LA FRANCE PITTORESQUE
Les deux Marion de Lorme ou quand
Victor Hugo accommode l’Histoire
(D’après « Revue du Tarn », paru en 1935)
Publié le lundi 6 avril 2015, par Redaction
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Bien qu’il se soit, maintes fois, vanté de reconstituer, avec une exactitude parfaite, les civilisations disparues, on sait combien Victor Hugo accommodait souvent l’Histoire au gré de sa fantaisie. Que de déformations étranges il lui fit subir ! Le cas de Marion de Lorme demeure, sans doute, un des plus typiques de ces transfigurations singulières dues aux élans de son imagination poétique.
 

« Victor Hugo, a dit Joséphin Péladan, un jour que sa pensée flottait dans l’Histoire, a rencontré Marion de Lorme et il s’est pris d’un sentiment posthume pour la seule courtisane française qui ne soit pas une fille et qui ait aimé. De sa main lyrique il a jeté sur les épaules nues de la pécheresse un manteau de poésie et lui a refait une vertu avec de la passion et de beaux vers. L’illustration du vice est devenue une illustration de l’amour. »

Fort différente apparaît la vraie Marion de Lorme. Née à Paris, le 3 octobre 1613, cinquième enfant de Jean de Lon, seigneur de Lorme, baron de Baye, président des Trésoriers de France en Champagne, Marion fit, dès son adolescence, admirer sa chaude beauté brune et eut, de bonne heure, le goût des plaisirs. Fort dévot, son père la destinait au couvent ; mais comment combattre les instincts frivoles de cette ardente jouvencelle sans cesse occupée d’étoffes, de dentelles, de miroirs et de bijoux ?

Initiée par Jacques Vallée, sieur des Barreaux, après une longue intrigue, aux pratiques amoureuses, elle le suivit à Paris dans un logis du faubourg Saint-Victor. Puis, après la mort de son père, elle s’installe avec sa mère au cœur du monde galant et devient vite une des reines du Marais, quartier fameux, « le plus beau, dit d’Aubignac, de la ville de coquetterie ».

L'actrice Marie Dorval

L’actrice Marie Dorval

Elle est alors telle que Tallemant nous l’a peinte : « Une belle personne et d’une grande mine et qui faisait tout de bonne grâce ; elle n’avait pas l’esprit vif, mais elle chantait bien et jouait bien du théorbe. Le nez lui rougissait quelquefois et pour cela elle se tenait des matinées entières les pieds dans l’eau. Elle était magnifique, dépensière et naturellement lascive. » Il serait difficile d’écrire en détail le récit de ses liaisons.

Richelieu, dit-on, reçut deux fois sa visite. On lui a donné tour à tour pour amants, après des Barreaux, Rouville, Miossens, Arnauld, M. le Grand (Cinq-Mars), M. de Chatillon, M. de Brissac. Chacun (surtout Cinq-Mars, dont la passion pour elle provoqua souvent la jalousie de Louis XIII) lui inspira sans doute une inclination sincère. Elle ne se livrait pas au premier venu. Loin d’être, comme le veut Victor Hugo, une créature avilie, notée d’infamie :

Une Phryné qui vend à tout homme, en tout lieu
Son amour qui fait honte et fait horreur... »

Marion était fort estimée dans la société polie. L’époque d’ailleurs était indulgente et, grâce à la dignité qu’elle gardait en dehors de l’alcôve, Marion recevait d’unanimes hommages. « Comme on vivait avec elle avec respect ! » notent ses contemporains les plus médisants. Car elle n’était guère vénale et ne demandait, en général, à ses favoris que « quelques nippes » ou des marcs de vaisselle d’argent.

Un temps vint cependant où, ayant gaspillé sa fortune, elle dut monnayer ses faveurs. Sa mère, ses frères, ses sœurs qu’elle entretenait par bonté d’âme contribuaient d’ailleurs à dévorer son avoir. Aussi dut-elle restreindre ses dépenses et troquer son hôtel de la place Royale contre une demeure plus modeste rue de Thorigny. Les largesses du puissant financier d’Emery lui permirent encore d’y figurer avec quelque éclat. Elle mourut le 2 juillet 1650, âgée seulement de 37 ans. « Elle était aussi belle que jamais et se confessa, nous dit Tallemant, dix fois quoiqu’elle n’ait été malade que deux ou trois jours ; elle avait toujours quelque chose de nouveau à dire. On la vit morte durant vingt-quatre heures sur son lit avec une couronne de pucelle. Enfin, le curé de Saint-Gervais dit que cela était ridicule. »

Elle laissait beaucoup de dettes. Ses biens dont Léon Mirot a retrouvé l’inventaire, se composaient surtout de robes et d’objets de parure dont 65 paires de gants à son monogramme ou à son chiffre, car elle ne portait jamais la même plus de trois heures. On était en pleine Fronde et son décès suscita dans la ville assez peu d’émoi. Sa mémoire serait peut-être tombée dans l’oubli si Jean-Benjamin de La Borde, valet de chambre de Louis XV et de Louis XVI, n’avait publié, en 1780, un facétieux écrit où il octroie à Marion un état civil fantaisiste, lui prête d’étonnantes aventures et la fait mourir veuve de Cinq-Mars à l’âge prodigieux de 134 ans ; légende absurde reprise pourtant par Touchard-Lafosse et bien d’autres folliculaires.

Ce fut seulement après le drame de Victor Hugo qu’on put avoir quelques clartés sur Marion de Lorme. En 1834 paraissent, en effet, pour la première fois les Historiettes de Tallemant des Réaux. Jules Janin, Paul Lacroix, Armand Bourgeois, etc., citent Marion dans de rapides notices ; mais il faut surtout signaler Joséphin Péladan qui, animé par une double ferveur d’historien et de poète, écrit en 1882 une remarquable Histoire et Légende de Marion de Lorme.

Peut-être cependant eut-il la faiblesse de tomber un peu trop amoureux de son modèle qu’il oppose et préfère à sa rivale Ninon de Lenclos. Emile Magne, son meilleur biographe, a mis plus de savoir et de clairvoyance dans ses portraits. « Marion fut, nous dit-il, une belle image que le temps a fanée. Ninon, ses désordres oubliés, apparaît comme une des plus limpides intelligences de son siècle. » Il ne veut voir en Marion ni une grande amoureuse, ni une grande hétaïre et, dissipant le mirage romantique, conclut avec sagesse : « Elle n’était pas de ces courtisanes que leurs prodigieuses aventures désignent à l’admiration ou à la haine publiques, ou bien que leur culture d’esprit rend sympathiques à la postérité. »

De cette figure historique, assez banale en somme, Victor Hugo a fait la créature imaginaire que l’on sait, le trait d’union, a-t-on dit, entre Manon Lescaut et la Dame aux camélias ; le type émouvant et conventionnel à la fois de la courtisane amoureuse et purifiée par l’amour. Ecoutons-le conter lui-même son entrevue avec Charles X, le 7 août 1829, après la première interdiction de la pièce :

Or entre le poète et le vieux roi courbé,
De quoi s’agissait-il ? D’un pauvre ange tombé
Dont l’amour refaisait l’âme avec son haleine,
De Marion, lavée ainsi que Madeleine,
Qui boitait et traînait son pas estropié,
La censure, serpent, l’ayant mordue au pied.

Ecrite en 1829, trois mois avant Hernani, Marion de Lorme, après maints incidents qu’il serait trop long de rappeler, fut représentée seulement le 11 août 1831. Libéré par la Révolution de Juillet du veto de la censure, Victor Hugo avait délaissé Mlle Mars et le Théâtre français pour porter son drame à la Porte Saint-Martin. Il avait, en effet, sur cette scène, une interprète admirable, Marie Dorval, dont le nom reste associé à tout le théâtre romantique.

On connaît son enfance aventureuse et misérable, ses débuts pénibles, ses premiers succès à la Porte Saint-Martin. Ses rôles dans Trente ans ou la vie d’un joueur, Les Deux Forçats, Marino Faliero avaient peu à peu révélé son extraordinaire puissance dramatique ; elle venait de faire, le 3 mars 1831, dans l’Antony de Dumas une création éclatante. « Le talent de Madame Dorval, disait Théophile Gautier, était tout passionné, non qu’elle négligeât l’art, mais l’art lui venait de l’inspiration. Elle avait des cris d’une vérité poignante, des sanglots à briser la poitrine, des intonations si naturelles, des larmes si sincères que le théâtre était oublié. »

Marie Dorval n’avait ni distinction ni beauté véritable, mais un charme singulier. Les portraits que nous connaissons ne peuvent guère nous le rendre, car il résidait surtout dans l’intensité de ses expressions et la fougue de son jeu. A la ville elle montrait dans ses propos une verve endiablée, parfois grossière, mais elle avait aussi le don des larmes, pleurait facilement, à tout propos et déconcertait ses familiers par ses sautes d’humeur et ses fréquents accès de mélancolie.

Marion de Lorme (qui n’eut jamais d’ailleurs un succès égal) fut loin d’obtenir, à la création, le même retentissement qu’Hernani. Les événements politiques détournaient l’attention et les polémiques de presse furent moins acerbes. L’opposition classique pourtant ne désarmait pas. Le sujet et la thèse indignaient le Moniteur. « Par une malheureuse habitude de son école, écrivait la Quotidienne, M. Victor Hugo, à force de vouloir donner aux siècles qu’il peint ce qu’on appelle la couleur locale, imite un peu ces femmes qui abusent du fard au lieu d’en user, il n’enlumine pas une époque, il la barbouille. »

Une lettre intime de Sainte-Beuve à Victor Hugo montre le public « non malveillant mais fatigué ». Alexandre Dumas raconte qu’un rédacteur des Débats lui résumait ainsi, dans la diligence de Rouen, les impressions de la première : « froid, froid, froid, et pas d’argent !... » Et dans une des nombreuses parodies de la pièce Marionnette par Duvert et Dupeuty jouée au Vaudeville le 29 août 1831, au lieu de la majestueuse litière du Cardinal et du vers final de Marion : « Regardez tous ! Voilà l’homme rouge qui passe ! » on voyait un sac vide traverser la scène tandis qu’une voix s’écriait : « Regardez ! Regardez ! la recette qui passe ! »

Le drame se soutint cependant durant 24 représentations, du 11 août au 25 septembre, grâce surtout sans doute au génie de Marie Dorval. Jouant avec son ardeur coutumière, elle offrait au public l’image parfaite de la courtisane romantique. Qu’elle apparaissait troublante dès les premières scènes dans sa longue robe de satin blanc, sous sa couronne de cheveux blonds où brillaient des perles ! « Elle a développé, écrit Victor Hugo, dans le rôle de Marion toutes les qualités qui l’ont placée au rang des grandes comédiennes de ce temps ; elle a eu, dans les premiers actes, de la grâce charmante et de la grâce touchante. Au cinquième acte elle est constamment pathétique, déchirante, sublime et, ce qui est plus encore, naturelle. Au reste, les femmes la louent mieux que nous ne pourrions faire, elles pleurent ».

Avec bien d’autres jeunes poètes, Alfred de Vigny se laissait séduire par « les blanches visions de ce drame enchanté ». Epris d’ailleurs de Dorval depuis longtemps déjà, il allait au théâtre surtout pour la voir et considérait avec un trouble croissant cette Marion ardente, adorable, si différente de la précieuse un peu froide qu’il avait imaginée dans Cinq-Mars. Certains vers le faisaient tressaillir jusqu’au fond de l’âme. Intoxiqué par cette étrange mystique, il verra bientôt dans Dorval une Marion nouvelle, entièrement régénérée et purifiée de tout son passé quand, quelques mois plus tard, il deviendra son amant.

Vigny... Dorval... On sait combien le poète connut par elle au degré suprême tous les esclavages de la chair, toutes les extases et toutes les tortures de la passion ! Il faut lire aussi les articles écrits en mai 1849, au lendemain de la mort de l’actrice, pour comprendre l’empire qu’elle avait exercé au temps de Marion de Lorme sur la génération romantique.

Ecoutons Banville saluer en des pages enflammées « la pauvre Marie, la meilleure et la plus vaillante parmi les grandes comédiennes de ce temps ». Ecoutons Gautier s’écrier : « Adèle d’Hervey, Ketty Bell, Marion de Lorme vous avez vécu pour nous d’une vie réelle ; vous ne fûtes point de vains fantômes fardés séparés de nous par un cordon de feu ; nous avons cru à votre amour, à vos larmes, à vos désespoirs. Ah ! comme nous avons été jaloux d’Antony, de Chatterton et de Didier ! »

A quoi bon, remarquait en 1831, pour Marion de Lorme, le critique grincheux du Moniteur universel, faire de la femme la plus gaie, la plus légère, une mauvaise héroïne de roman pleurant sans cesse, se roulant par terre, jouant l’innocence et la vertu ?... « Même quand il a tort, le poète a raison ».

Malgré tout, en dépit des textes les plus probants, le drame romantique l’emportera sur l’Histoire, l’imagination du grand visionnaire prévaudra sur la réalité et, grâce à Victor Hugo, Marion de Lorme ne sera plus pour la postérité la belle fille quelconque des chroniqueurs d’autrefois, mais le symbole même de la passion : « le bel ange tombé », la figure idéale de pécheresse repentante à qui l’Amour, soudain, par miracle, refit une virginité.

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