LA FRANCE PITTORESQUE
Blague, blagueur
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Publié le lundi 17 mars 2014, par Redaction
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Sait-on qu’au milieu du XIXe siècle, les mots blague et blagueur n’avaient pas encore leur place au sein du Dictionnaire de l’Académie, assimilés peut-être par elle et à tort à des expressions argotiques ? S’opposant au philologue Francisque Michel sur l’étymologie du mot mais regrettant comme lui de le voir boudé par les Immortels, le non moins célèbre et talentueux Charles Nisard, esquisse pour nous la curieuse origine de la blague proférée par le blagueur...
 

Dans ses Etudes de philologie comparée sur l’argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie, (1856), le célèbre philologue et médiéviste Francisque Michel écrit que le mot blague, « aujourd’hui bien connu et généralement répandu, ne figure point encore dans le Dictionnaire de l’Académie, et je le regrette ; car il est en outre bien fait. Quoi de plus semblable, en effet, à une vessie gonflée de vent qu’un discours pompeux et vide ? M. de Balzac, qui en voulait aux journalistes, leur attribuait, sinon la paternité, du moins l’usage habituel de ce mot. »

Charles Nisard, autre philologue du XIXe siècle n’est d’accord avec Michel que sur un point : comme lui, il regrette que l’Académie repousse de son Dictionnaire les mots blague, blaguer et blagueur, laissant gronder à sa porte ces fils effrontés du peuple, qui finiront par l’enfoncer. Cette obstination de l’Académie tient sans doute à un excès de délicatesse, explique-t-il ; elle tient aussi à une erreur qui est celle de Francisque Michel lui-même. L’illustre compagnie croit peut-être que ces expressions sont de l’argot et appartiennent à un dictionnaire d’argot. Elles sont au contraire très françaises mais l’usage les a modifiées, comme il en a modifié tant d’autres que l’Académie n’a pas fait difficulté d’accueillir.

Au commencement du XVIe siècle, et sans doute avant cette époque, on disait bragard et bragar. On entendait par là une personne bien parée, propre en habits, comme dit Nicot, fringante et glorieuse, brave et fière. On le prenait en bonne ou en mauvaise part. On lit ainsi, dans Prognostication d’Habenragel :

Gens habusans de la grâce divine,
Tous ces souffleurs et faiseurs d’arquemie,
Mignons bragars portans la robe fine,
Qui sont contrainctz tenir très povre vie...

En Gemini qui tout en un monceau
S’ensuyt après, sont tous ces bons suppoz,
Et ces bragars faisans du damoiseau,
Ceulx qui souvent font la beste à deux dos.

Dans Le Trophée d’Anthoine de Croy, on lit :

POSTÉRITÉ.
Mais auquel des mortels si bragards est permis
D’avoir ainsi dompté si puissants ennemis ?
Hé ! pour Dieu, dy-le-moy.

L’HISTOIRE.
A un Anthoine.

Quant à Rabelais, il écrit : « Yssant de son palays, il faisoyt emplir les gibbessieres de ses varlets, d’or et d’argent monnoyé, et, rencontrant par les rues quelques mignons braguars et mieulx en poinct (...) par gayeté de cueur leur donnoyt grandz coupz de poing en face. » Dans son Catalogus gloriae mundi, Chassenée dit que de son temps, on disait des étudiants : « Les flûteux et joueux de paulme de Poictieirs, les danseurs d’Orléans, les braguars d’Angiers, les crottés de Paris, les bringueurs de Pavie, les amoureux de Turin, les bons étudiants de Toulouse. »

On n’appliquait pas seulement cette épithète aux gens bien habillés, on l’appliquait aussi aux choses qui portaient la marque de la richesse et du luxe. Ainsi dans Les blasons domestiques : le Blason de la Salle et de la Chambre :

O chambre gorrière et belle,
Chambre dorée, chambre paincte.
Chambre de riches couleurs paincte,
La couverture et la deffense
Contre ce qui faict offense,
Chambre d’honneur, chambre bragarde,
Chambre d’amour, chambre gaillarde,
Sitost que la nuyct je verray,
En toy je me retireray.

Les Bourguignons, après la bataille de Pavie, insultaient ainsi les Français (Chansons bourguignonnes sur la défaite de François Ier à Pavie, dans l’Annuaire de la Bibliothèque royale de Bruxelles, année 1845) :

Pavye, la bonne ville,
Bien te dois resjouyr,
Car tu es bien vengée
De tous tes ennemys.
Tu ne dois plus crémir
Tous ces bragghars de France ;
Ils sont prins et tuez.
Lendemain de la veille,
Le jour saint Mathias,
Nos gens firent merveille,
Frappant sur les bragghars.

Les Anglais ont conservé ce mot. Il est dans Palsgrave, qui l’écrit braggar et qui le traduit par fringuereau. Il n’a pas été besoin de grands efforts d’imagination pour le faire passer du sens propre au sens figuré. Les personnages ainsi qualifiés y invitaient naturellement. Quand on est vêtu avec recherche, avec coquetterie, on commence par s’admirer soi-même ; on prend ensuite des manières analogues à sa parure ; on se rengorge, on devient dédaigneux, gausseur, tranchant et vantard ; on a la tête haute et le regard fier ; on ne marche pas, on piaffe ; on est un bragueur.

Le mot est du lexicographe Cotgrave. « Bragueur, dit-il, as bragard ; flaunting, vaine, also braggard, bragging, braggadocchio-like. » Il a été plus aisé de faire blagueur de bragueur, que de miséricorde hallebarde ; il a suffi de substituer une liquide à une autre. Le premier qui l’osa méritait sans doute que la postérité lui en fît compliment ; mais il ne s’est pas soucié de se faire connaître. En tout cas sa hardiesse a eu du succès, et le mot blagueur est resté.

Je ne vois rien en tout cela qui justifie la vessie de M. Francisque Michel, écrit Charles Nisard. Ce n’est donc plus qu’une vessie crevée. Avant de dire bragard on disait brague et braguer. L’un et l’autre sont dans Menot, tour à tour en français et en latin : « Ce sont les grandes pompes, les grandes bragues : Hec sunt magne pompe et grande bragationes ; hec sunt pompe et magni vestium luxus. »

Duez et Oudin rendent braguer par far del bravo, et Cotgrave qui, dans son Dictionnaire français-anglais, le rend par to flaunt, brave, brag or jet it, traduit ce même mot dans son Dictionnaire anglais-français, par se vanter, se glorifier, piaffer, faire feste de, jacter. Francisque Michel savait tout cela, mais il n’a pas jugé à propos de se le rappeler. Autrement il n’eût pas donné pour auteur à blague et à ses dérivés ce vilain sac membraneux où les fumeurs mettent leur tabac en réserve, après que le verrat y a distillé son urine, écrit Nisard.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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