, cette admiration pour la valeur, la loyauté, les beaux faits d’armes, pour l’amour et pour le service des dames ; en même temps le désordre, la cruauté, la rudesse de mœurs de ces temps barbares, les guerres sans cesse renouvelées et renaissantes, l’incendie des villes, le massacre des peuples, les provinces rendues désertes, les compagnies des gens de guerre devenues étrangères à toute patrie et ne vivant que de rapine. Pourtant au milieu de tant d’horreurs, les hommes paraissent remplis de grandeur, de franchise et de force ; ils sont cruels, variables dans leurs affections politiques, mais faciles à émouvoir, sincères et esclaves de leur parole dans les relations privées. Tout est vrai dans les discours ; parmi cet amas de calamités, l’historien, qui en fait le tableau fidèle, ne donne jamais l’idée de la corruption et de la bassesse.
Froissart, et on doit le penser ainsi, est souvent incorrect et surtout incomplet ; les dates, les noms propres, la suite des événements, ne se trouvent pas, dans son livre, aussi bien établis que dans un historien moderne. Il a souvent besoin d’être éclairci et commenté. Il écrivait vite et sans intentions fortes ; son style est semblable à celui des romans de ce temps ; il voyait l’histoire plus chevaleresque qu’elle ne l’était en réalité et la raconte selon son impression ; c’était l’esprit du temps ; ce défaut même est un témoignage de vérité.
On a longtemps négligé Froissart ; son livre était un objet d’érudition pour quelques membres de l’Académie des inscriptions. Le dix-huitième siècle reniait dédaigneusement la vieille France ; aujourd’hui Froissart est devenu à la mode. On le lit, et beaucoup surtout prétendent l’avoir lu. Il existe un bon nombre de copies de Froissart ; elles présentent des diversités peu importantes au fond, mais que les bibliographes ont dû rechercher. Le plus beau de ces manuscrits est à Breslau, en Silésie ; il est en quatre volumes de vélin, d’une écriture nette et soignée, enrichi de vignettes superbes. Lors de la prise de Breslau par les Français, en 1806, les Prussiens pensèrent bien qu’on leur demanderait ce beau et célèbre Froissart, et mirent, à son intention, un article dans la capitulation, pour que la bibliothèque publique fût respectée. C’est dans les poésies de Froissart, plus encore que dans ses chroniques, qu’on trouve des détails sur sa vie ; elles ont un caractère aussi vrai que son histoire, et sont comme elle, non un ouvrage de l’art, mais une production toute naïve et naturelle. Une des plus remarquables est son Horloge amoureuse. On y trouve de très curieux détails sur l’état de l’horlogerie au quatorzième siècle.
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