LA FRANCE PITTORESQUE
Louvre (Le) né du destin tragique
de la jeune Adalinde
et du chevalier Windal ?
(D’après « Le Louvre depuis son origine jusqu’à Louis-Napoléon », paru en 1852)
Publié le vendredi 6 mars 2015, par Redaction
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Une légende du VIIe siècle prête comme origine au Louvre l’aventure tragique d’un chevalier nommé Windal, qui avec l’aide d’un saint ermite et pour soustraire une jeune fille qu’il aimait à ses parents tyranniques, imagine un stratagème s’avérant désastreux...
 

Près des rives de la Seine, au milieu d’un bois de chênes antiques, s’élevait en 628 un château entouré de fossés marécageux et défendu par de grosses tours, sur lesquelles croissaient les ronces et le lierre. Depuis la mort d’un malheureux chevalier qui l’habitait, les vastes salles n’étaient fréquentées que par des serpents et des chauves-souris. L’ancien maître venait s’y promener la nuit, tenant encore dans ses bras sa chère Adalinde, et lorsque l’horloge voisine sonnait douze heures, les deux amants poussaient un long gémissement, s’embrassaient et disparaissaient dans l’ombre.

Ce chevalier s’appelait Windal. La Tamise l’avait vu naître ; mais toujours malade et triste dans son île nébuleuse, il vint assez jeune respirer l’air pur de la France, et se fixa dans les environs de l’ancienne Lutèce ; cette cité était depuis longtemps célèbre par les édifices dont l’avaient embellie les empereurs romains, et par la bonté des figues et des vins que produisaient les campagnes voisines.

Le Louvre au temps de Charles V

Le Louvre au temps de Charles V

Le bois, qui s’étendait encore au XIXe siècle depuis le mont de Mars (Montmartre) jusqu’au fleuve, était au VIIe siècle une forêt grande et majestueuse. Windal, passionné pour la chasse, passait les jours entiers dans cette forêt ; il y avait fait bâtir une chaumière qui lui servait de retraite dans les temps orageux, et où il faisait nourrir des chiens anglais, très féroces et bons chasseurs.

Non loin de la chaumière et à l’ombre du plus vieux chêne de la forêt, s’élevait une petite chapelle que desservait un ermite connu sous le nom de saint Germain d’Auxerre. Ce saint homme jouissait dans tout le pays d’une grande réputation de sagesse, et l’on venait même le consulter de très loin ; chaque pèlerin laissait dans sa chapelle une offrande, du lait, des œufs, des anneaux ou de l’argent. Le chêne qui ombrageait la chapelle avait aussi sa renommée ; dans son vieux tronc était une figure de la Vierge allaitant l’Enfant divin : on avait mille fois ôté cette petite statue du tronc, toujours elle y était revenue. C’est en mémoire de ce miracle que nos aïeux avaient construit la chapelle.

Un matin du printemps, à l’aube du jour, Windal, poursuivant un jeune cerf, se trouva par hasard dans le sentier tortueux qui conduisait à la chapelle ; il y rencontre une jeune fille vêtue de longs habits blancs, les cheveux épars, les pieds nus. Elle avait dans une main un bouquet de soucis ; dans l’autre, un long chapelet. Sa démarche était lente, elle soupirait, puis elle récitait à voix basse de plaintives oraisons.

Le chevalier s’arrête surpris et comme enchanté de la beauté, de la fraîcheur de cette jeune fille. Il la suit quelque temps en silence, puis se hasarde à lui dire :

— Belle inconnue, quel motif vous amène de si grand matin dans ces bois ? pourquoi ces soupirs, ces prières ?

Un rouge vif colora les joues de la jeune fille.

— Chevalier, répondit-elle en baissant les yeux, depuis trois jours ma mère souffrait des douleurs aiguës ; je promis à mon patron, si ma mère guérissait, de venir neuf matins de suite à l’ermitage de la forêt. Dieu m’a exaucée, et j’exécute mon vœu. Souffrez que je continue ma route.

— Sainte et digne fille ! s’écria le chevalier.

Et il la laissa passer avec respect, mais il ne put s’empêcher de la suivre des yeux jusqu’à la chapelle. Le lendemain, il se trouva encore sur le chemin de la jeune Parisienne, et cette fois il apprit son nom ; elle s’appelait Adalinde. Il l’accompagna le lendemain jusqu’à la chapelle, et répondait Amen aux oraisons qu’elle récitait. Elle ne chercha point à le fuir, comme la veille.

Un autre jour, elle lui raconta les petits événements de sa vie : elle n’avait jamais aimé ; mais son frère, qui avait un grade dans une compagnie d’archers, voulait la donner en mariage à l’un de ses camarades dont elle ne pouvait supporter même la vue. Windal frémit à cette confidence.

— Belle Adalinde, ne perds pas un moment, tu peux te soustraire par la fuite à tes tyrans, viens partager ma fortune. J’ai acquis de grandes terres, là, du côté du Mont-Valérien.

Adalinde lui dit d’une voix émue :

— J’abandonnerais ma mère !... Elle n’a que moi pour soutien !... Hélas ! je le sens, j’ai pris trop de goût à vos doux entretiens, mon cœur sera tout à vous ; je ne pourrais vous l’ôter quand je voudrais. Mais je ne vous verrai plus ; c’est la dernière fois que je vous parle, mon devoir et l’honneur me l’ordonnent. Adieu, pour toujours.

Windal fit de vains efforts pour la retenir, elle s’enfuit avec la légèreté du daim. Il lui tendait encore les bras, et déjà elle était sur le vieux pont de la Cité (le Pont-au-Change).

Les jours suivants, le pauvre chevalier anglais errait malheureux, triste et inquiet, dans le sentier étroit où, pour la première fois, il avait vu Adalinde ; il lui semblait qu’il avait perdu la moitié de sa vie. Elle m’aime, disait-il, elle me l’a avoué, et c’est en ce moment que je la perds ! Il n’en sera pas ainsi, j’en jure par mon épée.

Il rêvait aux moyens de la soustraire aux yeux de ses parents, lorsqu’il rencontra l’ermite Germain qui se promenait dans la forêt, lisant à haute voix les versets de la Bible. Il l’aborde :

— Saint homme, lui dit-il, votre chapelle est trop simple, trop étroite ; à peine y pouvez-vous placer les offrandes que l’on vous apporte de tous côtés ; j’en veux faire une des plus belles et des plus vastes églises des environs de Paris. Je la rétablirai plus magnifique que le temple dans lequel vos pères adoraient Isis, et dont on voit encore les restes sur la rive opposée (le village d’Issy a pris son nom de ce temple). Mais j’ attends de vous un service, le plus grand service qu’un homme puisse rendre à son semblable.

— Et c’est ?…

— De m’aider à former les liens d’un mariage secret avec une jeune Parisienne, sans laquelle je ne saurais vivre. Mes parents me la refusent, parce qu’elle n’est pas d’une famille noble.

— Mais, dit Germain, est-il bien vrai que vous songiez au mariage ? si vos vues étaient criminelles, jamais...

— Vous-même, ô bienfaisant ermite, vous bénirez notre union ; là, dans cette chapelle.

— C’est assez, dit Germain, je suis porté à vous croire.

Il s’informa du nom de la jeune fille, et se rappela qu’il l’avait vue plusieurs fois, priant avec ferveur près la Notre-Dame du vieux chêne. Il n’en fut que plus porté à servir les deux amants.

— Venez demain, dit-il au chevalier, venez à pareille heure ; peut-être aurai-je quelque chose à vous annoncer.

L’ermite prend aussitôt sa besace et, s’appuyant sur un long bâton blanc, il s’achemine vers la ville. Il n’eut pas de peine à trouver la maison d’Adalinde. La mère de la jeune fille était plus mal qu’elle n’avait jamais été, et Adalinde dans un état d’inquiétude et de douleur voisin du délire.

Il sentit qu’il n’aurait pas de peine à faire consentir Adalinde à tout ce qu’il lui présenterait comme un moyen d’assurer quelque soulagement à l’état de sa mère.

— Ma fille, lui dit-il avec solennité, il n’y a plus à balancer, la colère du Ciel s’appesantit visiblement sur vous ; armez-vous de courage, vous en aurez besoin. Cette nuit, l’ange Gabriel m’est apparu en songe ; il m’a appris que votre mère, lorsqu’elle était très jeune encore, fit le vœu d’aller seule, la nuit, poser une croix sur la tombe où reposait son aïeul. Elle a, dans la suite, oublié ce vœu ; sa fille doit l’accomplir.

A ces mots, Adalinde sentit son cœur défaillir. Germain s’en aperçut :

— Rassurez-vous ; il vous serait impossible de retrouver la tombe de cet aïeul ; vous satisferez également le Ciel en venant à Notre-Dame du Gros-Chêne.

— Quoi ! s’écria Adalinde, seule, la nuit, dans la forêt !...

— Soyez sans crainte, reprit aussitôt Germain ; je vous attendrai à quelque distance du pont, et je ne vous perdrai point de vue. Adieu ; soyez exacte ; à minuit, entendez-vous ? Surtout ne parlez point de ce pèlerinage à votre frère : votre dévouement, s’il était connu, serait sans mérite aux yeux de Dieu.

Windal embrassa avec transport l’ermite, lorsqu’il apprit que dès la nuit même il pourrait posséder Adalinde ; il alla choisir et disposer le poste où il devait se placer pour veiller sur sa belle maîtresse pendant son pèlerinage, et écarter d’elle toute espèce de danger.

Cependant les heures de la soirée s’écoulent ; de grosses larmes roulent dans les yeux d’Adalinde : elle aperçut un corbeau sur la girouette de la maison voisine, qui la regardait fixement, et le sinistre oiseau poussa deux cris aigus qui retentirent dans son âme. Enfin minuit sonna. Elle jeta un regard sur sa mère ; ses traits étaient pâles, défigurés, sa bouche en convulsion. Depuis plusieurs jours elle ne parlait plus ; tout à coup le nom d’Adalinde sortit de sa bouche.

— Je t’entends, ô ma mère ! Tu me dis d’aller... Tu me reproches ma faiblesse... Je te sauverai, dussé-je mourir !

Et elle descend en silence ; elle ouvre sans bruit la porte, tant elle craint d’éveiller son frère : la voilà dans la rue. La lune commençait à paraître ; mais, voilée par des nuages épais, elle permettait à peine de distinguer les objets les plus voisins.

Adalinde arrive à l’entrée du pont qui conduit vers la forêt. Elle est surprise, en approchant, de voir que des hommes d’armes étaient en sentinelle à la porte de la tour qui défendait le pont. Elle ignorait, ainsi que l’ermite, que le magistrat chargé de la tranquillité publique plaçait, depuis quelques jours, des sentinelles en divers endroits, pour arrêter des brigands dont on lui avait découvert les projets. Adalinde crut un moment qu’il lui serait impossible de sortir de la ville. Elle en était désespérée ; mais elle observa qu’on laissait librement aller et venir les hommes d’armes.

L'église Saint-Germain-l'Auxerrois

L’église Saint-Germain-l’Auxerrois

Elle se hâte alors de retourner chez elle ; et, se glissant doucement dans la chambre où dormait son frère, elle change ses habits de femme avec les siens, se couvre de son armure, prend même sa lance, puis revient vers le pont.

Lorsqu’elle y arriva, un groupe de soldats le passait pour se rendre à quelque poste voisin. Elle se met dans leurs rangs ; puis, ralentissant sa marche, elle se laisse devancer, et les perd bientôt de vue. Elle se trouve alors seule à l’entrée du sentier qui conduisait à la chapelle. Là, le feuillage des arbres rendait l’obscurité plus épaisse. Adalinde sentait son cœur battre à chaque pas ; le bruit de son armure augmentait sa frayeur. Elle courait plutôt qu’elle ne marchait.

Windal, caché près d’un buisson, attendait dans des angoisses inexprimables l’arrivée de sa bien-aimée. Il voit passer avec rapidité un guerrier couvert d’une armure éclatante, et maudit le sort qui amène cette nuit-là même un guerrier dans une forêt si solitaire. Deux heures entières s’écoulent ; Adalinde ne paraît pas. Mille pensées douloureuses le déchirent. Aurait-elle deviné ses projets ? N’a-t-elle point envoyé, pour l’en punir, ce guerrier qu’il a vu passer ? Eh bien ! se disait-il, s’il en est ainsi, qu’il s’offre à ma colère ; j’ai soif de vengeance. Furieux, il s’élance dans le sentier et le parcourt l’épée à la main.

Comme il approchait de la chapelle, il voit, aux rayons de la lune, un guerrier assis sous le vieux chêne ; c’était Adalinde qui, exténuée de fatigue et couverte d’une sueur froide , était tombée au pied de l’arbre.

Elle entend du bruit, se lève rapidement, et par un mouvement naturel, présente la pointe de sa lance au guerrier qu’elle voit accourir avec fureur. Windal écarte facilement du revers de la main cette arme dirigée par un aussi faible bras, et plonge en même temps son épée dans le sein de son adversaire. Un cri de douleur lui annonce sa triste victoire ; mais ce cri est celui d’une femme. Un frisson le saisit : il a déjà une confuse idée de son malheur. L’ermite arrive : tous deux transportent dans la chaumière voisine le corps du guerrier. Ils lui ôtent son casque.

Windal reconnaît ce beau visage qu’il a tant aimé. Il reste immobile, glacé. L’ermite se frappe le sein, s’arrache la barbe et les cheveux, se roule dans la poussière. Windal pose la main sur le front, sur le cœur d’Adalinde. Morte, dit-il, à jamais morte ! plus de bonheur sur cette terre. Puis, se tournant vers l’ermite :

— Mon père, lui dit-il, je vous l’ai promis ; vous aurez une église plus belle que les temples de l’antique Isis. Retournez, en attendant, à votre chapelle. Priez ; demandez pardon de mon crime, de votre faute. Pour moi, je jure devant Dieu de ne jamais m’éloigner de ces lieux funestes de plus de mille pas. Je vivrai, je mourrai ici même. Telle est la punition que je m’inflige.

Il vendit, dès le lendemain, sa terre du Mont Valérien. De la somme qu’il en retira, il fit bâtir une église (depuis Saint-Germain-l’Auxerrois) à la place qu’occupait la chapelle ; et il y fit inhumer, dans un cercueil d’argent, le corps d’Adalinde. La chaumière qui lui servait autrefois de retraite devint une espèce de forteresse ; des voûtes, jointes entre elles par de vastes galeries, en formaient l’obscure enceinte.

Il vécut vingt ans dans ce château, n’ayant pour le servir qu’un seul domestique, et n’allant jamais au delà de l’église qui renfermait les restes d’Adalinde. A sa mort, il fut déposé, ainsi qu’il l’avait demandé, dans le tombeau de cette malheureuse fille.

Quant à l’ermite, il passa le reste de sa vie dans le jeûne et la pénitence. Jamais on ne le vit même sourire. Sans doute le Ciel lui aura pardonné, car de nos jours on l’invoque dans le pays comme un saint, et l’on assure qu’il a fait plusieurs miracles.

Windal, non content d’avoir élevé plusieurs durables monuments de son amour, avait encore voulu en consacrer le souvenir par des inscriptions. On en lisait plusieurs dans l’intérieur du palais, toutes écrites dans l’idiome de son pays : celle-ci était gravée à l’intérieur, sur la principale porte, en grandes lettres d’or : LOVERS CASTLE (Le château de l’amant). Au XIXe siècle on pouvait encore lire le premier mot de l’inscription, le reste étant à peu près effacé ; mais une des tours porte toujours le nom de tour Windal.

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