LA FRANCE PITTORESQUE
Polémique autour des méthodes
d’éducation des enfants en 1909
(D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1909)
Publié le dimanche 22 octobre 2023, par Redaction
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En 1909, le suicide d’un garçon de quinze ans placé en maison de correction suscite une campagne assez vive contre ces établissements, quelques journaux attribuant cet acte de désespoir à l’extrême rigueur d’une discipline qu’ils qualifient de barbare. L’occasion, également, pour le directeur des Annales politiques et littéraires, de signer un éditorial sur l’éducation des enfants, deux écoles s’affrontant sur ce grave problème...
 

Et voici la question de l’éducation remise sur le tapis. Comment élever nos fils et nos filles ? Grave problème, assurément. J’en devisais, hier, avec deux femmes charmantes, l’une et l’autre excellentes mères, mais qui n’étaient pas d’accord sur les devoirs que comporte la maternité. J’écoutai avec attention leurs arguments et je ne crois pas inutile de les consigner ici, écrit Adolphe Brisson en 1909.

Donc, Mme X... s’exprima en ces termes :

« Je suis pour qu’on laisse aux enfants une très large initiative, et qu’on ne les contraigne pas, par un excès de rigueur, à se replier sur eux-mêmes et à dissimuler leur pensée. Je ne connais rien de plus pénible que l’allure cauteleuse et sournoise des pauvres petits que l’on terrorise et qui vivent dans une crainte perpétuelle d’être battus ou grondés. Ils sont d’aspect réservé, ils gardent le silence, ils observent tous les préceptes de la civilité puérile ; mais leurs instincts refoulés s’amassent, grondent comme la lave à l’intérieur d’un volcan.

La gifle. Chromolithographie publicitaire
publiée vers 1900

« Et il arrive un moment où l’éruption se produit. Et elle est d’autant plus grave qu’on l’a retardée par tous les moyens, et que les passions ainsi comprimées ont acquis une force redoutable. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que les êtres, courbés sous cette dure loi, ont perdu la candeur et la grâce qui sont l’ornement de la jeunesse. Leurs cœurs se sont desséchés. Avant l’âge de raison, ils ont dépouillé toutes les illusions qui rendent l’existence aimable : ils ne croient plus à la spontanéité des bons sentiments, ils supposent un but caché à tous les actes et à toutes les paroles et s’imaginent que, dans le monde, tout est mensonge et hypocrisie...

« Dieu merci, mes enfants n’ont pas été formés sur ce modèle. Ils ne me redoutent pas, ils m’adorent ; je suis pour eux une amie ; et, s’ils sont parfois d’humeur un peu turbulente, s’ils tiennent des discours inconsidérés, je suis sûre, au moins, de leur franchise. Peut-être disent-ils trop nettement ce qu’ils pensent, mais ils pensent toujours ce qu’ils disent... »

A cet endroit, Mme X... fut interrompue par Mme Z...,, avec une vivacité où je crus démêler comme une intention agressive, poursuit le directeur des Annales politiques. Elle avait pris pour elle ces reproches. Et elle s’empressait d’y répondre :

« Souffrez que je m’élève timidement contre cette apologie. J’apprécie les qualités naturelles de vos enfants, j’ai pour eux de l’affection et c’est ce qui m’autorise à vous déclarer que je les trouve insupportables. L’autre matin, quand nous avons déjeuné chez vous, je me suis tenue à quatre pour ne pas me lever et vous fausser compagnie. Votre fils Maurice a eu l’impertinence de me couper six fois la parole ; il a pris dans son assiette une énorme grappe de raisin, sans s’inquiéter si ses voisins étaient servis. Et, pendant ; ce temps, votre fille Louisette faisait le chat sous la table et s’amusait à griffer, avec ses mains sales (car elle avait refusé de se les laisser laver), les mollets des convives.

« Et vous présidiez à ce spectacle sans vous mettre en colère. Vous jetiez bien, de-ci de-là, une molle observation qui n’était pas écoutée. Et vous aviez l’air de réclamer l’indulgence pour ces innocentes peccadilles. Jour de Dieu ! si j’avais été à votre place, j’eusse retroussé les cottes de Maurice et de Louisette ; et tout fût promptement rentré dans l’ordre. Et j’aurais eu conscience, en les corrigeant, de leur rendre un signalé service.

« Avez-vous bien réfléchi, chère madame, à ce que sera votre fils dans dix ans d’ici ? Les fantaisies de petit garçon gâté deviendront des fantaisies de grand garçon. Et ce sera la seule différence. N’ayant pas eu le courage de prendre sur lui de l’autorité, alors qu’il était bambin, vous n’en acquerrez jamais davantage ; il faudra vous résigner à le voir appliquer aux choses sérieuses de la vie ses habitudes d’indiscipline et de révolte qui ont poussé leurs racines au plus profond de lui-même.

« Vous supposez que vos enfants vous adorent. C’est une illusion. Ils ne vous savent aucun gré de votre extrême bonté. J’ajoute qu’elle leur inspire un peu de mépris. Dès qu’un marmot sait se tenir sur ses pattes, et qu’il assemble deux idées, il a d’abord celle de la justice. Et cette notion est étrangement nette et précise. Il discerne, avec une sûreté qui ne le trompe jamais, la claque donnée par énervement de la fessée méritée. Celle-ci lui inspire un salutaire respect, celle-là l’indigne et éveille en son esprit une rancune qui jamais ne disparaîtra.

« Et soyez assurée qu’il est, malgré son jeune âge, un habile psychologue ; il remarque, sans avoir l’air d’y prendre garde, à qui il a affaire. Il flaire la faiblesse, et en abuse, mais il file doux, dès qu’il sent peser sur lui l’action d’une volonté. Croyez-m’en, mon amie, résignez-vous à être plus ferme, et vous épargnerez de douloureux déboires aux êtres qui vous sont chers. Une leçon doit, tôt ou tard, leur être infligée. Mieux vaut qu’ils la reçoivent de vous ; elle leur sera moins rude... »

L'enfant capricieux
L’enfant capricieux. © Crédit illustration : Araghorn

La discussion, que j’abrège, enchaîne Brisson, se continua de la sorte pendant une heure. Une vieille grand-maman qui se trouvait là l’écoutait en souriant. Elle ne put se tenir, à la fin, d’y prendre part.

« Je me suis demandé, dit-elle, comment il se faisait qu’il circulât de par le monde tant d’enfants mal éduqués, dans un moment où, justement, on étudiait de tous côtés, et d’une façon si savante, les questions d’éducation. Et j’ai découvert cette vérité très simple, c’est que les mères n’aimaient pas assez leurs enfants. »

Comme Mmmes X... et Z... protestaient contre cette assertion calomnieuse, la douairière continua :

« Elles ne les aiment pas, parce qu’elles les aiment trop. Chez vous, Mme Z..., cet excès d’amour se traduit par un excès de rigueur, et chez vous, Mme X..., par un excès d’indulgence. Vous ignorez l’art suprême et délicat qui consiste à mélanger ensemble, à proportions égales, la sévérité et la tendresse. Ces deux qualités se complètent, et, cependant, elles marchent rarement de compagnie. Il semble qu’un malin génie prenne plaisir à les séparer, comme ce dieu des contes de fées, qui donnait à la femme, soit la beauté sans intelligence, soit l’intelligence sans beauté. La femme accomplie doit être, à la fois, intelligente et belle, de même que la parfaite éducatrice doit être tendre et sévère... Façonnez-vous, mesdames, sur ce modèle. »

Il me parut, conclut notre chroniqueur, que la douairière avait parlé avec beaucoup de sagesse.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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