LA FRANCE PITTORESQUE
Funeste destin de Thilda,
merveille du duché de Bourgogne
(D’après « La Tradition », paru en 1888)
Publié le jeudi 22 octobre 2015, par Redaction
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Quand on suit la route pittoresque qui va, en Saône-et-Loire, de Clermain à Matour, on aperçoit à mi-chemin environ, sur les collines de droite, un petit bois de sapins. Là existait, au milieu du XIXe siècle, au milieu de pans de murs et d’escaliers en ruine, une haute croix de pierre à moitié détruite, et dont le socle seul marque aujourd’hui la place. Ces ruines et cette croix ont une terrible histoire...
 

Jadis, il y a bien longtemps, bien longtemps, à la place des sapins aux troncs droits et réguliers comme des fûts de colonnes, s’élevait un vaste château aux tours massives et aux poivrières aiguës, dont la masse imposante dominait la vallée. Or, à l’époque où se passe cette histoire, le vieux baron de Maslefort, propriétaire de ce manoir, avait chaque jour à sa table, nombre de seigneurs et de preux chevaliers, qui venaient là de tous les pays du monde.

Certes, l’hospitalité du baron était grandiose, et les chasses qu’il donnait étaient émouvantes et magnifiques, mais tout cela ne suffirait pas pour vous expliquer une telle affluence de visiteurs, si l’on ne disait que le château de Maslefort renfermait alors la belle Thilda, fille du baron, la merveille du duché de Bourgogne.

Thilda était brune comme la nuit, et ses grands yeux profonds et changeants, ses lèvres d’un dessin exquis et pur, ses cheveux dont les boucles soyeuses descendaient librement sur ses épaules, tranchant sur la pâleur d’ivoire des joues, en faisaient une créature étrangement belle et désirable. Cependant, pas un des hôtes de son père ne pouvait se flatter d’avoir obtenu d’elle le moindre mot d’espoir ; elle accueillait les madrigaux les plus galamment tournés et les déclarations les plus brûlantes avec un sourire également moqueur.

Forêt des Trois-Monts aux environs de Clermain

Forêt des Trois-Monts aux environs de Clermain

Mais le soir, quand tout dormait au château, une voix douce et fière montait de la vallée, chantant une romance de ce temps-là :

Dame dont le sourire
Captive pauvre cœur,
Qui souffre et n’ose dire
L’excès de sa douleur ;
Ah ! laisse-toi fléchir,
Ou me faudra mourir !

La brune Thilda sortait alors du château par une issue secrète, et bientôt se trouvait dans les bras du chanteur, qui n’était autre que Francel, le blond ménestrel dont les tensons, les lais et les romances se chantaient dans toute la Bourgogne. Ils s’aimaient d’un fol amour, et Thilda avait juré à Francel de n’appartenir jamais à un autre homme.

Or, des circonstances impérieuses forcèrent un jour Francel à quitter sa maîtresse pour aller guerroyer au loin. Deux ans se passèrent sans que Thilda, dont la pâleur avait augmenté encore et dont un cercle de bistre estompait maintenant les yeux, reçût de son bien-aimé la moindre nouvelle. Cependant son père qui se sentait mourir, la pressait davantage de prendre un mari. Et devant les refus obstinés de la pâle enfant, le vieux seigneur se faisait un chagrin mortel.

Trois ans s’étaient écoulés sans nouvelles. Le baron venait de déclarer à sa fille que si elle n’acceptait pas son cousin Hugues pour mari, elle ferait le désespoir de ses derniers jours, et qu’il mourrait en la maudissant. La pauvre Thilda désespérant de jamais revoir son ami, finit par consentir... Et le sire Hugues de Combernon, grand chasseur et formidable buveur dont la barbe rouge effrayait les petits enfants, devint l’heureux époux de la merveille du duché de Bourgogne.

Trois années encore s’écoulèrent. Une nuit, sire Hugues, rentré de la chasse, dormait d’un profond sommeil aux côtés de sa jeune épouse, qui, le regard perdu dans la nuit, songeait. Soudain, une voix vibrante se fit entendre dans la vallée.

Dame dont le sourire
Captive pauvre cœur,
Qui souffre et n’ose dire
L’excès de sa douleur...

C’était Francel, Francel qui revenait chevalier et capitaine demander la main de celle qu’il n’avait jamais oubliée. Au son de cette voix la pauvre Thilda se mit à trembler si fort qu’elle réveilla son mari. Francel continua sa chanson :

Ah ! laisse-toi fléchir,
Ou me faudra mourir !

« Quel est l’étrange fol qui vient ainsi troubler notre repos ? » s’écria sire Hugues se réveillant tout à fait.

Ah ! laisse-toi fléchir,
Ou me faudra mourir !

répétait le blond ménestrel.

« Oh ! oh ! qu’est ceci, gronda Hugues. Par ma foi, madame, je veux voir de près quel est l’audacieux qui vient à cette heure de nuit vous dire des chansons d’amour ? » Et s’habillant à la hâte il ceignit son épée et sortit par une poterne basse... Quelques minutes après, Thilda, de plus en plus tremblante, entendit de terribles blasphèmes, puis deux grands cris qui réveillèrent toute la montagne.

Affolée, la pauvre enfant s’élança à demi-nue par le chemin que son mari venait de suivre, en appelant d’une voix déchirante : « Francel, Francel ! » Mais les orfraies seules répondaient à ses appels par des hululements plaintifs. À cet instant, la lune émergea, sanglante, au-dessus des nuages, et Thilda vit à ses pieds les cadavres de son époux et de son fiancé, enlacés dans une dernière et mortelle étreinte.

La blonde tête de Francel était éclairée en plein par la lune. Ses lèvres crispées, frangées d’une écume de sang, s’entrouvraient comme pour maudire ; et son regard fixe semblait reprocher sa trahison à la fiancée parjure. « Pardon ! pardon ! » gémit Thilda. Et s’agenouillant, elle prit dans ses bras la tête pâle du mort, qu’elle couvrit de baisers passionnés. Mais les lèvres de Francel conservaient leur malédiction muette, et ses yeux leur reproche effrayant.

Alors, Thilda toute blanche, se releva, et tirant le poignard de son amant, se le plongea par deux fois dans la poitrine. Le lendemain, on releva les trois cadavres. On ne put jamais retirer Francel des bras de Thilda, qui l’étreignait dans un embrassement suprême. On fit élever, à cet endroit, une haute croix de pierre. C’est celle dont on voit encore aujourd’hui les ruines. Et dans toutes les fermes de la montagne, on vous racontera que par les nuits d’automne, on entend une voix plaintive sortir du bois de sapins.

Cette voix gémit : Francel ! Francel ! « C’est Thilda qui vient chercher le pardon de son fiancé ! » murmurent en se signant, les vieux pâtres.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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