LA FRANCE PITTORESQUE
Légende de saint Avre
(D’après « Revue d’histoire de l’Église de France », paru en 1932)
Publié le mardi 25 juin 2013, par Redaction
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Fêté le 4 décembre et parfois confondu avec saint Evre ou Epvre, évêque de Toul dont la fête a lieu le 15 septembre, saint Avre, honoré dans les diocèses de Grenoble et de Maurienne, l’était aussi dans l’ancien diocèse de Genève. Sa vie, comme celle de beaucoup d’autres saints, présente un certain nombre de points obscurs que les documents liturgiques nous donnent à éclairer
 

La légende de saint Avre se lit, à la date du 4 décembre, dans le Breviarium ad usum Gebennensem, publié en 1487 à Genève, et dans le Breviarium secundum usum ecclesiae Gebennensis, publié à Lyon en 1525. D’après ces textes, saint Avre était originaire de Sens. Une fois prêtre, il exerça son ministère dans la paroisse de La Terrasse, au pays d’Agariac, dans la vallée du Grésivaudan. Ces renseignements, écrits en prose, sont assez maigres, et ne font, dans le Bréviaire, qu’encadrer une hymne qui nous apprend moins encore :

Sanctus Aper, jejunando,
In vigiliis orando,
Laboribus insudando,
Gratiam obtinuit.
Sacerdos et pontifex,
Bonus pastor in populo,
Miraculorum artifex,
Migravit ab hoc saeculo.

Deux bréviaires du diocèse de Grenoble, portant respectivement les dates de 1450 et 1552, racontent que le prêtre Aper, originaire de Sens, quitta cette ville parce que, d’après l’Evangile, on ne peut être disciple de Jésus-Christ qu’à la condition de tout abandonner, et que personne n’est prophète écouté dans son propre pays ; qu’il se rendit auprès de Leporius, évêque de Maurienne, homme remarquable par sa sainteté ; que Leporius lui donna, dans sa villa de Milicianum, un emplacement suffisant pour construire une cellule et un refuge pour les pauvres et les pèlerins ; qu’il y consacra une église sous le vocable de saint Nazaire ; que le prêtre Aper y mena longtemps une vie mortifiée et charitable, ce qui ne l’empêcha pas d’être en- butte à de graves calomnies.


L’église de Saint-Avre (Savoie)

Dans le diocèse de Maurienne, où une paroisse porte, au moins depuis le XIe siècle, le nom de saint Avre, ce saint n’est l’objet d’un culte liturgique que depuis 1760. Nous n’avons pas le bréviaire de cette époque. Celui du début du XXe siècle s’inspire évidemment de celui de Grenoble, avec cette différence que, par amour-propre local, il place en Maurienne la paroisse de Saint-Nazaire, théâtre de la charité et de la piété de notre saint.

Une ancienne légende de saint Avre
II existe, concernant la vie de saint Avre, au fonds latin de la Bibliothèque nationale, un manuscrit portant le numéro 5315. Il a été publié par Ulysse Chevalier dans le Bulletin d’histoire ecclésiastique des diocèses de Valence, Gap, Grenoble et Viviers. Ce manuscrit, que l’éditeur attribue au XIe ou XIIe siècle, ne serait lui-même qu’une copie négligée d’un original qui pourrait remonter à un bon siècle plus haut. Le ton oratoire de cette légende montre qu’elle n’est pas autre chose qu’un sermon prononcé le jour de la fête du saint : « Pro Deo, dilectissimi, qui ad festum preclari viri convenitis... »

A la lumière de cet antique manuscrit, fonds commun des légendes des bréviaires que nous avons cités, nous allons étudier quelques points importants de la vie de saint Avre.

Son nom
Nous lisons dans le supplément du bréviaire de Maurienne en date de la première moitié du XXe siècle, au 25 septembre (dans les anciens « ordo » de Maurienne, la fête de saint Avre était fixée au 4 décembre, comme à Genève et à Grenoble. Nous ignorons pourquoi on l’a transférée au 25 septembre) : in festo sancti Aspri. La première leçon du deuxième nocturne débute par ces mots : Asper, qui et Aper. Le Bréviaire préfère visiblement la première forme, puisqu’elle est employée exclusivement dans le texte des leçons et dans l’oraison : interveniente beato Aspro.

Le véritable nom de notre saint est « Aper », qui signifie sanglier, cognomen très fréquent chez les Romains, porté entre autres par l’un des interlocuteurs du « Dialogue des orateurs » de Tacite. Saint Avre avait un fils adoptif auquel il avait donné son propre nom au diminutif, Aprunculus. Le Bréviaire mauriennais est d’ailleurs seul à employer le nom d’Asper. Cette innovation est contraire à la tradition Mauriennaise elle-même, car tous les documents anciens, en parlant de la paroisse de saint Avre en Maurienne, disent ecclesia ou parrochia Sancti Apri.

Le pays d’origine
D’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale, Aper est originaire ex Sennico, dans le royaume des Francs ; ex Synica urbe d’après le Bréviaire genevois ; ex Senonica urbe, selon les Bréviaires grenoblois de 1450 à 1552. Ces variantes désignent évidemment la cité de Sens — Sens est appelé « Sennis » dans une lettre du pape Zacharie, en 744 —, comme le reconnaît le bréviaire de Maurienne : apud Senonas, dit-il.

Où s’établit saint Avre ?
Nous avons vu que Aper, se rendant auprès de Leporius, a rejoint le saint évêque de Maurienne dans sa villa de Milicianum ; que celui-ci lui accorda, sur son domaine (de suo territorio) un emplacement pour une cellule et un hospice, et y bâtit une église sous le vocable de saint Nazaire. Où était située la villa de Milicianum ? Cette question domine toute la vie de saint Avre.

Puisque l’évêque Leporius, sur son domaine de Milicianum, éleva une église qu’il plaça sous le patronage de saint Nazaire, n’est-il pas permis de penser que le nom de l’église a supplanté celui de la villa et que, par la suite, la paroisse actuelle de Saint-Nazaire, au nord-est de Grenoble, a succédé à la villa Miliciana ?

Ce qu’il y a de certain, c’est que cette villa était située le long de l’Isère, dans le pagus de Grenoble. Le manuscrit de la Bibliothèque nationale que nous citions tout à l’heure rapporte en effet que l’évêque de ce diocèse, allant avec son clergé au-devant de saint Avre, s’était embarqué sur l’Isère, et que le jeune Aproncule, tandis qu’il revenait avec son maître à la villa Miliciana, était tombé dans la rivière.

Si Milicianum n’avait pas été situé dans le diocèse de Grenoble, on ne comprendrait pas que Hesychius, évêque de ce siège, ait cité à son tribunal un prêtre qui n’aurait pas été soumis à sa juridiction. Et saint Avre, qui lui fait entendre de dures vérités, n’aurait pas manqué de souligner cette incompétence.

Que Leporius, évêque de Maurienne, ait possédé une villa dans le Grésivaudan, il n’y a rien que de très vraisemblable. On sait en effet qu’en 739, le patrice Abbon avait légué à l’évêque de Maurienne un certain nombre de propriétés sises dans les diocèses de Grenoble et de Vienne, entre autres une « villa » appelée Malencianum, qui est peut-être la même que Milicianum, car le Bréviaire grenoblois de 1450 donne pour ce dernier la variante Milincianum.

Saint Avre a-t-il été curé de La Terrasse ?
Une autre paroisse du diocèse de Grenoble revendique l’honneur d’avoir eu saint Avre pour pasteur : c’est celle de La Terrasse, dans le Grésivaudan. Le nom de Terrasse que porte cette paroisse n’est pas très ancien ; il ne semble pas remonter au delà du XIVe siècle. Dans le dénombrement des paroisses du diocèse de Grenoble au XIIe siècle, cette paroisse figure sous la dénomination de ecclesia Sancti Apri ; elle est mentionnée entre l’église de Saint-Bernard et celle du Touvet, ce qui est bien sa place géographique. Elle aura échangé ce premier nom contre celui de Terrasse, sans doute pour éviter la confusion avec la paroisse Saint-Aupvre (Sanctus Aper), au canton de Voiron, dans le même diocèse.

Aussi les dernières éditions du bréviaire de Grenoble ne font-elles plus mention de cette partie de la légende. Mais elle est maintenue dans celui de Maurienne, où nous relevons l’appellation barbare et inusitée de Tetracia au lieu de Terracia, donnée à la paroisse que l’on prétend avoir été desservie par saint Avre.

Saint Avre est-il venu en Maurienne ?
D’après la légende du bréviaire de Maurienne, Aper serait venu auprès de Leporius, évêque de ce diocèse, après avoir donné sa démission de curé de La Terrasse à la suite des calomnies dont il avait dû se justifier devant l’évêque de Grenoble. Hoc onere solutus, Leporium episcopum adit.

Cette affirmation est en opposition avec le texte de la légende du manuscrit de la Bibliothèque nationale, d’après laquelle « Aper » se rendit tout d’abord (primitus) auprès de Leporius qui séjournait alors dans sa villa Miliciana. En outre, elle choque la vraisemblance. Est-il admissible que « Aper » parti de Sens tout exprès pour faire visite à l’évêque de Maurienne, ait accepté d’abord un poste dans le diocèse de Grenoble, l’ait occupé pendant un certain nombre d’années, et qu’il ait fallu une cabale montée contre son honneur sacerdotal pour lui rappeler le but primitif de son voyage ?

Il est plus probable que saint Avre, qui habitait la ville de Milicianum au diocèse de Grenoble, ait continué, à la suite de sa justification auprès de l’Ordinaire, la vie d’hospitalier qu’il menait dans ladite villa, devenue plus tard paroisse de Saint-Nazaire, où vraisemblablement il mourut, puisque, d’après le plus ancien monument de sa vie, son corps fut déposé dans une église de Grenoble, in presenti loco ubi corpus requiescit.

On objectera peut-être la tradition mauriennaise, laquelle place dans la paroisse de Saint-Avre, canton de La Chambre, la cellule du saint et l’église de Saint-Nazaire. Mais à quelle époque remonte cette tradition ? Nous avons déjà dit qu’en Maurienne on ne voit indiqué nulle part l’office de saint Avre avant qu’il n’apparaisse dans le supplément diocésain, en 1760. Ajoutons que les visites pastorales de 1607 et 1622 ne reconnaissent pas à cette église d’autre titulaire que saint Pierre apôtre. La conclusion semble donc s’imposer : saint Avre n’a jamais séjourné en Maurienne.

Néanmoins, l’office de saint Avre a des raisons d’être maintenu, sauf rectification de la légende, dans le propre diocésain, soit à cause des rapports d’amitié et d’édification mutuelle qui ont existé entre le saint hospitalier et le bienheureux Leporius, évêque de Maurienne, soit à cause du voisinage du lieu où le saint a exercé son apostolat.

A quelle époque vécut saint Avre ?
Nous n’avons aucune date concernant directement saint Avre. L’époque de sa vie ne peut être déterminée que par rapport aux deux évêques auxquels il eut affaire : Leporius de Maurienne et Hesychius de Grenoble. Sur Leporius lui-même nous ne connaissons qu’une date certaine : sa présence au concile de Chalon-sur-Saône en 650. Nous sommes encore moins bien renseignés sur Hesychius. Deux évêques de Grenoble ont porté ce nom. Il ne peut s’agir d’Hesychius I, mort aux environs de 601. Quant à Hesychius II, il ne nous est connu que par la légende de saint Avre et la mention de son nom dans une ancienne liste episcopal de Grenoble, que Mgr Duchesne juge digne de confiance. Il est le troisième successeur de Clarus, qui assista au concile de Chalon en 650, et dont la signature figure encore au bas d’un acte de l’année 654.

En supposant que les deux premiers successeurs de Clarus, c’est-à-dire Ferréol et Boson, aient occupé le siège de Grenoble chacun pendant une dizaine d’années environ, cela reporterait l’avènement d’Hesychius II à l’année 674, et sa mort en 684, si on lui attribue également un épiscopat de dix ans. Or, nous savons que saint Avre et Leporius survécurent à Hesychius II ; que le second présida aux funérailles de l’évêque de Grenoble. C’est donc, vraisemblablement, après 680 que doit se placer la mort de saint Avre, et non en 650, comme le veut Ulysse Chevalier.

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