LA FRANCE PITTORESQUE
Bayard : l’histoire d’un chevalier
« sans reproche » mort en héros
(D’après « Lectures pour tous », paru en 1924)
Publié le dimanche 20 février 2022, par Redaction
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Le plus sage, dit la Chronique, et le plus vertueux de son temps. Son honneur est d’avoir voulu que la guerre ne manquât jamais à la loi de l’honneur, que la bataille fût noble et que dans leurs prouesses tous autour de lui demeurassent des preux. Doux aux vaincus, doux aux prisonniers, toujours attentif à écarter des non-combattants les horreurs de la guerre, il est implacable aux soudards et aux pillards, protège les villes forcées contre la rapacité et la violence, pend haut et court quiconque tue, vole ou brûle. En même temps que le roi et le royaume, il défend l’honneur.
 

Il fut le « Chevalier sans peur ». Mais ce n’est là qu’une partie, la plus petite, de son immense gloire. Qu’il ait à dix-sept ans, jeune page aux yeux de flamme, devant le duc de Savoie ou devant Charles VIII, dompté, nouvel Alexandre, de nouveaux Bucéphales, ressuscité dans ses premiers tournois la jeunesse de Bertrand du Guesclin, contre un monde d’ennemis défendu seul le pont du Girigliano, à Brescia chargé l’adversaire, tout grelottant encore de fièvre dans sa robe de chambre de malade, toujours le premier à l’attaque, le dernier à la retraite, merveilleux entraîneur d’hommes et ne redoutant que de « mourir dans son lit comme une femme », d’autres là avaient été et seront ses égaux.

Grand maître du sort des batailles, qu’il ait encore promené son triomphe du Milanais au royaume de Naples sous tous les ciels de l’Italie, vainqueur d’Agnadel et de Brescia, de Villafranca et de Marignan, barré à Mézières la route de Paris aux soldats de Charles-Quint, armé chevalier un roi de France, c’est gloire militaire qu’il partage avec d’autres. Mais combien peuvent prétendre à partager avec lui celle d’avoir été le « Chevalier sans reproche » ?

Pierre Terrail, seigneur de Bayard

Pierre Terrail, seigneur de Bayard

A l’ennemi déloyal, il n’oppose que la loyauté. Le pape Jules II vient de dépêcher au duc de Ferrare l’aventurier Guerlo pour l’amener à force de promesses à se faire le complice d’une lâcheté : attirer Bayard et les siens dans un guet-apens. Devant l’injure de l’offre, le duc ne bronche pas ; il retient l’émissaire et prévient Bayard arrivé à l’instant. Une telle forfaiture ! Bayard n’y croit pas et il lui faut entendre, caché dans un cabinet, le renouvellement du honteux marché.

Mais quand le lendemain le duc de Ferrare tout joyeux lui confie qu’il a gagné le messager et que, dans huit jours, Jules II sera mort, Bayard ne comprend pas. « Comment cela ? Cet homme entre-t-il dans le secret de la Providence pour prédire à coup sûr la vie ou la mort ? — Non, répond le duc souriant ; mais il passe nuits et jours auprès du Pape, il le sert même à table... et j’ai promis deux mille ducats comptant et cinq cents de rente. »

Bayard en « frémit d’horreur ». Il veut sur-le-champ avertir Jules II. Non ! la trahison n’excuse pas la trahison. « Je ne consentirai jamais, s’écrie-t-il, à ce que mon ennemi périsse de la sorte, et si vous voulez me livrer ce galant qui veut faire ce chef-d’œuvre, je ne lui donne pas une heure que je ne le fasse pendre. » Lui qui n’oublie les soucis du commandement que pour songer à la sécurité des autres, il est tout pardon pour ceux mêmes qui ont comploté sa perte. Il pardonne, gaiement, la blague aux lèvres, le verre en mains ; car il y a déjà en lui quelque chose des héros de Dumas père.

C’était en Navarre, où Louis XII l’avait envoyé contre Ferdinand d’Aragon. Après une affaire où les lansquenets s’étaient fort piteusement conduits, l’un des couards eut le front de venir réclamer double paie pour ceux qui n’avaient pas voulu marcher à la brèche. Bayard refusa et l’émeute aussitôt gronda. Le soir il traitait à sa table le duc de Suffolk quand on lui annonça qu’un lansquenet en fureur le cherchait partout pour le mettre en pièces. Il sortit de table en riant et, interpellant l’énergumène : « Est-ce toi, camarade, qui cherches le capitaine Bayard pour le tuer ? Me voici. — Ce n’est pas moi seul, baragouina l’autre, ce sont tous les lansquenets ensemble. — Miséricorde ! tous les lansquenets ! Quartier, mon camarade ; je ne me sens pas capable de me battre contre six ou sept mille hommes. » Puis il le fit entrer, l’installa vis-à-vis de lui à sa table, lui versa force rasades et renvoya d’une tape sur l’épaule un lansquenet jurant que « Bayard était honnête homme, que son vin était bon et qu’il était prêt à le défendre contre tous les lansquenets du monde ».

En un temps où tirer monnaie de son épée tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, n’a rien qui déshonore un capitaine, lui dont le patrimoine est nul et que tous sollicitent reste sourd à toutes les offres. C’est en vain que Jules II, après l’affaire du Garigliano, lui propose la capitainie générale de l’Église, en vain que le roi d’Angleterre, dont il est un instant le prisonnier, met à ses pieds biens et honneurs. « Je n’ai qu’un maître au ciel qui est Dieu, répond-il, et un maître sur terre, qui est le roi de France, et je n’en servirai jamais d’autres. »

Après la bataille, à l’heure du butin, il écarte de la main tout ce qu’on lui apporte. Pendant la campagne du Milanais, à Voghera, comme on lui offre la splendide argenterie enlevée chez les félons qui ont trahi ses armes : « A Dieu ne plaise, s’écrie-t-il, que ce qui vient des traîtres et de si mauvais sujets entre chez moi ! » Et la somptueuse vaisselle est aussitôt distribuée aux compagnons de bataille. Suivant les mérites et les besoins de chacun, il partage, partout, écus et ducats, sans se réserver jamais rien.

Bayard armant François Ier chevalier

Après la bataille de Marignan, François Ier se fait armer chevalier de la main de Bayard

Avec quelle délicatesse, quelle élégance il sait être bon, la chronique du Loyal Serviteur nous en donne un charmant témoignage. C’était à Brescia. Blessé très grièvement d’un terrible coup de pique au haut de la cuisse en sautant un rempart, Bayard avait été transporté dans une maison dont le maître était parti, laissant sa femme et ses deux filles à la garde de Dieu. Le chirurgien vient à peine d’enlever de la plaie le fer et le tronçon rompu, que le premier soin du blessé est de s’inquiéter affectueusement du motif qui fait pleurer son hôtesse. Son mari est-il mort ? A-t-il pu après le combat se réfugier dans un couvent ? L’angoisse de la malheureuse est extrême. En l’absence du chef immobilisé par sa blessure, le sac de la ville est effroyable et les couvents mêmes ne sont pas épargnés. Bayard n’a de cesse qu’il n’ait fait retrouver et ramener chez lui le gentilhomme par ses deux archers de garde. Malgré ses douleurs, il tient à lui offrir lui-même ses bonnes grâces et à saluer son retour.

Cinq semaines plus tard, la blessure fermée vaille que vaille, quand, las de l’inaction, il parle de sauter à cheval pour courir sus aux Espagnols, ses hôtes se préparent, suivant l’usage, à s’acquitter de leur rançon. Tenant dans ses mains un petit coffret d’acier, finement orné, le plus joli trésor qu’elle ait pu trouver, la dame du lieu vient à lui et se met à genoux. Mais Bayard aussitôt la relevant, ne consentit à l’écouter qu’assise : « Monseigneur, je remercierai Dieu toute ma vie de ce qu’il lui a plu, dans le sac de notre ville, de conduire en notre maison un chevalier si généreux. Nous sommes vos prisonniers, la maison et tout ce qu’elle contient est à vous par droit de conquête ; mais vous nous avez laissé voir tant de grandeur d’âme que je viens vous prier de vous contenter du petit présent que j’ai l’honneur de vous offrir. »

Elle ouvre alors le coffret, qui contient toute la fortune familiale, deux mille cinq cents ducats or. Après un coup d’œil jeté sur le coffre, Bayard sourit et demande : « Combien, madame, y a-t-il là-dedans ? — Monseigneur, répond la femme se méprenant sur le sourire, il n’y a que deux mille cinq cents ducats, mais si cela ne suffit pas, ordonnez. » Toujours souriant, Bayard referme le coffre : « Ce n’est pas, madame, ce que je veux dire. Quand vous m’offririez cent mille écus, je ne les estimerais pas tant que la bonne compagnie que vous m’ayez tenue, vous et votre famille. Au lieu de prendre votre argent, je vous promets que, tant que je vivrai, vous aurez en moi un gentilhomme pour serviteur et pour ami. » Et, comme de nouveau, à genoux, elle le supplie d’accepter : « Eh bien, madame, puisque vous le voulez absolument, j’accepte ; mais, je vous en prie, faites venir vos demoiselles pour que je prenne congé d’elles. »

Resté seul, Bayard partage les ducats en trois lots, deux de mille et un de cinq cents, et, quand les jeunes filles arrivent, après les avoir, les larmes aux yeux, remerciées d’avoir diverti son ennui en travaillant et en jouant du luth auprès de lui : « Mesdemoiselles, les gens de guerre ne sont pas ordinairement chargés de bijoux. Je vous donne donc à chacune mille ducats pour contribuer à vous marier. Quant aux cinq cents ducats, soit, je les garde... pour les distribuer aux pauvres monastères de filles qui auront le plus souffert du pillage. » Mais déjà on lui amenait ses chevaux, et la seule chose à quoi il consentit fut d’accepter des jeunes filles deux jolis bracelets de fil d’or et d’argent et une bourse de satin cramoisi, ouvrages de leurs mains. Un écrivain du XVIIIe siècle a dit de lui : « Sa vie entière fut un hymne à l’honneur de l’humanité. » Un homme de son temps avait écrit, plus joliment : « Il est la fleur de la Chevalerie ».

C’est à Rebecco, pendant la campagne du Milanais menée contre les Espagnols, que cette fleur fut fauchée. Chargé de sauver une armée française compromise par l’impéritie d’un autre, Bayard savait la tâche surhumaine. Il l’avait acceptée pourtant, et déjà il domptait le sort. Grâce à lui, malgré des forces espagnoles d’une supériorité écrasante, l’armée dégagée passait la Sésia à Romagnano, tandis qu’avec une poignée de ses hommes d’armes, il chargeait sans trêve, « d’un air aussi tranquille que s’il eût été dans un jardin et tout au petit pas ».

L’artillerie et les enseignes étaient sauvées quand, sur les dix heures du matin, il fut tiré un coup d’arquebuse à croc dont la pierre vint le frapper au dos et lui brisa la colonne vertébrale. Il comprit qu’il était blessé à mort et cria : « Jésus ! Ah, mon Dieu ! » Puis, malgré les supplications de son ami d’Allègre qui voulait le retirer de la mêlée, il trouva la force encore d’ordonner la charge et demanda seulement qu’avec l’aide de quelques Suisses on l’installât au pied d’un arbre « en sorte qu’il ait la face regardant les ennemis ».

Bayard mourant, au traître connétable de Bourbon

Bayard mourant, au traître connétable de Bourbon

Tous pleuraient autour de lui. Il consola tout le monde, puis, faute de prêtre, se confessa à son gentilhomme Jacques Jeoffre de Milieu. Une fois encore ses officiers tentèrent de le persuader de se laisser emporter. Il refusa : « Laissez-moi le peu que j’ai à vivre pour penser à ma conscience. Je vous supplie vous-mêmes de vous retirer de peur d’être faits prisonniers. Tout ce que je vous demande, c’est d’assurer le roi que je meurs son serviteur, sans autre regret que de ne lui pouvoir plus rendre mes services. Présentez mes respects à tous messeigneurs les princes de France. Adieu, mes bons amis, je vous recommande ma pauvre âme. » Alors, tous, dit la chronique, se retirèrent et prirent de lui le dernier congé, avec des cris et des gémissements qui furent entendus de l’armée ennemie, au pouvoir de laquelle il demeura.

Mais il était de ceux qui, tombés, sont encore plus grands que debout, et quand son adversaire Ferdinand-François d’Aralos, marquis de Pescaire, survint, c’est de ces mots qu’il le salua : « Plût à Dieu, seigneur Bayard, avoir donné de mon sang ce que j’en pourrais perdre sans mourir et vous avoir mon prisonnier en bonne santé ; vous connaîtriez bientôt combien j’ai toujours estimé votre personne, votre bravoure et toutes les vertus qui sont en vous, et que depuis que je me mêle des armes, je n’ai jamais connu votre pareil. » Puis il fit apporter, son propre pavillon avec son lit et y coucha lui-même le blessé en lui baisant les mains. Toute l’armée espagnole était là, immobile et contemplant en silence la mort d’un héros.

Le connétable de Bourbon ne rougit pas d’approcher ce corps défaillant qui avait été la droiture même : « Ah ! capitaine Bayard, que je suis marri et déplaisant de vous voir en cet état ! Je vous ai toujours aimé et honoré pour la grande prouesse et sagesse qui est en vous. Ah ! que j’ai grande pitié de vous ! » Alors le mourant redressa la tête et fit à l’homme passé au service de l’étranger la réponse immortelle : « Monseigneur, je vous remercie. Il n’y a point de pitié en moi, qui meurs en homme de bien, servant mon roi. Il faut avoir pitié de vous, qui portez les armes contre votre prince, votre patrie et votre serment. »

Demeuré seul, il ne pensa plus qu’à mourir, et récita le Miserere. Il murmura, lui dont l’âme était nette : « Mille ans de jeûne au pain et à l’eau dans le désert ne pourraient acquitter mes fautes... Oubliez-les, mon père !... Que votre justice se laisse fléchir par les mérites du sang de Jésus !... » C’est sur ce cri-là, celui même qu’il avait jeté quand le coup l’avait frappé, que la mort l’arrêta... C’était le 30 avril 1524. Il avait quarante-huit ans.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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