LA FRANCE PITTORESQUE
Autobus (Un) parisien tombe dans
la Seine et fait 10 victimes
(Extrait du « Figaro » du 28 septembre 1911)
Publié le lundi 2 décembre 2019, par Redaction
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Le 27 septembre 1911, au cœur de la capitale, un autobus roulant à vive allure et dont le conducteur avait voulu éviter un autre autobus immobilisé au milieu de la chaussée, heurte le garde-fou et plonge dans la Seine du haut du pont de l’Archevêché. En dépit de la bravoure de quelques passagers, l’épouvantable accident entraîne la mort d’une dizaine de personnes. Au lendemain de la catastrophe, Jean de Paris nous livre le déroulé de l’événement dans un article du Figaro.
 

Un accident invraisemblable, ridiculement affreux, a jeté hier la stupeur dans Paris. Un autobus est tombé dans la Seine ! La cause ? II suffit à chacun de nous, pour le connaître, de s’accouder dix minutes à sa fenêtre, de regarder passer dans la rue, virer, zigzaguer, s’enchevêtrer aux carrefours les omnibus ou fiacres automobiles, dont les allures folles finissent par rendre impraticable aux malheureux piétons la chaussée de Paris. Il y a là un péril public contre lequel il devient de plus en plus urgent qu’on nous protège.

Il est effrayant de penser que pour satisfaire cette criminelle manie d’excès de vitesse, contre laquelle l’autorité publique ne sévira jamais assez, un chauffeur tient à sa merci, tous les jours, plusieurs centaines d’existences ! Il est intolérable qu’un père de famille ne puisse plus envoyer ses enfants au jardin des Plantes, en autobus — le plus solide et le plus sûr des véhicules — sans les exposer aux périls combinés du naufrage et de la catastrophe de chemin de fer.

Car voici ce qu’on a vu hier dans Paris :

Il était juste cinq heures trente-cinq. L’autobus Batignolles-Jardin des Plantes, passant sur le pont de l’Archevêché, se détourna pour ne pas écraser une femme et se trouva sur le milieu de la chaussée. A ce moment arrivait un autre autobus de la même ligne, le n° 205-G, revenant du Jardin des Plantes. Le watman, voulant éviter une rencontre, donna à droite un fort et brusque coup de volant. L’effet dépassa sa volonté. L’autobus tourna complètement à droite, monta sur le trottoir, très bas sur ce pont et vint, comme un bélier, heurter le garde-fou.

Par malheur, ce garde-fou se compose d’une simple grille aux barres de fer minces et frêles. Sous le choc, il fut brisé sur une longueur de cinq mètres. Un des agents qui se trouvaient sur le quai de la Tournelle eut le temps de distinguer, comme dans une vision fantasmagorique, les yeux fous du wattman contracté sur son volant. Cela dura un quart de seconde ; puis l’autobus, emporté par son, élan, s’élança dans la Seine.

La catastrophe du pont de l'Archevêché

La catastrophe du pont de l’Archevêché

Les eaux sont assez basses en cet endroit et le pont est élevé. Ce fut une chute formidable, avec un bruit comparable à celui d’un coup de canon monstre et un gigantesque déplacement d’eau. De l’autobus des cris de détresse auxquels répondirent les cris d’effroi des gens qui venaient de voir. l’accident. Par un prodige de présence d’esprit et d’adresse, un des vingt-trois voyageurs que contenait le véhicule avait échappé au plongeon. M. Albert Cornenier, employé de commerce, demeurant 93 boulevard Soult, qui se trouvait dans l’intérieur, put sauter au dehors. Il resta une minute suspendu au bord de l’abîme où venait de disparaître, l’autobus avec tous ses compagnons de voyage et reprit pied.

De tous côtés on accourait au secours. Mais quel secours pouvait-on porter ? L’autobus se trouvait juste en face de la première pile du pont, complètement noyé. La toiture était à fleur d’eau, et seule émergeait la planche étroite et blanche portant l’indication du parcours de l’autobus : l’enseigne désignant l’endroit précis du sinistre. Au-dessous, un bouillonnement, un clapotis dénonçaient la lutte désespérée des voyageurs contre la mort. Quelques-uns en sortirent victorieux. Un monsieur qui, comme M. Cornenier, se trouvait sur la plate-forme, put attirer à lui sa femme et ses deux enfants qu’il tendit a des bateliers qui venaient d’arriver à force de rames.

Un prêtre, l’abbé Richard, professeur à l’institution Lamartine à Belley (Ain), se trouvait en première classe, c’est-à-dire au fond de la voiture, avec deux enfants confiés à sa garde, les jeunes Max et Marguerite Clairin. Il put sortir par la fenêtre. A peine eut-il repris haleine qu’il s’élançait de nouveau vers l’épave avec un .beau courage et, plongeant deux fois successivement, il attira à lui les deux enfants vivants. Comme le voyageur dont nous parlons plus haut, il les confia à des bateliers. L’admirable ecclésiastique n’allait pas borner là, en effet, son effort. De nouveau et sans relâche, il sauva encore quatre personnes.

Comme on le félicitait vivement, l’abbé Richard, aussi modeste que courageux, dit avec un soupir : « Mon Dieu, j’en aurais peut-être pu sauver davantage. Mais je suis horriblement myope et j’avais perdu mon lorgnon. Je n’ai pu aider que ceux que je voyais. J’ai dû cesser quand je n’ai plus pu distinguer personne. Enfin j’estime que je n’ai fait que mon devoir et je suis heureux d’avoir pu le faire. » La foule émue salua respectueusement ce héros, qui faisait si courageusement son devoir, mais dont les forces s’étaient épuisées au salut des autres.

Bientôt la sinistre épave était entourée de bateaux, dont l’un conduit par une marinière, une de ces braves et courageuses femmes qui secondent leurs maris dans leur travail, faisant autant de besogne qu’un matelot et, au besoin, ne craignant pas de se jeter à la Seine pour sauver quelqu’un en péril. Un bateau parisien s’était arrêté à proximité. Plusieurs des assistants, s’improvisant généreusement sauveteurs, se jetaient à l’eau et aidaient à sortir ceux des voyageurs qui réussissaient à s’évader de la prison sous-marine. De ce nombre, il faut citer M. Gérard, marchand des quatre-saisons, 44 rue Grenta, et M. Albert Meneveux, membre d’une société de natation.

Sur la berge arrivaient des voitures d’ambulance. A la première nouvelle de l’accident, M. Paul Coq, directeur de l’Hôtel-Dieu, s’était empressé d’enyoyer un premier convoi, composé de six internes, six surveillantes et six infirmières. D’autres avaient rapidement suivi et, au fur et à mesure que les victimes étaient retirées de l’eau, on les transportait en toute hâte à l’Hôtel-Dieu, où les soins nécessaires, frictions, traction de la langue, gymnastique des bras, etc., leur étaient donnés. On put ainsi en faire revenir quelques-uns... Pour d’autres, hélas ! tout était inutile. La mort avait fait son œuvre.

Morts et blessés ont été répartis dans les salles Saint-Christophe, Saint-Landry, Saint-Jean, Sainte-Marthe et Saint-Charles. On a fait cet éparpillement d’abord parce qu’on a dû utiliser dans chaque salle les lits disponibles, ensuite parce qu’en ne mettant que trois ou quatre des victimes dans chaque salle, il était plus facile au personnel de leur faire subir le traitement.

Concurremment avec les secours hospitaliers étaient arrivées des escouades de gardiens de la paix, bien nécessaires pour organiser un service d’ordre. Une foule énorme avait envahi les ponts, les quais et la berge, gênant considérablement les opérations de sauvetage. Les pompiers, eux aussi, étaient accourus. Une fois le pont déblayé, ils tentèrent, sur l’ordre de M. Lépine, de remonter l’autobus. Mais ce fut en vain. La masse était trop lourde. Les câbles, quelques solides qu’ils fussent, se brisèrent comme des ficelles, D’ailleurs, on manquait de point d’appui. Ce n’était pas la balustrade fragile et flexible du pont qui pouvait servir à fixer les cordes.

On se décida alors à enfoncer la toiture de l’autobus. Ce fut vite fait. Le plongeur Menexeux, tout nu, se précipita la tête la première dans l’ouverture pratiqnée.Il remonta ramenant un noyé. Il recommença deux fois, trois fois, jusqu’à ce que, épuisé, il s’affaissa. On le porta vite sur le quai. Les infirmiers l’enveloppèrent dans des couvertures. On lui fit boire un cordial. Il ne fallait pas songer à le laisser recommencer. D’ailleurs, à sa dernière plongée, il avait déclaré qu’il n’y avait plus personne dans la carcasse de l’autobus. Et. puis les scaphandriers étaient arrivés. Ils pourraient, eux, sans danger sérieux, opérer des fouilles plus longues et plus minutieuses.

Mais la nuit est venue. Le spectacle est à la fois pittoresque et terrifiant. Sur la berge, les gardiens de la paix, les pompiers dont le casque reluit à la lueur rouge des torches, allant, venant, s’agitant sous les ordres du lieutenant-colonel Cordier, de M. Lépine qui est là, avec son collègue, M. Delanney, préfet de la Seine ; MM. Laurent, secrétaire général de la préfecture de police ; Touny, chef de la police municipale ; Lemarchand, commissaire du quartier Notre-Dame. Un peu à l’écart, MM. Chenebenoît, juge d’instruction, chargé de l’enquête, et Grandjean, substitut du procureur de la République ; des groupes d’officiers de pompiers surveillent les manœuvres. Et derrière, les voitures, près desquelles se tiennent les infirmiers et les infirmières, dont les vêtements blancs se détachent sur la ligne sombre que fait le mur du quai. Au milieu de tout cela, un énorme projecteur électrique envoyant une gerbe de lumière sur la voiture immergée, autour de laquelle gravitent les barques des mariniers. Elle apparaît maintenant bien mieux qu’au jour, faisant une tâche grisâtre dans l’eau noire qu’agitent les scaphandriers.

Ce n’est pas seulement autour du lieu du sinistre que se presse la foule. Il y a aussi, devant la grande porte de l’Hôtel-Dieu, une affluence de gens qui redoutent d’avoir, parmi les voyageurs de l’omnibus noyé, quelque parent, quelque ami. Ils sont là inquiets, suppliants, demandant, implorant des nouvelles, des noms...

On ne peut leur en donner. On s’occupe avant tout de sauver ceux des noyés qui donnent encore quelques signes de vie. C’est le plus pressé. On s’occupera des noms plus tard. M. Mesureur, directeur de l’Assistance publique, qui est accouru à l’Hôtel-Dieu en même temps qu’on y amenait les premières victimes, prend pitié de ces malheureux et donne ordre que, le plus tôt qu’on pourra, une liste soit dressée de ceux qui seront reconnus. Les autres, s’il y en a, seront déposés sur des brancards où on pourra les reconnaître. On ne les portera à la Morgue qu’en dernier ressort, quand on ne pourra plus faire autrement. « Ce n’est peut-être pas très réglementaire, dit en souriant M. Mesureur, mais il y a des questions d’humanité qui priment tout. »

II est sept heures. Deux scaphandriers ont visité l’intérieur de l’autobus et, comme le plongeur, ils n’y ont trouvé personne. S’il reste, comme on le croit, des cadavres, ils sont dessous, à moins que le courant ne les ait entraînés. Les sauveteurs et les pompiers se retirent. Ce matin, à six heures, au moyen de puissantes grues, l’autobus sera retiré de l’eau.

M. Lépine. et M. Laurent se rendent à l’Hôtel-Dieu où les tentatives de résurrection sont terminées. Ils se font rendre compte du nombre et de l’état des victimes et le préfet donne l’ordre de livrer les corps aux familles qui viendront les réclamer. Voici le funèbre bilan qui a été dressé hier soir : l’autobus contenait vingt-cinq personnes, plus le receveur Arnoult et le wattman Raynal. En tout vingt-sept. Sur ce nombre on compte dix morts, quatre personnes saines et sauves, neuf malades et quatre disparus.

(...)

A la Compagnie des omnibus tout le monde fut douloureusement stupéfait et très affecté par la catastrophe. Le directeur se rendit aussitôt quai de la Tournelle et descendit sur la berge, avec M. Lépine ; il assista à la funèbre opération des scaphandriers.

« Les causes de la catastrophe, me dit-il, les responsabilités ! D’après ce que je crois, il semble que le chauffeur de l’autobus venant du Jardin des Plantes ait fait une fausse manœuvre qu’il a payée, hélas ! de sa vie. Et puis ne marchait-il pas aussi à une vive allure ? On recommande toujours aux chauffeurs de marcher très lentement en traversant les ponts. Je crains que la consigne sur ce point n’ait pas été observée non plus. »

Nous avons trouvé M. Albert Cornemer chez lui dans la soirée et voici comment il nous a raconté son sauvetage : « Je suis représentant d’une fabrique de couleurs. Je m’étais rendu chez un client, non loin du Jardin des Plantes, et j’avais pris au retour l’autobus Jardin des Plantes -Batignolles. Je comptais m’arrêter place du Châtelet pour prendre là le Métro et aller à la gare du quai d’Orsay au-devant de mes parents. L’autobus qui venait en sens inverse de nous tenait bien sa droite, mais notre chauffeur avait engagé notre voiture de telle façon qu’une collision était fatale. Alors il donna un coup de volant trop brusque et nous avons fait une embardée terrible, et, en moins de temps qu’il lie faut pour le dire, notre autobus franchissait le parapet.

« Je me trouvais à cet instant en première classe, dans le coin le plus près du parapet. La fenêtre de l’autre coin était ouverte. Instinctivement je franchis l’espace qui m’en séparait et sautai par cette fenêtre. Je e tombai assis sur le parapet, les pieds pendant en dehors. Par un hasard providentiel, je pus saisir un morceau de fer de la balustrade, ce qui me permit de me maintenir et d’être sauvé, trente secondes après, par les personnes qui étaient accourues sur le lieu de l’accident. J’eus devant moi le plus émouvant, le plus atroce des spectacles, celui de mes compagnons se débattant dans l’eau, où plusieurs devaient périr. Ce ne fut qu’une vision d’un moment, mais une vision inoubliable.

« Je fus conduit auprès de M. Chênebenoit, le juge d’instruction chargé de l’enquête, qui m’interrogea et à qui je racontai brièvement ce que j’avais vu ou cru voir. Après ma déposition on m’entraîna pour boire un cordial dont j’avais le plus grand besoin, car mes jambes flageolaient. Puis je rentrai chez moi, où je retrouvai ma femme fort inquiète. Elle attend un bébé et un de vos confrères, venu chez moi pour me voir et ne m’ayant pas rencontré, lui avait raconté l’affreux accident, en ajoutant que j’avais bien failli figurer parmi les victimes. Vous devinez l’effet produit sur elle par ce récit. Mais maintenant tout est heureusement fini pour nous. Par exemple, je l’ai échappé belle ! »

Nous avons vu Arnould, le receveur de l’autobus sinistré, qui demeure 81 avenue de Clichy. Il nous a reçu, couché dans son lit, son médecin à ses côtés, et voici le très intéressant récit qu’il nous a fait de l’accident. « Raynal était un nouveau wattman, il avait débuté le matin et ne connaissait pas son chemin. De plus il était dans un état d’esprit déplorable, ayant enterré sa femme la veille et restant avec six enfants sur les bras.

« En arrivant au pont de l’Archevêché il a tourné trop large et s’est trouvé devant l’autre autobus. Voulant l’éviter, il donna un coup formidable de volant à droite, sauta le trottoir et renversa la balustrade. Un cri terrible que j’ai encore dans les oreilles fut poussé par tous les voyageurs.

« Le moteur piqua d’abord dans l’eau, et un instant l’autobus fit bateau ; mais bientôt l’eau pénétra avec une telle force que nous fûmes tous soulevés. Moi, je faisais ma recette ; je brisai une glace, et, comme je suis maître nageur, j’avais déjà la moitié du corps hors de l’autobus et j’allais nager vers le quai, quand je me sentis saisi par la jambe droite. J’étais perdu, heureusement que je porte des souliers de garçon de café. Ma chaussure resta entre les mains du désespéré et moi, délivré, je gagnais le quai où l’on me hissait. Je suis rentré en taxi-auto. »

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