LA FRANCE PITTORESQUE
Cyrano de Bergerac : la véritable
existence du « démon de la bravoure »
(D’après « Bulletin de la Société archéologique, historique,
littéraire et scientifique du Gers », paru en 1941)
Publié le lundi 11 avril 2022, par LA RÉDACTION
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Cyrano de Bergerac lui-même n’eut sans doute aucune part à la naissance de sa légende, laquelle s’accorde cependant bien à son caractère outrancier, audacieux, amoureux de toutes les mystifications et de toutes les originalités ; une légende qui s’empara de son nom peu après sa mort pour n’être dissipée, à la lumière de quelques parchemins patiemment déchiffrés, qu’au début du XXe siècle, le temps pour elle d’avoir été accréditée et appuyée par l’autorité de noms célèbres tels que ceux de Charles Nodier, Paul Lacroix, Victor Fournel, Emile Magne ou encore Théophile Gautier.
 

Pour nous borner à une seule citation d’écrivains célèbres parmi tant d’autres, voici comment Emile Magne présente notre héros, auquel il a consacré des pages qui seraient sans doute des plus intéressantes si elles n’étaient, d’un bout à l’autre, un tissu d’erreurs grossières, issues d’une imagination des plus fertiles :

« Né dans l’ancienne ville de Bergerac, cité libérale et généreuse, qui chassa deux fois les Anglais durant la Guerre de Cent Ans et donna le jour à trois maréchaux de France, Cyrano fut de cette France guerrière et littéraire tout ensemble, à laquelle il ne manquait pour s’élever et se perfectionner encore que d’ajouter à toutes ses grandeurs la grandeur suprême de la liberté. »

Cyrano de Bergerac
Cyrano de Bergerac

Puisque des hommes qui faisaient autorité en matière d’érudition n’hésitaient pas à nous présenter un Savinien Cyrano dit Cyrano de Bergerac ainsi... méridionalisé, comment pourrions-nous en vouloir à Rostand (qui n’était qu’un poète) de l’avoir fait Gascon, chevaleresque, amoureux... et terriblement laid, alors qu’il n’était rien de tout cela ?

Gascon ? Non, il ne l’était pas. Son acte de baptême, les actes de mariage et de décès de ses parents et de ses frères et sœurs nous sont aujourd’hui connus. Et voici ce qui ressort de ces découvertes, auxquelles nous devons ajouter les travaux de Frédéric Lachèvre, grand spécialiste de l’étude des « libertins » du XVIIe siècle : Cyrano n’était pas Gascon, pas davantage Périgourdin, mais Parisien pur sang, né à Paris, de parents parisiens, en somme un vrai « Parigot » de son époque !

Le premier Cyrano dont nous puissions retrouver la trace, Savinien Ier, notable bourgeois de Paris, d’abord marchand de poisson de mer, puis nommé, en 1571, notaire et secrétaire du roi, était propriétaire d’une grande maison qu’il habitait rue des Prouvaires, près des Halles. En 1582, il acheta les fiefs de Mauvières et de Bergerac, situés dans l’actuel département des Yvelines, près de Chevreuse. C’est ce nom de Bergerac (qui s’appelle aujourd’hui Sous-Forêt) qui prêta si longtemps à équivoque et fit croire aux biographes successifs de notre Cyrano qu’il était natif de Bergerac, en Périgord, et avait des attaches gasconnes.

C’est un érudit archiviste parisien, Jal, qui découvrit l’acte de baptême de Savinien II de Cyrano, petit-fils de ce Savinien Ier, acte par lequel il est avéré que notre héros, fils d’Abel Ier de Cyrano, avocat au Parlement, et d’Espérance Béranger ou Bellanger, sa femme, est né à Paris, rue des Deux-Portes, sur la paroisse Saint-Sauveur, en l’an 1619. Cet acte figurait sur les registres de la paroisse Saint-Sauveur — registres qui furent brûlés en 1870 avec les archives de la Ville de Paris. Il était ainsi conçu :

« Le sixiesme mars mil six cents disneuf a été baptisé Savinien, fils d’Abel de Cyrano, escuier, sieur de Mauvières, et de damoiselle Espérance de Bellanger (sic) ; le parrain, noble homme Antoine Fanny, conceiller du Roy et auditeur en sa Chambre des Comptes, de cette paroisse ; la marraine, damoiselle Marie Fedeau, femme de noble homme Me Louis Perrot, conceiller et secrétaire du Roy, maison et couronne de France, de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois. »

La vie de Cyrano, elle, au moins, fut-elle conforme à la légende ? Oui... en partie. Mais cette légende sacrifie trop aux fanfaronnades et aux traits de bravoure et fait une part vraiment trop mince à ce qui demeure le plus attachant dans la personnalité de Cyrano de Bergerac : son œuvre philosophique et scientifique. Rémy de Gourmont écrit : « Cyrano de Bergerac est un esprit de premier ordre duquel il n’a manqué que dix ans de vie et de labeur pour devenir une des grandes figures littéraires et philosophiques du XVIIe siècle. »

Voici ce que fut la vie de celui que ses contemporains avaient surnommé « le démon de la bravoure ». Abel Ier de Cyrano ayant quitté Paris pour se retirer en son fief de Mauvières peu de temps après la naissance de notre Savinien, c’est là que s’écoula son enfance. Son éducation fut d’abord confiée à un bon curé de campagne, brave homme sans doute mais qui avait la main leste — beaucoup trop leste au gré du jeune garçon qui, rageur et batailleur déjà, dut recevoir de cette main plus d’une correction. Pour terminer ses études, son père le renvoya à Paris, au Collège de Beauvais. Se sentant libre de toute sujétion, il n’est pas très sûr que le jeune homme s’occupât beaucoup d’études à cette époque-là. Il fit plutôt la noce — jeu, bon vin, et le reste — avec la jeunesse dorée de son temps.

Illustration pour L'Autre Monde
Illustration pour L’Autre Monde,
œuvre de Cyrano de Bergerac

Mais cela dura peu, car son père, ruiné, revint à Paris. Ce fut la gêne pour la famille, et, sur les conseils de son sage ami Henri Le Bret, Cyrano s’engagea en qualité de Cadet dans la Compagnie des Gardes commandée par de Carbon de Cateljaloux. On pense que c’est à ce moment qu’il ajouta à son nom celui de sa terre de Bergerac. Cela sonnait fier et clair. Et surtout Cyrano avait dû être frappé par la consonance méridionale de ce nom. En l’adoptant, il lui semblait se rapprocher de ses nouveaux camarades, tous Gascons enragés, hâbleurs, blagueurs et prompts à tirer l’épée. Tout à fait ce qu’il fallait pour le jeune soldat qui ne rêvait que plaies et bosses.

Des plaies et des bosses, il en eut, et de fameuses. D’abord des duels. « Jamais de son chef », nous dit Le Bret, mais il était le second attitré de tous ceux qui avaient une querelle à vider dans la compagnie ; or, on sait qu’à cette époque les seconds se battaient entre eux, et avec autant de rage que les intéressés eux-mêmes. Puis, il reçut deux très graves blessures, l’une devant Arras, l’autre au siège de Mouzon, qui le contraignirent à abandonner la carrière des armes après deux ans à peine de service.

Rendu à la vie civile, il se livra alors à l’étude. On le vit au Collège de Lisieux en qualité de répétiteur, à la fois par impécuniosité et par amour de l’étude. Puis, il fréquenta chez Gassendi, où il se trouva en contact avec la plupart des beaux esprits de son temps : Molière, Chapelle, etc. Mais il est joueur, tombe peu à peu dans la misère.

Il est par ailleurs syphilitique, ne se soigne pas, n’en ayant pas les moyens (on a retrouvé une curieuse note d’un chirurgien-barbier, maître Elie Pigou, qu’il mit quatre ans à payer — et encore parce qu’une tierce personne s’entremit pour faire baisser cette note de moitié) — ce qui ne l’empêche pas de travailler avec acharnement, composant cette extraordinaire Histoire des Etats et Empires de la Lune et du Soleil, connue aussi sous le titre de L’Autre Monde, où il fait preuve d’une belle audace, d’une imagination débordante, très en avance sur toutes les théories scientifiques de son siècle.

Cette œuvre fourmille de trouvailles. Cyrano a, dans les détails sur la vie dans les Etats de la Lune par exemple, érigé tout un système philosophique. Ses entretiens avec le Démon de Socrate contiennent aussi des idées assez révolutionnaires pour son époque, et nous ne pouvons nous étonner, ayant lu tout cela, qu’un Frédéric Lachèvre ait classé l’auteur parmi les « libertins du XVIIe siècle » étant entendu que le mot « libertinage » n’avait pas alors le sens que nous lui prêtons aujourd’hui et était synonyme d’ « esprit-fort » et de libre-penseur.

Cyrano compose aussi des Lettres très piquantes, parfois subversives, quelquefois très délicates et poétiques ; puis une tragédie, La mort d’Agrippine, où l’on trouve des vers que Racine et Corneille n’eussent pas reniés, puis une comédie extrêmement amusante, Le Pédant joué, à laquelle Molière n’a pas dédaigné de faire de nombreux emprunts, notamment la fameuse scène des Fourberies de Scapin : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », copiée presque textuellement sur une scène de la comédie de Bergerac.

Au point de vue scientifique, nous lui devons des Fragments de Physique, qui s’éloignent des théories de Gassendi pour se rapprocher de celles de Jacques Rohault, disciple de Descartes (et ce changement imprévu a donné lieu à bien des controverses), où Cyrano fait en quelque sorte le point des connaissances scientifiques de son temps. Il y ajoute quelques théories personnelles qui nous le montrent, jointes surtout aux théories déjà énoncées dans L’Autre Monde, comme un véritable précurseur. Malheureusement, la maladie ne lui a pas laissé le temps de mener à bien cette dernière œuvre et seuls quelques titres de chapitres de ses Fragments de Physique sont parvenus jusqu’à nous.

Illustration d'une édition de 1900 des Empires de la Lune et du Soleil
Illustration d’une édition de 1900 des Empires de la Lune et du Soleil

Cyrano avait trouvé, dans le vicomte d’Arpajon, un protecteur influent, à qui il dédia d’ailleurs la première édition de ses œuvres. Mais, féru d’indépendance, loup ne se résignant pas au collier du chien, quelque beau cuir que l’on emploie pour ce collier, notre Savinien se révoltait de se sentir l’obligé de ce seigneur et il n’eût pas manqué de rompre avec lui si, un jour, en rentrant à l’Hôtel d’Arpajon, une grosse poutre de bois ne lui avait malencontreusement chu sur la tête. Simple accident comme le soutient Frédéric Lachèvre ou tentative d’assassinat comme l’ont dit Paul Lacroix, Marc de Montifaud, Emile Magne et bien d’autres ? On ne le saura sans doute jamais.

Quoiqu’il en soit, Cyrano agonise pendant plusieurs mois. Il est d’abord recueilli par un de ses amis, Messire Tanneguy Renault des Boisclairs. Puis, se sentant près de sa fin, il se fait transporter à Sannois chez son cousin, Pierre de Cyrano, et c’est là qu’il expire, le 28 juillet 1655, à l’âge de 56 ans, laissant inachevée une œuvre qui eût pu être une des plus belles et des plus étendues de son siècle.

Nous sommes donc loin de la légende. On ne trouve même pas trace dans sa vie de ce poétique amour dont Rostand le fit se consumer pour sa belle cousine Magdelaine Robineau, dite Roxane. Rostand, tout comme son héros, n’avait pas « la goutte à l’imaginative » ! Et cette touchante histoire d’amoureux transi n’appartient qu’au seul domaine de l’imagination.

En effet, cette Magdelaine, fille de Guy Robineau et de sa femme, née Marie de Mogorny, était née à Paris en 1610. Elle était donc de neuf ans plus âgée que Cyrano. Le seul moment où le jeune Savinien eût pu la connaître, puisqu’il passa toute son enfance à la campagne, fut vers 1637 ou 38 alors qu’il était étudiant à Paris. Mais Roxane était alors mariée depuis deux ans avec Christophe de Champagne, baron de Neuvillette « avec lequel, écrit le carme déchaussé Cyprien, dans son Recueil des vertus et écrits de Madame de Neuvillette, elle passa près de six années entières dans une très étroite union et un amour réciproque hors du commun. »

Cyrano ne fut donc pour rien dans ce mariage, puisqu’il n’était pas alors à Paris. Et voilà une partie de la belle légende envolée ! Aima-t-il sa cousine, à l’époque où il la revit ? La revit-il seulement ? Absolument rien ne nous le fait supposer. Le baron de Neuvillette fut tué au siège d’Arras et sa veuve se retira au couvent de Notre-Dame de la Croix, rue de Charonne, à Paris, dont une sœur de Savinien, Catherine de Cyrano, fut prieure. Il la vit donc sans doute au couvent, quand il allait voir sa sœur.

Mais dans quel état, grand Dieu ! D’après son biographe, le P. Cyprien, son teint commença à se faner dès son entrée au couvent, les mortifications qu’elle s’imposait flétrirent ses traits et pâlirent son visage ; ses cheveux blanchirent, puis une véritable barbe lui poussa, son menton se couvrit de poils drus, épais et longs, qu’elle refusa longtemps de couper par esprit de pénitence. Notre Cyrano amoureux de la femme à barbe ? Evidemment, ceci ne vaut pas la légende inventée par le poète !

Et le fameux nez de Cyrano, allez-vous dire ? Car il faut bien parler de son nez quand on parle de cet homme. On a noirci tellement de papier sur le chapitre de ce nez « trop court pour une trompe, mais trop long pour un nez ». Etait-ce vraiment « un cap », « une péninsule », « un monument » ? Ressemblait-il à « quelque navet géant ou bien quelque melon nain » ? Etait-il enfin si « magistral » qu’on le prétend, ce « fatal cartilage » ? Nous possédons divers portraits de Cyrano, plus au moins authentiques il est vrai. Il y a, entre autres, une eau-forte signée Z. H. (Zacharie Heince, graveur et peintre d’histoire française) qui porte l’inscription suivante : Savinianus de Cirano de Bergerac, nobilis gallus ex icone apud nobiles dominos Le Bret et de Prade, amicos ipsius antiquissimos depicto.

Ayant été fait en présence de deux amis de l’intéressé, Le Bret et Royer de Prade, ce portrait semble donc offrir quelques garanties d’authenticité et de ressemblance. Eh bien ! le nez, ce nez, un moderne passeport le qualifierait sans doute de : très fort — et il l’est en effet. Mais on n’observe pas qu’il soit presque divisé en deux par une tranchée médiane, comme le décrit Théophile Gautier dans ses Grotesques. Non, ce n’est pas ce ridicule monument de chair et d’os tout balafré de coups de sabre qu’on se plaît à tourner en dérision.

D’abord, il n’est pas comiquement relevé, comme celui qu’a popularisé l’illustre Coquelin, mais il a une noble forme bourbonienne, par malheur plus considérable. Un nez royal, mais grossi, outré, allongé, dont la conformation devient crochue à force d’être courbée ; un nez de petit corbin porté, si vous le voulez, par un gros rouge-gorge ou un moineau, voilà, toutes proportions gardées, ce fameux nez de Cyrano.

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