LA FRANCE PITTORESQUE
Victor, enfant sauvage
de l’Aveyron trouvé en 1797
(D’après « Les vrais Robinsons : naufrages, solitude, voyages », paru en 1863)
Publié le lundi 5 juin 2017, par Redaction
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On ne comprend guère comment en France, dans le département de l’Aveyron, un être a pu, à la fin du XVIIIe siècle, se trouver violemment séparé de toute relation sociale et réduit à l’état sauvage. Ce véritable Robinson, découvert après plusieurs années au milieu d’un des pays les plus peuplés et les plus civilisés de l’Europe, n’est autre qu’un enfant abandonné qui, par un inconcevable prodige, était parvenu à vivre dans sa solitude, malgré la faiblesse de son âge et le dénuement absolu dans lequel il se trouvait...
 

On ne comprend guère comment en France, dans le département de l’Aveyron, un être a pu, à la fin du XVIIIe siècle, se trouver violemment séparé de toute relation sociale et réduit à l’état sauvage. Ce véritable Robinson, découvert après plusieurs années au milieu d’un des pays les plus peuplés et les plus civilisés de l’Europe, n’est autre qu’un enfant abandonné qui, par un inconcevable prodige, était parvenu à vivre dans sa solitude, malgré la faiblesse de son âge et le dénuement absolu dans lequel il se trouvait...

Vers les premiers mois de l’année 1797, on aperçut dans la partie du bois de la Caune appelée la Bassine, département du Tarn, un enfant entièrement nu, qui fuyait à l’approche des hommes. La curiosité publique fut vivement excitée : on guetta cet enfant, et on reconnut qu’il se nourrissait de glands et de racines. Après plusieurs tentatives infructueuses, on parvint à le prendre : mais, trompant la surveillance de ses gardiens, il s’échappa et recouvra presque aussitôt sa liberté.

Portrait de Victor lorsqu'il fut capturé en 1800

Portrait de Victor lorsqu’il fut capturé en 1800

Quinze mois plus tard, en juillet 1799, trois chasseurs le retrouvèrent et se mirent à sa poursuite. Il crut leur échapper en grimpant sur un arbre ; mais ils s’emparèrent de lui et, malgré sa résistance, le conduisirent à la Caune, où il fut mis en pension chez une veuve. Il n’y resta pas longtemps : au bout de huit jours, il prit une seconde fois la fuite et regagna la montagne. Il y vécut pendant tout l’hiver, qui fut extrêmement rigoureux.

Enfin, le 9 janvier 1800, à sept heures du matin, revenant volontairement cette fois parmi les hommes, il entra chez un teinturier dont la maison était hors de la ville de Saint-Sernin. Il était couvert à peine des lambeaux d’une vieille chemise, reste de l’habillement complet dont on l’avait revêtu à la Caune six mois auparavant. Constant Saint-Estève, commissaire du gouvernement à Saint-Sernin, fut prévenu et vint le visiter ; dans son rapport au commissaire central, il raconte ainsi l’impression que lui fit éprouver la vue de cet étrange enfant :

« Je le trouvai se chauffant avec plaisir, marquant de l’inquiétude, ne répondant à aucune question, ni par la voix ni par signe, mais cédant avec confiance à des caresses réitérées. On lui donna des pommes de terre qu’il jeta au feu pour les faire cuire, mais il ne voulut pas des autres aliments, tels que viande cuite et crue, pain de seigle et de froment, pommes, poires, raisins, noix, châtaignes, glands, panais, oranges, qu’il flaira les uns après les autres. Il mangea les pommes de terre toutes brûlantes, à demi cuites, en les prenant au milieu des charbons ardents. Il manifestait la douleur qu’il éprouvait en se brûlant par des cris inarticulés sans être plaintifs.

« Ayant soif, il se dirigea vers une cruche d’eau pour demander à boire, et dédaigna avec des marques d’impatience le vin qu’on lui offrait. Son déjeuner fini, il courut à la porte et s’enfuit de telle manière qu’on eut bien de la peine à l’atteindre ; mais il se laissa ramener sans témoigner ni peine ni plaisir. Il parut éprouver une sensation agréable à la vue du gland qu’on lui avait présenté et qu’il tint longtemps en sa main. Son air satisfait n’était troublé que par intervalles ; son dénuement absolu, l’idée d’être privé du plein air, me firent juger que ce garçon avait vécu dès sa plus tendre enfance dans les bois, étranger aux besoins et aux habitudes sociales. »

Le lendemain il fut transféré à l’hospice de Saint-Affrique, et le 31 janvier Constant Saint-Estève adressa son rapport à Guiraud, commissaire pour le canton, qui, deux jours plus tard, porta le fait à la connaissance de l’autorité centrale. Le 4 février, le jeune sauvage fut emmené à Rodez et confié au naturaliste Bonnaterre, avec lequel il resta quelque temps. Le ministre de l’intérieur ordonna ensuite de l’amener à Paris : pendant le voyage, il fut attaqué de la petite vérole à Lyon, et refusa de prendre des remèdes ; mais il se guérit très-promptement.

Ce fut à Paris que Virey put étudier cet être singulier dont tout le monde se préoccupait, et recueillir sur lui les observations intéressantes qui, publiées alors, sont devenues si rares. Ce sauvage, assez bien conformé et robuste, paraissait avoir de onze à douze ans ; au baptême, on lui donna le nom de Joseph. Il était grand, et son nouveau genre de vie le fit encore croître rapidement. L’état de maigreur où il était quand on le trouva ne tarda pas à disparaître, et il prit même beaucoup d’embonpoint. Dans les premiers jours, il ne voulait souffrir aucun vêtement ; il les déchirait, quand il ne pouvait pas s’en débarrasser autrement. Il avait de la répugnance pour coucher dans un lit, mais il finit par s’y habituer.

Il ne mangeait alors que des pommes de terre, des noix ou des châtaignes crues, et, comme les singes, flairait tous les aliments qu’on lui offrait : on parvint à lui faire manger du potage trempé avec du pain bis. Malgré tous les soins qu’on prenait de sa personne, il tenta plusieurs fois de s’évader, et y réussit même à deux reprises différentes ; il fut arrêté dans sa fuite presque aussitôt. On remarqua que, dans une de ces circonstances, se voyant sur le point d’être atteint, il posa ses mains à terre et marcha à quatre pattes ; mais ce ne fut qu’un fait isolé.

Ses cheveux de derrière étaient courts et pour ainsi dire rongés, sans doute à cause de sa manière de se coucher ; il était vif et alerte, avait la vue perdante, et se servait des deux mains avec une égale facilité. Il était muet, sans être sourd, croyait à la réalité des images reproduites dans un miroir, mais ne s’arrêtait pas longtemps à de pareils phénomènes, et, somme toute, ne songeait qu’à manger. Cette préoccupation exclusive le portait même à voler des aliments, et à les cacher pour en avoir en réserve. Il aimait beaucoup les fruits et les légumes, rejetait le sucre et les mets sucrés, ainsi que toute espèce de ragoûts et d’assaisonnements ; il dévorait très bien la chair crue, quoiqu’il préférât les végétaux. Il parvint à s’habituer au lait, mais refusa constamment le vin, la bière, l’eau-de-vie, les spiritueux de toute nature. Il témoignait à ceux qui l’entouraient beaucoup de douceur, mais en même temps la plus profonde insouciance.

Par quel étrange mystère un pareil incident a-t-il pu se produire à cette époque et au centre même de notre pays ? Toutes les recherches faites en cette circonstance n’ont abouti à aucun résultat. L’examen du corps de l’enfant a fait supposer une tentative criminelle dont jadis il aurait pu être la victime : il avait en effet des cicatrices de brûlures au bras et à l’avant-bras gauches, et d’autres cicatrices nombreuses vers la tempe droite, aux joues et surtout aux jambes. On peut croire qu’il s’était fait lui-même ces blessures en tombant au milieu de buissons épineux ou sur des rochers.

Mais il portait une autre cicatrice bien plus considérable et à laquelle on ne peut attribuer la même cause : c’était une large et profonde balafre sous le cou, longue de quatre doigts et paraissant avoir été faite avec un instrument tranchant. On avait donc essayé de l’égorger, et il avait survécu à cet attentat ? Reste à savoir comment cet enfant nu, sans secours, abandonné dès l’âge le plus tendre, puisqu’il ne se souvenait de rien, avait pu, au sein des forêts, résister à toutes les intempéries des saisons et soutenir sa misérable existence avec les grossiers aliments que lui offrait la terre. On croirait vraiment à une mystification, si des documents officiels ne venaient constater les faits énoncés ici, et prouver une fois de plus que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

On se demande ce que la société fit d’un être qu’elle venait de recueillir ainsi, et qui, selon elle, devait se prêter aux plus heureuses expériences sur les progrès de l’intelligence humaine. L’autorité qui la représentait ne répudia en aucune façon le legs que le hasard venait de lui faire ; elle agit avec autant de prudence que d’humanité. L’enfant sauvage de l’Aveyron fut confié aux soins exclusifs d’un médecin dont la vie entière devait être employée à seconder, dans leurs généreux efforts, les successeurs de l’abbé de l’Épée : le docteur Itard.

Né en 1775, dans un coin reculé de la Provence, sa laborieuse carrière devait se poursuivre jusqu’en 1838. Nul mieux que lui, au début du siècle, ne s’était enquis de la structure des organes de l’ouïe. Il s’était familiarisé dans sa jeunesse avec les solitudes que le jeune sauvage avait parcourues, il s’était identifié de bonne heure avec les instincts de sa rare. Par ses études approfondies sur les développements de l’âme en l’absence de quelques-uns de nos sens, et sur le mécanisme de nos idées, il comprenait mieux que tout autre l’impulsion graduée qu’il fallait donner à cette intelligence engourdie par la solitude, si l’on peut se servir d’une pareille expression, et à laquelle cependant ne manquait en réalité que l’éducation qui doit être donnée lentement à nos sens.

Le docteur Itard

Le docteur Itard

Un nom fut de nouveau imposé au jeune sauvage, on l’appela Victor. A partir de l’année 1802, il demeura rue Saint-Jacques avec son instituteur, et pour les soins matériels il fut confié plus directement à une femme d’un âge mûr et d’un caractère excellent, qui demeurait avec son mari dans l’Institution des sourds et muets. Mme Guérin se voua avec une sollicitude toute maternelle à l’éducation du pauvre être abandonné dont elle remplaça volontairement la mère.

L’enfant, devenu presque un jeune homme, s’attacha, autant que le lui permettaient ses facultés, aux dignes gens qui le soignaient. Estimant qu’il fallait l’amener par degrés à percevoir le sentiment du bien et du mal et qu’il était indispensable de l’initier à une appréciation précise des objets nécessaires à la conservation de l’homme ; les idées commençant à naître, Itard avait l’espoir d’inculquer à Victor les premières notions du langage.

Selon une préoccupation que l’expérience seule put démentir, la société avait à sa disposition, pour la première fois, ce qu’elle avait souhaité posséder depuis les temps antiques, un être étranger à toutes les notions qui s’acquièrent par le contact avec les humains. Un grand problème allait être résolu ; il s agissait de tirer d’abord quelques sons plus ou moins justes de cet instrument grossier, puis, à force de soins, il fallait développer l’homme moral capable de vivre en société.

Le docteur Itard examina d’abord en quel état se trouvaient physiquement les sens du jeune sauvage : il s’aperçut promptement qu’ils se manifestaient dans leur intégrité, bien que le pauvre être qui les possédait n’eût pas conscience des perceptions qu’on devait obtenir par leur moyen. C’était à ses yeux une arme parfaite en sa forme, mais dont le tranchant était couvert de rouille, et dont la pointe, par la même cause, se trouvait complètement émoussée. Il fallait la débarrasser lentement de cet oxyde qui empêchait toute son action.

Grâce à des expériences élémentaires dont la simplicité fait sourire, Itard vit avec une sorte d’effroi combien l’isolement dans lequel avait vécu le pauvre enfant l’avait privé des notions les plus vulgaires. Rien de ce que l’homme apprend de l’homme tout à fait à son insu ne lui était connu. Sous l’influence réitérée de ces enseignements, les lueurs si vagues d’abord qui commençaient à éclairer cette intelligence engourdie brillèrent bientôt plus vivement. Victor fut instruit « à distinguer par le toucher un corps rond d’avec un corps aplati ; par les yeux, du papier rouge d’avec du papier blanc ; par le goût, une liqueur acide d’une liqueur douce. Il avait appris à distinguer les uns des autres les noms qui expriment ces différentes perceptions, mais sans connaître la valeur représentative de ces signes. »

Chose bien remarquable, ce fut pendant longtemps l’odorat qui lui donna les perceptions les plus utiles à sa propre conservation. « Ce sens, dit le docteur Itard, était chez lui d’une délicatesse qui le mettait au-dessus de tout perfectionnement. Un soir qu’il s’était égaré dans la rue d’Enfer, et qu’il ne fut retrouvé qu’à l’entrée de la nuit par sa gouvernante, ce ne fut qu’après lui avoir flairé les mains et les bras à plusieurs reprises qu’il se décida à la suivre et qu’il laissa éclater la joie qu’il éprouvait de l’avoir retrouvée. »

Le docteur Itard explique que « cette série d’expériences faite sur le sens de l’ouïe n’a pas été tout à fait inutile. Victor lui est redevable d’entendre distinctement quelques mots d’une seule syllabe et de distinguer surtout avec beaucoup de précision, parmi les diverses intonations du langage, celles qui sont l’expression du reproche, de la colère, de la tristesse, du mépris, de l’amitié, alors même que ces divers mouvements de l’âme ne sont accompagnés d’aucun jeu de la physionomie, ni de ces pantomimes naturelles qui en constituent le caractère extérieur. »

Victor apprit assez promptement à former des caractères, à lire, à écrire même si l’on veut, mais sans pouvoir exprimer la valeur du mot par le son. Le sens du toucher exigea comparativement un bien autre travail, et le pauvre disciple du patient docteur fut obligé de faire faire bien des efforts à son intelligence rebelle avant de comprendre par le tact seulement quels étaient en réalité les objets qu’on soumettait à son appréciation. L’expérience ne laissa pas que d’être amusante, et plus tard le docteur la racontait avec enjouement.

Il est bon de faire observer ici qu’à une époque antérieure l’effet puissant d’un bain chaud avait été indispensable pour développer chez notre sauvage l’appréciation des sensations premières qui ont pour base le toucher ; mais alors aussi l’organe qui sert plus spécialement au tact n’avait fait que recevoir sa part de la sensibilité qu’on avait réveillée dans tout le système cutané. « Je mis au fond d’un vase opaque, dont l’embouchure pouvait permettre à peine l’introduction du bras, des marrons cuits encore chauds, et des marrons de la même grosseur à peu près, mais crus et froids ; une des mains de mon élève était dans le vase, et l’autre ouverte sur les genoux. Je mis sur celle-ci un marron chaud et demandai à Victor de m’en retirer un pareil du fond du vase ; il me l’amena en effet.

« Je lui en présentai un froid ; celui qu’il retira du fond du vase le fut aussi. Je répétai plusieurs fois cette expérience, et toujours avec le même succès. Il n’en fut pas de même lorsque, au lieu de faire comparer à l’élève la température des corps, je voulus par le même moyen d’exploration le faire juger de leur configuration. Là commençaient les fonctions exclusives du tact, et ce sens était encore neuf. Je mis dans le vase des châtaignes et des glands, et lorsqu’en présentant l’un ou l’autre de ces fruits à Victor je voulus exiger de lui qu’il m’en amenât un pareil du fond du vase, ce fut un gland pour une châtaigne ou une châtaigne pour un gland. Il fallait donc mettre ce sens, comme tous les autres, dans l’exercice de ses fonctions et y procéder dans le même ordre.

« A cet effet, je l’exerçai à comparer des corps très disparates entre eux non seulement par leur forme, mais par leur volume, comme une pierre et un marron, un sou et une clef ; ce ne fut pas sans peine que je réussis à faire distinguer ces objets par le tact. Cette espèce d’exercice, dont je ne m’étais pas promis, ainsi que je l’ai déjà dit, beaucoup de succès, ne contribua pas peu néanmoins à augmenter la susceptibilité d’attention de notre jeune élève. J’ai eu occasion, dans la suite, de voir sa faible intelligence aux prises avec des difficultés bien plus embarrassantes, et je ne l’ai jamais vu prendre cet air sérieux, calme et méditatif qui se répandait sur tous les traits de sa physionomie. »

Ce travail réel de l’esprit laissait parfois d’indicibles regrets se glisser dans l’esprit du jeune homme. Les bois, les prés solitaires, qu’il avait parcourus jadis en toute liberté, lui apparaissaient vaguement comme des lieux de délices, et alors il échappait à toute surveillance et se dirigeait vers la campagne. Une fois il avait franchi seulement la barrière d’Enfer, et il fut promptement ramené au gîte. Dans une autre circonstance, il parvint jusqu’à Senlis ; mais là il tomba entre les mains de la gendarmerie. On le ramena au Temple sans savoir qui il était.

Lors de cette seconde escapade, son esprit était infiniment plus développé, il avait déjà une sorte de conscience de ce qu’il faisait. Réclamé par sa bonne gouvernante, il n’hésita pas à la reconnaître. Nombre de curieux s’étaient rassemblés pour être témoins de la première entrevue : elle fut vraiment touchante, et prouva que toute une série de sentiments affectueux s’étaient développés chez le pauvre enfant depuis le moment où on le ramenait au gîte sans qu’il témoignât ni joie ni douleur.

« A peine Victor eut-il aperçu sa gouvernante, qu’il pâlit et perdit un moment connaissance ; mais se sentant embrassé, caressé par Mme Guérin, il se ranima subitement, et, manifestant sa joie par des cris aigus, par le serrement convulsif de ses mains et les traits épanouis, d’une figure radieuse, il se montra aux yeux de tous les assistants bien moins comme un fugitif qui rentrait sous la surveillance de sa garde que comme un fils affectueux qui, de son propre mouvement, viendrait se jeter dans les bras de celle qui lui donna le jour. »

Victor, enfant sauvage de l'Aveyron. Sculpture de Rémi Coudrain

Victor, enfant sauvage de l’Aveyron. Sculpture de Rémi Coudrain exposée à Saint-Sernin

Cette époque fut marquée par un événement qui devait attrister la petite colonie du faubourg Saint-Jacques. M. Guérin mourut. Victor donna une preuve sensible qu’il comprenait parfaitement l’absence subite du chef de la famille et même la douleur dont les siens devaient être accablés. Vers cette époque d’un progrès incontestable, les efforts du docteur Itard redoublèrent, et il s’aperçut avec une satisfaction bien vive que son pauvre échappé des bois avait conquis le sentiment intime de l’ignorance bestiale dans laquelle il avait vécu. « Il y a un fait frappant, disait-il déjà en 1807 : c’est la morosité profonde dans laquelle tombe mon jeune élève toutes les fois que, dans le cours de nos leçons, après avoir lutté en vain contre quelque difficulté nouvelle, il se voit dans l’impossibilité de la surmonter. C’est alors que, pénétré du sentiment de son impuissance et touché peut-être de l’inutilité de mes efforts, je l’ai vu mouiller de ses pleurs ces caractères inintelligibles pour lui, sans qu’aucun mot de reproche, aucune menace, aucun châtiment eussent provoqué ses larmes. »

Cet être dont l’intelligence se montrait si rebelle à certains enseignements, et qui ne put jamais assembler les voyelles, dont on lui avait fait comprendre la valeur, au point d’en former des mots intelligibles, cet esprit déshérité d’un premier enseignement obtenu graduellement et que rien apparemment ne peut remplacer, s’avisait parfois de certaines inventions ingénieuses dont les combinaisons frappaient d’étonnement ceux qui l’environnaient. Telle fut celle qu’il imagina un jour où, ne pouvant tenir entre ses doigts un morceau de craie dont il devait faire usage pour une démonstration, il remplaça un porte-crayon par le gros bout d’une lardoire, en ayant l’attention d’assujettir son morceau de crayon blanc au moyen d’un fil solide destiné à remplacer les anneaux de cuivre du porte-crayon égaré.

A chaque progrès, il y avait en lui une joie nouvelle ; tout n’était donc pas douleur, sentiment désolant d’impuissance intellectuelle, dans les acquisitions successives d’idées que Victor devait à la civilisation. Bientôt, et quoique en réalité l’amour du moi persistât d’ordinaire chez lui jusqu’à l’égoïsme, il se montra heureux d’obliger. Sa satisfaction s’exprimait alors de la façon la plus bruyante, soit quand il s’apercevait qu’il venait de contenter ceux dont il recevait les enseignements, soit quand il avait acquis la certitude qu’il serait agréable à quelqu’un.

« Ce n’est pas seulement dans ses exercices, dit le docteur Itard, qu’il se montre sensible au plaisir de bien faire, mais encore dans les moindres occupations domestiques dont il est chargé, surtout si ces occupations sont de nature à exiger un grand développement de force musculaire. Lorsque, par exemple, on l’occupe à scier du bois, on le voit, à mesure que la scie pénètre profondément, redoubler d’ardeur et d’efforts, et se livrer, au moment où la division va s’achever, à des mouvements de joie si extraordinaires que l’on serait tenté de les rapporter à un délire maniaque s’ils ne s’expliquaient naturellement par le besoin du mouvement chez un être si actif, et de l’autre, par la nature de cette occupation qui, en lui présentant à la fois un exercice salutaire, un mécanisme qui l’amuse et un résultat qui intéresse ses besoins, lui offre la réunion bien évidente de ce qui plaît à ce qui est utile. »

Un autre sentiment se joignait peut-être en cette circonstance : depuis son abandon forcé des grands bois, il avait fait de funestes découvertes en même temps que d’heureuses acquisitions ; ses connaissances sur un point s’accroissaient de jour en jour : il s’était aperçu probablement que la société ne donne rien pour rien, et que dans la rude industrie qu’on venait de lui faire acquérir il avait entre ses mains un moyen bien humble, mais un moyen de pourvoir à sa vie.

Mais que d’efforts il restait encore à faire au bon docteur pour développer dans l’esprit de son disciple la valeur réelle du tien et du mien ! Que de nécessités cruelles entraîna avec elle la perception nette du juste et de l’injuste ! Pour lui révéler cette loi suprême, il fallut avoir recours à des moyens extrêmes, et dans le moment même où il se réjouissait naïvement d’avoir bien fait, lui infliger durement une correction non méritée. Il comprit, il se révolta contre l’injustice, il mordit même la main de son bienfaiteur, et celui-ci nous l’avoue, son cœur fut ému d’une joie réfléchie : il venait de tirer d’une terre naguère inerte le germe fécond qui allait enfin produire un homme.

Il n’en fut pas ainsi ; l’homme-enfant resta dans les limbes. Ce n’était plus toutefois l’homme-plante, comme Itard le désignait au début de ses expériences. Victor vécut encore une vingtaine d’années, sans réaliser les espérances de son patient instituteur ; s’il ne fut pas complètement dépourvu d’idées, il ne parla jamais. Il s’éteignit au commencement de 1828.

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