LA FRANCE PITTORESQUE
Petits métiers pittoresques de jadis :
fabricant d’asticots, loueur de viandes...
(D’après « Paris anecdote », paru en 1882)
Publié le mercredi 7 février 2018, par Redaction
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À la fin du XIXe siècle, Privat d’Anglemont écrit la monographie de quelques métiers bizarres, mais réellement existants, dont la plupart des Parisiens ne soupçonnent alors sûrement pas l’existence. Du fabricant d’asticots à l’employé aux yeux de bouillon, en passant par le loueur de viandes ou le marchand de contremarques judiciaires, c’est un voyage pittoresque auquel il nous convie.
 

Ne vous est-il point arrivé, en vous promenant dans Paris, un jour de fête, par exemple, de vous demander comment toute cette population peut faire pour vivre ? demande Privat d’Anglemont à ses lecteurs. Puis, vous livrant mentalement aux douceurs de la statistique, cette science si chère aux flâneurs et aux savants si vous avez calculé combien la grande cité contient de maçons, de rentiers, de charcutiers, d’avocats, de charpentiers, de médecins, de bijoutiers, de forts de la halle, de banquiers, en un mot d’hommes exerçant au grand jour, par devant la société et la loi, des professions avouées et inscrites dans le dictionnaire de l’Académie, n’avez-vous pas toujours trouvé des masses énormes de gens auxquels vous ne pouviez assigner aucun état, aucun emploi, aucune industrie ?

Eh bien ! tous ces gens-là composent la grande famille des existences problématiques, que l’on évalue à soixante-dix mille ; c’est-à-dire que chaque matin il y a à Paris soixante-dix mille personnes de tout âge qui ne savent ni comment elles mangeront, ni où elles se coucheront. Et cependant tout ce monde-là finit par manger ou à peu près. Comment font-elles ? C’est leur secret, secret souvent terrible, que divulguent les tribunaux. Privat d’Anglemont nous entraîne dans un curieux périple au cœur de la frange pauvre, laborieuse, intelligente, qui à su se créer une industrie honnête répondant aux divers besoins du public. Nous n’en retiendrons ici quelques-uns.

Le fabricant d’asticots

— Que fait M. Salin ? demandai-je.
— Oh il n’est pas au bureau de l’Assistance publique (être au bureau est une honte pour un homme, dans les quartiers de travailleurs). C’est un homme qui gagne joliment sa vie : il est fabricant d’asticots.

Cette industrie nous parut exorbitante, écrit Privat d’Anglemont. Le fabricant d’asticots dépassait de cent coudées notre imagination. Nous craignions de n’avoir pas bien entendu, mais certainement nous ne comprenions pas. Il nous fallut une explication.

— Fabricant d’asticots, dis-je avec surprise.
— Mais oui. Vous savez bien, ces petits vers qui servent à pêcher.
— Je sais. Mais, comment les fabrique-t-il ?
— Ah ! voilà. Ce n’est peut-être pas très propre, cet état-là, mais on y gagne sa vie. Il y a à Paris plus de deux mille pêcheurs a la ligne, beaucoup de gamins et pas mal de bourgeois établis ou retirés des affaires. Le père Salin a fait connaissance avec ceux-ci sur le bord de l’eau. Il leur fait des asticots pour amorcer toute l’année. Pour cela il a loué tout le haut de la maison, un ancien pigeonnier. II y met macérer des charognes de chiens et de chats que lui fournissent les chiffonniers. Quand c’est en putréfaction, les vers s’y mettent ; le père Salin les recueille dans des boîtes de fer-blanc qu’on nomme calottées, et il les vend jusqu’à quarante sous la calottée.

Vous voyez que ce n’est pas bien malin à fabriquer. Mais dame ! il faut un fier odorat pour faire ce métier-là ! Tout le monde ne le pourrait pas. Aussi ses journées sont-elles très bonnes au commencement de la saison Il ne gagne jamais moins de dix à quinze francs par jour, et tout le reste de l’année sept à huit. Mais il n’a pas d’ordre, ça aime trop à lever le coude.

— Cependant, lorsque les eaux sont hautes on ne pêche guère ; il doit souvent chômer pendant l’hiver ?
— Au contraire, c’est son meilleur temps, parce qu’alors il élève des vers pour les rossignols, ce qui est un excellent métier dont il a presque le monopole.

C’est propre, c’est facile, cela rapporte beaucoup. Il suffit de prendre de la recoupe (petit son), qu’on mêle avec de la farine et de vieux morceaux de bouchons, on les laisse couver dans de vieux bas de laine, et les asticots rouges naissent tout seuls. Cela se vend dix sous le cent. Généralement, les amateurs de rossignols sont de vieilles femmes riches et des bourgeois qui ont des métiers tranquilles : les bouquinistes, les relieurs, les tailleurs à façon. Tous ces gens-là paient bien et comptant : il suffit donc d’avoir une dizaine de pratiques possédant chacune trois ou quatre oiseaux pour vivre bien à son aise et payer une femme de ménage. S’il n’aimait pas tant la boisson, le père Salin pourrait être propriétaire tout comme un autre, mais il mourra à l’hôpital, il est trop artiste.

Employé aux yeux de bouillon
Je vais vous dire maintenant ce qu’on fait des os, écrit Privat d’Anglemont : avant d’arriver chez le marchand de noir animal, le tabletier ou le fabricant de boutons, ils sont cuits deux ou trois fois. D’abord le boucher les vend quatre sous la livre, sous le nom de réjouissance, aux bourgeois et aux grands restaurants, pour faire des consommés ; ceux-ci les cèdent au rabais aux traiteurs de quatrième ordre, qui en font des potages gras pour les abonnés ; enfin ces derniers les repassent aux gargotiers, qui en composent une espèce d’eau chaude, qu’ils colorent à grand renfort de carottes, d’oignons brûlés, de caramel et de toutes sortes d’ingrédients.

Or, comme ces ingrédients ne peuvent donner ce que recherchent les amateurs, c’est-à-dire des yeux au bouillon, un spéculateur habile a inventé l’employé aux yeux de bouillon. Voici à peu près comme cela se pratique : un homme prend une cuillerée d’huile de poisson dans sa bouche, au moment où doivent arriver les pratiques, à l’heure de l’ordinaire, et, serrant les lèvres en soufflant avec force, il lance une espèce de brouillard qui, en tombant dans la marmite, forme les yeux qui charment tant les consommateurs. Un habile employé aux yeux de bouillon est un homme très recherché dans les établissements de ce genre.

— Mais cela doit avoir un goût détestable ?
— Eh ! mon Dieu ! le goût ne se développe que par la pratique. Comment voulez-vous que des gens habitués aux arlequins de la mère Maillard deviennent des gourmets ? L’eau-de-vie, d’ailleurs, leur a brûlé le palais.

Le loueur de viandes
Heureusement, ajoutai-je, les viandes que nous voyons pendues aux vitres de toutes ces gargotes me semblent belles et bonnes.

— Ces viandes ne sont là que pour le coup d’œil.
— Comment pour le coup d’œil ?
— Oui ; ces quartiers de bœuf, de mouton et de veau pendus aux vitres des marchands de soupe, ne leur appartiennent pas : ce sont des viandes louées.
— Des viandes louées ! De qui, et pourquoi ?
— Pour servir de montre, pour achalander la boutique. Ces gens-là vendent le plat de viande six sols au plus, trois sols au moins ; ils ne peuvent donc employer que de basses viandes. Et que voyez-vous chez eux ? de magnifiques filets, de superbes gigots, de succulentes entrecôtes. S’ils donnaient cela à leurs pratiques, ils se ruineraient. Ils s’entendent donc avec des bouchers qui, moyennant redevance, consentent à leur louer quelquefois même, des animaux entiers. Le loueur les reprend quand il en a besoin.
— C’est encore une industrie qui m’était inconnue. Je ne soupçonnais pas le loueur de viandes.

Marchand de contremarques judiciaires
M. Auguste est un ancien clerc de province. Il est venu à Paris sans sou ni maille ; il a été marchand de contremarques à la porte des théâtres du boulevard, où il a connu beaucoup de flâneurs et de petits rentiers, gens désœuvrés qui ne savent jamais comment franchir l’abîme immense qui sépare le déjeuner du dîner, la lecture du journal de l’ouverture des théâtres. Un jour qu’il se promenait dans le palais, il vit beaucoup de ces bons citadins qui stationnaient à la queue du public des tribunaux et qui faisaient mille gentillesses aux gardes municipaux pour les attendrir et tâcher de pénétrer dans le sanctuaire de la justice.

M. Auguste, qui est un homme à expédient, vit là une source de fortune. Il avait une idée. Dès ce moment il passa ses journées à courir dans les corridors du palais, accostant toutes les personnes qu’il voyait sortir des cabinets de messieurs les magistrats instructeurs. Il se proposait pour conduire les témoins à la caisse afin d’y toucher les deux francs que la justice alloue à tous ceux qui viennent la renseigner.

Lorsque le témoin avait reçu son argent, et qu’après avoir offert soit un canon de vin, soit une demi-tasse à M. Auguste, il voulait le quitter pour vaquer à ses affaires, celui-ci l’apitoyait en lui contant quelque histoire bien larmoyante, bien pathétique ; il savait encore se faire donner quelques sous pour sa peine. D’autrefois le témoin dédaignait la rétribution ; alors M. Auguste changeait sa batterie ; il inventait un autre conte, il implorait sa pitié ; il lui demandait son assignation en lui disant qu’il était père d’une nombreuse famille. On lui abandonnait facilement ce morceau de papier inutile. C’est en collectionnant toutes ces citations et assignations que M. Auguste a fondé le magasin qui le fait vivre.

Aujourd’hui M. Auguste vit comme un chanoine ; il est devenu une autorité dans le bas peuple du palais ; il gagne beaucoup d’argent. Il loue des citations en témoignage aux curieux pour les faire entrer aux Cours d’assises et aux Chambres correctionnelles, les jours de procès curieux.

Les gardes municipaux qui sont de planton aux portes des tribunaux ont pour consigne de ne laisser passer que les personnes assignées. Ils ne lisent jamais les assignations ; il suffit donc qu’on se présente hardiment avec un papier timbré pour qu’ils vous laissent passer, car du moment qu’on a le papier, la consigne est sauve. M. Auguste avait observé cela ; aussi a-t-il su en profiter.

Il sait par cœur la liste des affaires à juger ; il connaît les jours où les premiers sujets du barreau et de la magistrature debout doivent prendre la parole et ces jours-là, dès sept heures du matin, il est à son poste avec sa liasse de citations et d’assignations périmées. Il les loue ordinairement un franc pour la séance. On le connaît ; il a ses habitués ; on ne paie qu’après qu’on est placé ; mais on est obligé de laisser en nantissement 5 francs, qu’il ne remet qu’après la restitution de son papier.

— Et vous gagnez beaucoup d’argent à ce métier-là ? lui demandai-je.
— C’est selon les procès ; celui de Laroncière m’a rapporté jusqu’à 100 francs par jour ; j’étais obligé d’envoyer un de mes clercs dans la salle, pour redemander mes assignations. J’ai loué la même citation jusqu’à dix fois en une séance. Soufflard n’a pas mal donné ; la bande de Poil-de-Vache était bonne, mais ne valait pas les Habits noirs.
— Et les affaires politiques ?
— Cela dépend des personnages. Les complots m’ont laissé d’ailleurs d’excellents souvenirs ; les procès de presse furent d’un assez joli rapport. Les cris séditieux valaient moins. Quant aux crimes, aux infanticides, aux faux, aux vols de confiance, c’est chanceux.
— D’après ce que je vois, en lisant les détails d’un assassinat vous savez combien il vous rapportera.
— Il y a crime et crime ; c’est la position de l’accusé qui fait tout. S’il est jeune et féroce, il devient intéressant, c’est très bon. Si c’est un homme qui a simplement tué sa femme ou un passant dans la rue, ça ne vaut absolument rien. Les maris jaloux et farouches amènent des dames.

Mais parlez-moi de ces gaillards qui coupent leur maîtresse en morceaux ! qui l’attendent le soir dans une allée, la poignardent et tirent un coup de pistolet à leur rival à la bonne heure ! c’est du nanan ! Ils ont un public à eux, on les lorgne, on leur envoie des albums pour y écrire deux mots ; ils posent devant un parterre de femmes ; s’ils sont tant soit peu jolis garçons et que l’affaire prenne plusieurs audiences, la seconde journée double ma recette. Si le jugement se prononce la nuit, je suis obligé de donner des contremarques.

La nuit est très propice aux drames judiciaires, le beau sexe s’y crée des fantômes. C’est si intéressant, un scélérat passionné qui égorge proprement la femme qu’il aime ! il y a de quoi en rêver quinze jours. On envie le sort de la victime, on voudrait être aimé ainsi une fois, rien que pour en essayer. Ah ! Lacenaire ! nous ne trouverons malheureusement pas de sitôt son pareil. Il faisait des vers, Monsieur ! s’écria M. Auguste, d’un air moitié d’admiration et moitié de regret. Il était galant, intéressant, il s’exprimait bien. Encore deux affaires comme la sienne, et je me retirais dans mes terres.

Ah ! si le huis-clos n’existait pas pour certains attentats ! quelle source de fortune ! je serais millionnaire. Tout le monde en veut : C’est le fruit défendu.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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