LA FRANCE PITTORESQUE
Touriste et propriétaire
(D’après un article paru au XIXe siècle)
Publié le mardi 12 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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(...) Vous ne sauriez croire combien j’envie les facilités que vous donne votre position d’inspecteur général pour mener une vie de touriste, et surtout de touriste occupé d’une manière utile. Les déplacements seraient aussi fort dans mes goûts. Mais puis-je en savourer les agréments, lié comme je le suis avec ma terre par un contrat non écrit ni signé, il est vrai, mais plus rigoureux que si le notaire, le timbre et l’enregistrement y avaient passé !

Ce bonheur de la propriété, que nous envions tous dès que nous nous approchons de la fortune, il se change en véritable chaîne aussitôt que nous sommes parvenus à réaliser nos désirs. C’est comme un second mariage qui nous scelle irrévocablement au sol, non point tant par les nécessités pécuniaires que par les agréments qu’on trouve à cultiver, à soigner, à embellir la terre que l’on possède.

Le père Bella, mon ancien maître à Grignon, avait bien raison de nous dire : Le sol, c’est la patrie. Plus celui qui possédé la terre a d’instruction, et moins il tarde à prendre pour le sol une affection si tendre à la fois et si ardente, qu’il en devient comme un « immeuble par des destination. »

Vous me direz que le divorce avec la propriété étant autorisé par la loi, rien ne m’empêche d’en profiter ? C’est vrai théoriquement ; mais, en fait, à moins qu’on n’y soit forcé par des exigences impératives, ce divorce est aussi rare que le divorce conjugal là où celui-ci est autorisé ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce sont à peu près les mêmes raisons qui gênent la réalisation de l’un et de l’autre : habitudes, attachement ancien, souvenirs, abandon d’enfant ! Ne vous récriez pas sur ce dernier motif, car c’est le principal pour un propriétaire. Chacun des prés que j’ai créés, chacun des champs que j’ai arrachés à la pâture médiocre, chacun des arbres que j’ai plantés dans mon verger et dans mes allées, ce sont comme autant d’enfants que j’aurais élevés ; les arbres surtout, qui ont leur naissance, leur lente croissance, leurs dangers exigeant des soins spéciaux et nous les rendant plus chers ! Ils revêtent chacun une physionomie toute particulière, et ont chacun leur port, leur tournure, leur élégance, leur parure de feuilles et de fleurs qui se changent en beaux fruits ; ils me récompensent, comme des fils, pour les peines et les frais que j’ai consacrés à leur éducation. Mon premier né est un Pin du Lord, mis en terre dans l’année 1835 sur mon domaine de la Motte-S...... Je ne le regarde jamais sans me rappeler l’époque de sa plantation, l’anniversaire qu’il consacrait, et sans me sentir attendri ! Il formerait aujourd’hui un sommier de trente centimètres d’équarrissage et de quinze mètres de longueur ; j’en ai eu besoin un jour... je n’ai pas eu le courage de le couper !

Les liens qui m’attachent à la terre et m’empêchent de courir le monde sont plus étroits encore dans notre Savoie que dans beaucoup d’autres contrées, parce que le revenu de nos petits domaines, très élevé relativement à l’étendue de la propriété, oblige à de grands soins pour être maintenu au même niveau. La présence du propriétaire y est donc plus nécessaire qu’ailleurs : - un mois de tourisme seulement, et tout va à la diable ! - Si vous saviez combien de combinaisons longuement préparées, de tracas d’esprit, de chances calculées, d’instructions prévoyantes patiemment répétées et écrites, m’a coûtés ma petite visite à l’Exposition universelle, vous plaindriez cordialement votre ancien compagnon de tourisme devenu propriétaire acharné... Peut-être aussi en ririez-vous un peu sous cape ?..

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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