LA FRANCE PITTORESQUE
Louis XVI insuffle vie aux premières
statues d’hommes de lettres
(D’après « Musée universel », paru en 1873)
Publié le lundi 10 septembre 2018, par Redaction
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C’est seulement en 1775, et à l’initiative du roi Louis XVI qu’il fut décidé d’ériger des statues rendant hommage aux hommes de lettres pour en décorer monuments et places publiques, après l’échec de deux projets en ce sens, l’un au milieu du XVIIe siècle par un admirateur passionné de belles-lettres, l’autre en 1773 par la Comédie-Française ayant à cœur d’honorer la mémoire de Molière
 

On peut juger du degré de civilisation des peuples d’après les honneurs qu’ils rendent au génie. Les hommes primitifs ne reconnaissent en effet d’autre supériorité que celle des dieux ou des soldats. Ils accordent le titre de demi-dieux aux destructeurs de villes ; ils élèvent des statues aux héros et aux grands capitaines. Ce n’est que plus tard, quand les mœurs s’adoucissent, que l’esprit l’emporte sur la matière, et que les grands écrivains, les orateurs et les poètes, partagent les honneurs réservés jusque-là aux rois et aux guerriers.

Statue de Descartes par Augustin Pajou (Institut de France, Paris)

Statue de Descartes par Augustin Pajou (Institut de France, Paris)

La France n’a pas été la première nation qui, dans les temps modernes, ait élevé des statues à ses grands hommes. La Hollande nous a devancés de plus d’un siècle et demi. Dès 1622, la ville de Rotterdam faisait faire par Henri de Keiser une statue d’Érasme, que l’on voit encore sur la place du Grand-Marché (Groote markt).

Dans notre pays, les honneurs de la statue étaient réservés aux rois. Eux seuls pouvaient se faire représenter en bronze ou en marbre sur les places publiques. Cependant, il se trouva pendant le XVIIe siècle un esprit assez avancé pour proposer d’élever une statue à une de nos premières gloires littéraires. L’auteur de ce projet, admirateur passionné des belles-lettres, est Moisant de Brieux, qui fonda à Caen, en 1652, une Académie, bientôt baptisée par les écrivains de l’époque, du titre de sœur cadette de l’Académie française. Cette compagnie comptait dans son sein des hommes renommés pour leur talent et leur érudition : Ménage, Bochart, Segrais, l’évêque d’Avranches, Huet, Halley, Graindorge, du Perron, de Grentemesnil.

C’est devant ce petit cénacle que Moisant de Brieux, dans un élan d’admiration et de patriotisme, proposa « fort sérieusement à ses amis de faire, aux dépens de la société, ériger à leur illustre concitoyen Malherbe une statue de bronze que l’on mettrait au milieu de la place Saint-Pierre, devant le lieu de réunion. Ce projet, s’écria Moisant, est également beau et raisonnable et digne de Caen, qui est le séjour ordinaire des Grâces et des Muses. » La proposition n’eut pas de suite. On craignit sans doute de mécontenter le roi Louis XIV, très amateur de louanges et très jaloux de conserver à la couronne toutes ses prérogatives royales.

Le dix-huitième siècle vint, et avec lui se fit le mouvement philosophique qui démolit peu à peu les préjugés. On put enfin reprendre l’idée du poète de Caen. C’est à la Comédie-Française que revint l’honneur de la seconde tentative. Nous lisons sur le registre des délibérations de MM. les comédiens du roi, à la date du 15 février 1778 :

« Ce jour, le sieur Lekain, l’un de nos camarades, a demandé qu’il lui fût permis d’exposer à l’assemblée ce qu’il avait imaginé pour honorer la mémoire de Molière et consacrer son centenaire par un monument qui pût convaincre la postérité de la vénération profonde que nous devons avoir pour le fondateur de la vraie comédie, et qui n’en est pas moins recommandable à nos yeux comme le père et l’ami des comédiens.

« Après quoi il nous a représenté qu’il estimait convenable et honorable d’annoncer ce même jour au public et de motiver, dans les journaux, que le bénéfice entier de la première représentation de l’Assemblée qui doit être jouée mercredi prochain 17 courant, pour célébrer le centenaire de Molière, sera consacré à faire élever une statue à la mémoire de ce grand homme. »

Statue de Lhospital par Etienne Gois (Château de Versailles)

Statue de l’Hospital par Etienne Gois (Château de Versailles)

Le projet fut approuvé par l’Académie française ; mais le bénéfice ne produisit malheureusement que 30 600 livres ou environ, malgré les sacrifices faits par les comédiens. On ne put avoir qu’un buste que l’on voit encore dans le foyer public du théâtre.

Ainsi tous les efforts tentés par de simples particuliers restaient sans succès. Il fallait qu’un roi renonçât personnellement à son privilège royal pour faire triompher cette idée généreuse. Ce roi, ce fut Louis XVI. Il décida en 1775 qu’il commanderait tous les deux ans quatre statues des grands hommes qui font la gloire de la France, et que ces statues seraient destinées à la décoration des monuments et des places publiques.

Cette décision causa dans tout le monde littéraire et artistique une vive émotion. Le roi reçut, au sujet de cette innovation, de nombreux éloges, et, faut-il l’avouer, quelques critiques. La Harpe et Voltaire parlent dans leur correspondance de l’impression produite par cette mesure excellente. Avec tous les littérateurs, ils se demandent à quel personnage on accordera cet honneur pour la première fois.

On sut bientôt que le roi avait commandé une statue de Descartes au sculpteur Pajou, et une de Fénelon à Lecomte. En outre des statues de ces deux écrivains, Mouchy et Gois furent en même temps chargés de tailler dans le marbre les effigies de Sully et de l’Hospital. Ces statues de marbre, plus grandes que nature, furent terminées en 1777 et exposées au Salon. Une nouvelle commande fut donnée. Houdon dut faire Voltaire ; Pajou, Bossuet, et Jullien, La Fontaine.

Nous passerons sous silence la Révolution et le premier Empire, pendant lesquels il ne fut guère question de talent littéraire. On essaya de nouveau, sous la Restauration, de faire élever un monument à Molière ; mais le ministre qui tenait le portefeuille de l’intérieur en 1829, répondit que les places publiques de Paris devaient être exclusivement consacrées aux monuments érigés en l’honneur des souverains.

Ce ne fut que le 15 janvier 1844 que la statue de Molière fut élevée rue Richelieu, grâce aux efforts de Régnier ; Corneille avait déjà sa statue à Rouen depuis 1834 ; Montaigne et Montesquieu étaient à Bordeaux ; chaque ville tient à honneur maintenant de perpétuer par un monument le souvenir des grands hommes qu’elle a vus naître.

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