LA FRANCE PITTORESQUE
17 juin 1762 : mort du dramaturge
Prosper Crébillon dit Crébillon père
(D’après « OEuvres de Crébillon avec les notes de tous les commentateurs »
(Tome 1), édition publiée par Louis Parrelle en 1828)
Publié le mercredi 16 juin 2021, par Redaction
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Le commencement du XVIIIe siècle vit paraître un auteur qui était d’ambition à tout changer, et possédant assez de talent pour produire des nouveautés durables : Crébillon, destiné à la robe, qui jamais ne sut s’il pourrait payer ce qu’il achetait, qui se mariait sans le consentement de son père et se faisait déshériter, qui gagnait de l’argent au système de Law et ne savait pas le garder, qui composait de mémoire et sans aucun plan des pièces qui se sentaient de ses lectures
 

Prosper Jolyot de Crébillon naquit à Dijon le 13 janvier 1674, et fit ses études chez les jésuites, qui furent de même les premiers instituteurs de plusieurs écrivains distingués : nous ne rappellerons ici que les trois plus illustres, Bossuet qu’ils voulurent acquérir et qui leur échappa, le grand Corneille qui les aima toujours, et Voltaire qui les aima longtemps.

Une anecdote que l’abbé d’Olivet a souvent racontée nous apprend que Crébillon annonça dès le collège les talents qui devaient lui faire un nom, et en même temps l’amour qu’il montra jusqu’à la fin de ses jours pour une vie indépendante et libre de toute espèce de contrainte. Les jésuites ses maîtres, qui s’occupaient avec zèle de l’éducation de la jeunesse confiée si longtemps à leurs soins, n’oubliaient pas dans cette éducation l’avantage de leur compagnie, toujours présent à leurs yeux.

Dans cette vue ils s’étudiaient à bien connaître leurs disciples, pour en tirer tout le parti possible relativement aux différents projets qu’ils pouvaient former sur eux. Ils avaient pour cet effet dans chaque collège un registre secret, sur lequel ils écrivaient le nom de chaque écolier, avec une note en latin sur ses talents, son esprit, et son caractère. Fontenelle, par exemple, qui avait aussi étudié chez eux dans la ville de Rouen, sa patrie, avait pour note : Adolescens omnibus numeris absolutus, et inter discipulos princeps (Jeune homme accompli à tous égards, et le modèle de ses condisciples). La note de Crébillon n’était pas tout à fait si honorable ; elle portait : Puer ingeniosus, sed insignis nebulo (Enfant plein d’esprit, mais insigne vaurien).

Cette remarque est d’importance, en ce sens que tout le cours de sa vie justifia l’épithète dont on le gratifia de si bonne heure. Cette évaluation, appliquée par un régent de collège à un écolier plein d’esprit et de vivacité, ne signifiait autre chose que l’impétuosité naturelle d’un enfant qui se livrait avec ardeur aux plaisirs innocents de son âge, qui affichait un dégoût pour les études considérées comme rebutantes, qui montrait dès lors un caractère ferme et décidé, incapable de s’assujettir à des règles minutieuses.

Prosper Jolyot de Crébillon. Gravure d'Augustin de Saint-Aubin (1770)

Prosper Jolyot de Crébillon. Gravure d’Augustin de Saint-Aubin (1770)

Sa famille, ancienne et illustrée dans la magistrature du côté paternel et maternel, désirait conserver cette illustration, qui était pour elle un héritage précieux et respecté. En conséquence de ces vues, son père, greffier en chef de la chambre des comptes de Dijon, le destina à la robe, sans consulter ni la volonté de ce fils, ni la nature, qui se plaît si souvent à contrarier les projets des pères, et qui malgré eux a fait les Boileau, les Molière, et tant d’autres. Crébillon fit donc son droit à Paris, fut reçu avocat, dévora tout l’ennui du fatras des lois, et passa ensuite dans l’étude d’un procureur pour y apprendre les éléments de la chicane, auxquels il prit encore moins de goût. Il s’y dévoua cependant, ou plutôt il s’y soumit, avec toute la docilité qui peut accompagner une répugnance excessive.

Il se dédommageait de cette fastidieuse occupation en allant souvent au spectacle. Le goût très vif qu’il prit pour cet amusement devint bientôt une passion violente, et cette passion alla si loin qu’il ne put un jour la contenir en présence de son procureur même, à qui jusqu’alors il avait caché soigneusement tout le plaisir défendu qu’il goûtait avec tant d’avidité. Le procureur, homme d’esprit, vit dans l’éloquence avec laquelle Crébillon parlait des chefs-d’œuvre de la scène le germe d’un talent fait pour briller un jour sur le théâtre ; il osa conseiller à son élève de renoncer à la chicane, au barreau, à la magistrature même, de suivre l’impulsion de son génie, et de savoir désobéir à ses parents pour illustrer un jour le nom qu’ils portaient.

À juger du caractère de Crébillon par le genre de son esprit, plein de vigueur et d’une sorte d’audace, on croirait que pour se livrer à son talent il n’aurait pas eu besoin d’en être averti, ou du moins qu’il n’avait besoin que de l’être ; mais les exhortations du procureur l’effrayèrent d’abord plus qu’elles ne l’encouragèrent. Plein d’admiration et de respect pour les écrivains immortels qui ont donné tant d’éclat à la scène française, et ne se croyant pas même destiné à les suivre de loin, il regardait cette ambition comme une espèce de sacrilège.

Ainsi cet homme, qui devait être un de nos premiers auteurs tragiques, modeste et timide comme l’est toujours le génie effrayé par les grands modèles, n’osait entrer dans le sentier de la gloire, où ils l’invitaient à les suivre, tandis qu’une foule de jeunes présomptueux s’y jettent avec une aveugle confiance, et disparaissent bientôt pour jamais. À la fin pourtant, le jeune Crébillon, réveillé tous les jours par des conseils dont la sincérité ne lui était pas suspecte, mais encore plus excité par une voix intérieure et puissante à laquelle il résistait en vain, hasarda une pièce qu’il lut aux comédiens.

Le sort de cet ouvrage lui fit croire d’abord que cette voix importune l’avait trompé ; la pièce eut le malheur d’être rejetée par l’aréopage qu’il avait pris pour juge. Il en conçut un chagrin qui rejaillit sur son procureur même ; il le regarda presque comme un ennemi qui lui avait conseillé de se déshonorer, jura de ne le plus croire et de ne plus faire de vers de sa vie.

Les amants et les poètes oublient bientôt leurs serments. Crébillon se calma peu à peu, revint où la nature le voulait, et fit la tragédie d’Idoménée, qui eut assez de succès pour le consoler de son premier malheur. L’action néanmoins en était faible, et le style négligé ; une rivalité d’amour entre le père et le fils, assez mal imaginée dans un pareil sujet, donna beaucoup de prise à la censure ; mais quelques beautés de détail firent excuser et le vice du plan, et les défauts de l’exécution. Le cinquième acte fut cependant assez mal reçu à la première représentation de la pièce.

Aussi fécond que docile, le poète en fit un meilleur, qui fut composé, appris et joué en cinq jours. Une facilité si singulière annonçait et préparait de plus heureux efforts ; aussi Crébillon, s’élançant de ce premier pas dans la carrière tragique, montra bientôt au public étonné le vaste chemin qu’il avait fait. Il sauta, si on peut parler ainsi, de la tragédie d’Idoménée à celle d’Atrée et Thyeste, qui laissa la première bien loin derrière elle. Le fond de l’intérêt dans cette dernière pièce n’est à la vérité guère plus grand que dans Idoménée ; mais l’action y est plus attachante et plus vive ; le style, sans être beaucoup plus correct, a bien plus de couleur et de force ; et les beautés y sont plus fréquentes et plus marquées. Cette tragédie est même restée longtemps au théâtre ; mais la catastrophe pleine d’horreur qui la termine, ce sang qu’Atrée veut faire boire à Thyeste, a toujours nui au plein succès de la pièce dans toutes ses remises, comme elle y avait nui dans sa nouveauté.

Quoi qu’il en soit, la tragédie d’Atrée obtint les plus grands éloges, et l’estime générale qu’elle mérita mit le comble, non seulement au bonheur du poète, mais à celui du procureur qui avait donné Crébillon au théâtre. Quoiqu’il fût attaqué d’une maladie mortelle, il se fit porter à la première représentation d’Atrée. II en serait sorti avec affliction, s’il eût attendu le jugement des spectateurs pour fixer le sien, car cette représentation fut assez froidement reçue ; le parterre parut plus consterné qu’intéressé ; il vit baisser la toile sans siffler ni applaudir, et s’écoula avec ce silence fâcheux qui n’annonce pas dans les auditeurs le désir de l’être une seconde fois.

Mais le procureur jugea mieux que le public, ou plutôt jugea dès ce premier moment comme le public devait juger bientôt après. La pièce finie, il alla sur le théâtre chercher son ami, qui, encore très incertain de son sort, était déjà presque résigné à sa chute ; il embrassa Crébillon avec transport : « Je meurs content, lui dit-il, je vous ai fait poète, et je laisse un homme à la nation. »

L’horreur dont on avait accusé la tragédie d’Atrée fut adoucie par l’auteur, non sans quelque regret, dans Électre, qui suivit d’assez près, et dont le succès fut aussi grand que mérité. On reprocha pourtant à cette pièce de l’embarras dans l’exposition, et un double amour qui y jette de la langueur, surtout dans les premiers actes. Mais l’intérêt du sujet, la chaleur de l’action, des vers heureux et qui sont restés, le caractère d’Électre dessiné d’un pinceau ferme et noble, enfin la beauté supérieure du rôle de Palamède, enlevèrent tous les suffrages, et imposèrent silence aux critiques.


Représentation d’Idamante, personnage d’Idoménée, pièce de Crébillon.
Gravure de Henri Allouard parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Après le succès d’Électre, on aurait cru que la gloire dramatique de Crébillon était à son comble. C’était déjà une chose très rare au théâtre de voir des triomphes si rapides, qui ne fussent pas au moins interrompus et comme tempérés par des chutes. Ce fut une chose plus rare encore de voir les succès aller en augmentant, et le poète, semblable aux dieux d’Homère, faire trois pas et arriver au terme. Crébillon avait déjà laissé bien loin derrière lui tout l’essaim de poètes tragiques qui se traînaient sur la scène depuis Corneille et Racine ; il se surpassa lui-même dans Rhadamiste et Zénobie, son chef-d’œuvre, et nous pouvons ajouter, un des chefs-d’œuvre du théâtre français.

Cette pièce est d’un dessin fier et hardi, d’une touche originale et vigoureuse. Elle fut si goûtée du public qu’elle eut deux éditions en huit jours. Les caractères de Rhadamiste, de Zénobie et de Pharasmane, sont tracés avec autant d’énergie que de chaleur ; l’action est intéressante et animée, les situations frappantes et théâtrales ; le style a d’ailleurs une sorte de noblesse sauvage, qui semble être la qualité propre de cette tragédie, et la distinguer de toutes les autres.

Le sujet avait infiniment plu à Crébillon ; le rôle de Pharasmane, implacable ennemi de l’arrogance et de l’ambition romaine, donnait lieu à l’auteur de déployer dans toute sa force la haine vive et profonde dont il était pénétré lui-même pour ces tyrans de l’univers ; car c’était le nom qu’il donnait toujours aux Romains, dont les annales réveillent tant d’idées de gloire, et dont la gloire a tant fait de malheureux. Il regardait, disait-il, comme un des plus grands fléaux qui eussent désolé l’humanité, les conquêtes de cette nation insolente et cruelle, et les chaînes dont elle avait accablé tant de peuples.

Néanmoins ce Rhadamiste, qui venait d’obtenir du public une faveur si distinguée, ne put même obtenir grâce du sévère Boileau qui vivait encore. Il s’exprima sur cette pièce avec plus de dureté qu’il n’avait fait dans ses Satires sur les productions les plus méprisables à ses yeux. « J’ai trop vécu, s’écriait-il avec la plus violente humeur ; à quels Visigoths je laisse en proie la scène française ! Les Boyers et les Pradons que nous avons tant bafoués, étaient des aigles auprès de ceux-ci. » En citant ce jugement, il faut préciser qu’il ne porte que sur le premier acte de Rhadamiste. Si la santé de Boileau lui eût permis d’écouter la pièce jusqu’au bout, il eût sans doute rendu autant de justice à l’intérêt des situations et aux beautés du style, qu’il avait montré de sévérité pour une exposition froide et embarrassée.

La comparaison était aussi injurieuse qu’injuste. Mais le mérite de la versification, le premier de tous aux yeux de Boileau, était, il faut l’avouer, le côté faible de la nouvelle tragédie. D’ailleurs ce juge inexorable, encore plein du souvenir des hommes de génie avec lesquels il avait vécu, des Molière, des Racine et des Corneille, ne voyait qu’avec dédain leurs successeurs.

Rhadamiste fut suivi de Xerxès et de Sémiramis, qui eurent l’un et l’autre très peu de succès. Outre les défauts particuliers à chacune de ces tragédies, on reprochait à Crébillon d’être monotone dans ses sujets et dans sa manière, et de ne pouvoir sortir de cette horreur tragique qu’on avait tolérée, ou même applaudie dans ses premières pièces, mais dont on était fatigué et rebuté dans les dernières.

Il crut répondre à ces critiques en donnant Pyrrhus, dont le sujet, la marche, le style et le ton étaient plus assortis à la délicatesse, ou, comme il le prétendait, à la faiblesse des spectateurs. Personne ne mourait dans cette pièce ; l’auteur s’était fait cette violence : mais comme il ne se trouvait dans toute sa force, et, pour ainsi dire, à son aise que sur une scène ensanglantée, il n’avait travaillé, disait-il, qu’avec une sorte de dégoût à cette ombre de tragédie, qu’il ne put même achever qu’au bout de cinq ans. La pièce reçut néanmoins plus d’accueil que cet accouchement laborieux et forcé ne semblait le permettre. Mais l’accueil fut passager, et l’ouvrage disparut de dessus la scène.

Nous ne devons pas oublier de dire que dans l’intervalle entre Xerxès et Sémiramis, Crébillon avait commencé une tragédie de Cromwell, où il donnait l’essor le plus intrépide aux sentiments de liberté qui étaient gravés si profondément dans son cœur. On connaît quelques vers de cette tragédie, que les amis de l’auteur lui ont souvent entendu dire, et où l’usurpateur étalait avec la plus insolente audace ses maximes anti-monarchiques. Ces vers, quoique placés dans la bouche d’un rebelle, et par conséquent peu propres à ébranler de fidèles sujets, pénétrés de ce qu’ils doivent au pouvoir légitime, parurent néanmoins trop mal sonnants pour être entendus sur le théâtre d’une nation qui se faisait tant d’honneur d’aimer ses souverains ; et Crébillon se soumit à cet arrêt avec une docilité d’autant plus louable, que s’il détestait l’autorité arbitraire, il respectait et chérissait celle de son roi.

Il traça lui-même ce double sentiment dans un exemplaire qu’il avait du fameux livre ayant pour titre : Vindiciae contra tyrannos (Réclamation contre les tyrans), ouvrage dont l’objet est de fixer les droits réciproques des rois et des peuples. Dans cet exemplaire, Crébillon souligna avec soin les passages sur la haine du despotisme, sur le droit que la tyrannie donne aux opprimés de la braver et de l’anéantir, et en même temps sur l’obéissance et l’amour que les peuples doivent à une autorité sage et modérée, fondée sur la justice et sur les lois. Ainsi, toujours fier et libre, et en même temps toujours Français et fidèle, Crébillon sut également se garantir et des fureurs de la révolte, et des bassesses de l’esclavage.

Revenons à ses travaux dramatiques. La tragédie de Pyrrhus en fut presque le terme, soit que cette tragédie, si contraire à son goût, eût épuisé son génie, soit que l’auteur se voyant, après tant de succès, plus chargé de lauriers que de fortune, fût enfin dégoûté de ce théâtre où il avait brillé si longtemps. Il renonça même presque entièrement au commerce des hommes, non par humeur ou par misanthropie, mais par amour pour cette liberté qu’il regardait comme le seul bien qui lui restât.

Ce caractère indépendant le rendait incapable de se prêter aux inutilités ordinaires de la société, qu’on y décore du nom de bienséances et de devoirs ; il lui était plus impossible encore de se plier à ces assiduités si nécessaires auprès des hommes puissants pour s’assurer ce qu’on nomme des protecteurs, mécènes orgueilleux des talents médiocres qui les recherchent, et secrets ennemis des talents distingués qui les négligent.

Représentation de Thyeste, personnage d'Atrée et Thyeste, pièce de Crébillon. Gravure de Henri Allouard parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Représentation de Thyeste, personnage d’Atrée et Thyeste, pièce de Crébillon.
Gravure de Henri Allouard parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Crébillon s’enfonça dans une retraite ignorée, où il se réduisit à une vie simple, frugale et presque dure, entouré d’animaux dont l’attachement le consolait de l’injustice des hommes, ou plutôt l’en dédommageait sans qu’il eût besoin de s’en consoler ; car il semblait même sentir à peine cette injustice, tant il était loin de s’en plaindre. Soit apathie, soit équité, il ne s’était jamais pris qu’à lui seul des disgrâces qu’il avait essuyées au théâtre. Après la première représentation de Xerxès, qui, comme nous l’avons dit, ne fut pas heureuse, il avait demandé aux comédiens leurs rôles, et les avait jetés au feu en leur présence : « Je me suis trompé, leur dit-il, le public m’a éclairé. »

Malgré le grand nombre de ses succès, il n’avait pu obtenir, dans le temps le plus brillant de sa gloire, une place à l’Académie française ; les cabales littéraires les plus opposées étaient réunies contre lui, parce que les chefs et les suppôts de ces cabales voyaient dans Crébillon un homme qui menaçait de les faire bientôt oublier tous par l’éclat de sa renommée. Il faut convenir aussi qu’il avait un peu irrité par sa faute l’amour-propre de ceux qui jouissaient alors, à tort ou à droit, de quelque réputation dans les lettres ; il s’était permis contre eux une satire ingénieuse et piquante, qu’il eut pourtant la modération ou la prudence de ne jamais faire imprimer ; ses détracteurs y étaient désignés d’une manière plaisante par des noms d’animaux qui les caractérisaient avec une vérité assez frappante pour leur déplaire ; l’un était la taupe, l’autre le singe, celui-là le chameau, celui-ci le renard.

Ce fut la seule satire que Crébillon se permit dans toute sa vie ; il faut la pardonner au premier mouvement d’un talent opprimé, qui, éprouvant l’injustice, s’irrite d’abord contre elle, se venge un moment, se repent bientôt de cette faiblesse, et n’oppose plus à ses ennemis que le travail, les succès, et le silence. Crébillon était bien éloigné de donner sur ce point aux poètes ses confrères un mauvais exemple, dont par malheur ils n’ont pas besoin ; il ne s’exprimait jamais qu’avec le plus profond dédain sur ces insectes plus importuns que malfaisants, dont la littérature est inondée. Un jeune poète vint un jour lui faire la lecture d’une satire ; il l’écouta tranquillement, et quand la lecture fut achevée : « Jugez, lui dit-il, combien ce malheureux genre est facile et méprisable, puisqu’à votre âge vous y réussissez. »

Il n’est pas inutile de remarquer, comme un trait digne d’être conservé dans l’histoire des sottises humaines, que les ennemis de Crébillon, ne pouvant articuler aucun fait contre sa personne, allaient chercher dans ses pièces des preuves de la perversité de son caractère. Il n’y avait, selon eux, qu’une âme noire qui pût s’attacher de préférence aux sujets qu’il avait choisis. « On m’a chargé, dit-il dans la préface d’Atrée, de toutes les iniquités de ce personnage, et on me regarde encore dans quelques endroits comme un homme avec qui il ne fait pas sûr de vivre. »

Ce peu de mots suffisait pour rendre ses ennemis ridicules, et le dispensait d’honorer, comme il fit, d’une réponse sérieuse leur absurde imputation ; ils avaient porté l’ineptie jusqu’à lui reprocher, comme des principes qu’il recelait au fond de son cœur, les maximes atroces qu’il avait mises dans la bouche de quelques scélérats, qu’apparemment on voulait qu’il fît parler en hommes vertueux pour soutenir leur caractère. Le censeur de Sémiramis, après s’être bien fait prier pour accorder son approbation, crut faire un grand effort d’indulgence en la donnant de la manière suivante : « J’ai lu Sémiramis, et j’ai cru que la mort de cette princesse, au défaut des remords, pouvait faire tolérer l’impression de cette tragédie. »

On ne devinerait pas aisément quelle était sa principale occupation dans sa solitude. Il imaginait des sujets de romans, qu’il composait ensuite de tête et sans les écrire ; car sa mémoire était aussi prodigieuse que sa paresse était insurmontable. Il avait une grande passion pour ce genre d’ouvrage ; et même, presque indifférent à toute autre lecture, il n’avait guère lu que nos anciens romans, surtout ceux de ta Calprenède dont il ne parlait jamais qu’avec admiration, et dont il convenait d’avoir tiré beaucoup de secours pour ses tragédies. Un jour qu’il était fort occupé d’un de ces romans, dont la composition charmait sa retraite, quelqu’un entra brusquement chez lui : « Ne me troublez point, lui cria-t-il, je suis dans un moment intéressant ; je vais faire pendre un ministre fripon, et chasser un ministre imbécile. »

Il était comme oublié depuis longtemps, et presque mort pour la nation, lorsqu’on s’avisa enfin de penser qu’il existait, et de lui rendre justice. Il entra à l’Académie et il obtint des grâces de la cour. Mais quelque bien placées que fussent ces récompenses, il ne faut pas se presser d’en faire honneur à l’équité de ses contemporains. Cette même haine, qui l’avait frustré des distinctions littéraires dans le temps où il en était le plus digne, aurait alors voulu l’en accabler, si elle avait pu, pour humilier un autre écrivain, dont la gloire méritait depuis longtemps toute l’attention de l’envie.

On pressa Crébillon d’achever sa tragédie de Catilina, qu’il avait commencée depuis trente ans, dont il avait lu des morceaux à quelques amis, et dont on parlait comme d’une merveille dramatique. Le public, qui depuis si longtemps entendait louer cette pièce, et ne la voyait jamais, quoiqu’on la lui promit toujours, s’écriait quelquefois avec Cicéron : « Jusqu’à quand abuserez-vous de notre patience, Catilina ? » Enfin, l’accueil que Crébillon recevait de toutes parts, les sollicitations de Paris et de Versailles, les prières de l’Académie, les ordres même du roi, tout le détermina à finir et à donner sa tragédie ; mais l’événement fit voir qu’il eût mieux fait de continuer à écouter sa paresse, que de céder à ses amis et à ses prôneurs.

Cette production, peu digne de l’auteur de Rhadamiste, eut cependant une sorte de succès momentané, ou plutôt un assez grand nombre de représentations sans aucune estime ; elle fut redevable de cette indulgence à l’intérêt qu’on avait su inspirer au public pour la vieillesse de l’auteur, et surtout à la ligue nombreuse et puissante, déchaînée contre celui qu’elle voulait immoler. Dans son discours de réception à l’Académie, Voltaire avait bien mieux loué Crébillon que n’avaient fait tous ses partisans ; c’était à César qu’il appartenait de célébrer dignement Pompée. « Le théâtre, avait-il dit dans ce beau discours, est menacé, je l’avoue, d’une chute prochaine ; mais au moins je vois parmi vous, messieurs, ce génie qui m’a servi de maître quand j’ai fait quelques pas dans la carrière ; je le regarde avec une satisfaction mêlée de douleur, comme on voit sur les ruines de sa patrie un héros qui l’a défendue. »

Crébillon était si peu flatté de l’ardeur indiscrète de ses amis, qu’il s’opposait même, autant qu’il le pouvait, à tous les moyens qu’ils voulaient prendre pour lui assurer des succès. Un d’eux lui demandant des billets pour la première représentation de Catilina : « Vous savez bien, lui dit-il, que je ne veux pas qu’il y ait personne dans le parterre qui se croie obligé à m’applaudir... Aussi, lui répondit son ami, ce n’est pas pour vous faire applaudir que je vous demande ces billets ; soyez sûr que ceux à qui je les donnerai seront les premiers à siffler la pièce, si elle le mérite. En ce cas-là, répondit Crébillon, vous en aurez. »

Représentation de Tullie, personnage de Catilina, pièce de Crébillon. Gravure de Henri Allouard parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Représentation de Tullie, personnage de Catilina, pièce de Crébillon.
Gravure de Henri Allouard parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Sa réception à l’Académie fut remarquable par une singularité qui n’avait point encore eu d’exemple ; il fit son remerciement en vers ; et cette nouveauté fut d’autant plus goûtée, que le public était depuis longtemps fatigué de l’uniformité de ces harangues. Cependant, soit timidité, soit paresse, le nouvel académicien ne porta pas l’innovation aussi loin qu’il l’aurait pu, et que sa réputation, son âge et le vœu unanime de ses auditeurs l’y autorisaient. Il conserva dans son discours le fond, déjà si usé, de tous ceux dont ces assemblées avaient tant de fois retenti, et ne fit que répéter en vers, plus énergiques qu’élégants, les compliments d’usage qu’on entendait depuis si longtemps en prose.

Une autre circonstance du discours de Crébillon, c’est qu’au moment où il prononça ce vers : « Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume », le public, par des applaudissements réitérés, confirma le témoignage qu’il se rendait à lui-même. Car ce public, qui voit avec quelque satisfaction déchirer les hommes célèbres, leur sait gré de ne point répondre, parce qu’au plaisir secret qu’il a de les voir outragés sans repousser l’outrage, se joint la justice non moins secrète qu’il leur rend d’être au-dessus de la satire : aussi, quand la satire est oubliée, ce qui ne manque pas d’arriver bientôt, il n’y a plus qu’une voix pour louer leur modération et leur silence ; on leur tient compte à la fois, et d’avoir connu leur force en se montrant insensibles aux injures, et de n’avoir voulu troubler ni le plaisir de ceux qui les disent ni le plaisir de ceux qui s’en amusent.

Les faveurs de la cour, dans le temps même où Crébillon en était comblé, n’avaient point énervé son âme. Jaloux de justifier ces faveurs par de nouveaux succès, il entreprit une tragédie du Triumvirat, où il crut pouvoir transporter, avec quelques changements légers, plusieurs morceaux de cette ancienne tragédie de Cromwell, qui lui était si chère, et qu’il avait étouffée malgré lui. Il osa, dans une assemblée publique, lire à l’Académie quelques-uns de ces morceaux, dont la force, et surtout la hardiesse, frappèrent vivement tout l’auditoire. L’effet fut si général et si violent que l’auteur reçut ordre, non pas de supprimer cette pièce, comme celle de Cromwell, mais d’en adoucir les traits qui pouvaient alarmer la prudente circonspection du gouvernement.

Contrarié dans son travail, mais non rebuté, Crébillon affaiblit et gâta sa pièce par obéissance ; mais il eut pourtant le courage de la finir, quoique son âge de plus de quatre-vingts ans lui permît et peut-être lui ordonnât le repos. Un grand intérêt l’excitait d’ailleurs à terminer cet ouvrage. Il avait à cœur de réparer l’honneur de Cicéron, qu’il se reprochait d’avoir dégradé dans sa tragédie de Catilina, en le faisant trop petit et trop faible. La pièce fut jouée, mais on ne vit plus dans le Triumvirat que la vieillesse de l’auteur ; les sifflets respectèrent sa tragédie, mais la foule n’y vint pas ; l’ouvrage disparut après quelques représentations, et l’auteur ne pensa plus qu’à finir en paix le reste de ses jours.

Nous avons déjà dit que la mémoire de Crébillon était surprenante : elle le fut jusqu’à la fin de sa vie. Il n’écrivait jamais ses pièces qu’au moment où il fallait les faire représenter ; et déjà plus que septuagénaire, il récita par cœur aux comédiens sa tragédie de Catilina. Quand il disait quelque scène à ses amis, et qu’on faisait une critique qui lui paraissait juste, il réformait l’endroit critiqué, et oubliait totalement sa première façon, pour ne se souvenir que de la dernière. Sa mémoire, aux ordres, pour ainsi dire, de son goût, ne conservait que ce qu’il croyait devoir retenir. En général, il était bien plus docile aux critiques que ne le furent tant d’auteurs qui auraient eu si grand besoin de l’être. Ayant récité dans une assemblée de gens de lettres une tragédie qu’il venait de faire, et les auditeurs l’ayant trouvée mauvaise, « il n’en sera plus question, leur dit-il ; vous avez prononcé son arrêt » ; et dès ce moment il oublia tout à fait l’ouvrage.

Quoiqu’il eût dans l’esprit plus de force que de gaieté, il savait plaisanter quelquefois. Dans le temps où il ne songeait pas encore à finir son Catilina, dont il n’avait fait que les deux premiers actes, il tomba sérieusement malade ; ces deux actes lui furent demandés par son médecin, qui désespérait de le guérir, et qui craignait apparemment pour ses honoraires. L’auteur mourant lui répondit par ce vers de Rhadamiste : « Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine ? »

Pendant qu’il achevait ce Catilina si attendu, il en dit un jour une scène entière devant un jeune homme, qui lui en répéta sur-le-champ plusieurs tirades : « Monsieur, lui dit Crébillon, ne seriez-vous point le chartreux qui a fait mes pièces ? » Il riait ainsi tout le premier du bruit qu’avaient fait courir quelques mauvais plaisants, qu’avaient daigné croire quelques imbéciles, et même que des gens d’esprit n’étaient pas fâchés de répéter ; car il faut bien laisser le moins qu’on peut les bons ouvrages à leurs auteurs : on prétendait que les tragédies de Crébillon avaient pour père un chartreux, de si noires productions n’ayant pu naître que dans la cellule d’un triste et morne solitaire ; mais que le moine était mort en travaillant au Catilina, et que cette mort fatale avait entraîné la pièce dans la même tombe.

Prosper Jolyot de Crébillon. Gravure de Henri Allouard parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Prosper Jolyot de Crébillon. Gravure de Henri Allouard
parue dans Théâtre complet de Crébillon (1885)

Dans les premières années où Crébillon se livra au théâtre, il devint amoureux, et se maria sans l’aveu de ses parents. Son père était déjà très irrité de ce que le jeune homme avait préféré la gloire d’écrivain célèbre à l’importance de magistrat médiocre. Mais son fils lui parut tout à fait déshonoré lorsqu’il le vit entrer dans une famille qui n’était ni opulente ni noble, quoique d’ailleurs honnête et vertueuse ; il déshérita ce fils ingrat et rebelle. Cependant, quelques années après, la réputation brillante dont Crébillon commençait à jouir parvint aux oreilles de ce père, jusqu’alors inexorable : l’amour-propre du vieillard se sentit flatté ; il commença à croire que son fils avait pris en effet un parti très sage ; il le rétablit dans ses droits, et la vanité répara les torts de la nature.

Crébillon, après la mort de son père, alla recueillir la succession très modique qu’il lui avait laissée ; mais, grâce à son incurie pour ses intérêts, les frais de justice dévorèrent une partie de cette succession, et le système (celui de Law) acheva le reste. Il trouva des secours dans les bienfaits de quelques hommes opulents, dont l’amour-propre eut la prétention de l’enrichir ; mais bientôt ils se lassèrent de combler de biens un homme qui ne voulait être ni leur complaisant ni leur protégé : Crébillon redevint libre et pauvre ; et, quoique dans le temps de son opulence passagère il eût aimé la dépense jusqu’aux superfluités et aux fantaisies, il n’eut aucune peine à se plier au genre de vie qu’exigeait sa nouvelle situation.

Il avait laissé un fils qui, comme son père, se rendit célèbre par ses écrits, mais dans un genre très opposé. Le père avait peint du coloris le plus noir les crimes et la méchanceté des hommes : le fils, dans des romans pleins d’esprit et dictés par une connaissance profonde de tous les replis honteux du cœur humain, traça du pinceau le plus délicat et le plus vrai les raffinements, les nuances, et jusqu’aux grâces de nos vices ; cette légèreté séduisante qui rend les Français ce qu’on appelle aimables, et ce qui ne signifie pas dignes d’être aimés ; cette activité inquiète qui leur fait éprouver l’ennui jusqu’au sein du plaisir même ; cette perversité de principes, déguisée et comme adoucie par le masque des bienséances ; enfin nos mœurs tout à la fois corrompues et frivoles, où l’excès de la dépravation se joint à l’excès du ridicule.

Crébillon mourut le 17 juin 1762, âgé de quatre-vingt-huit ans, après une maladie à laquelle il résista longtemps par un tempérament très robuste ; car il conserva toute sa force jusqu’à la dernière vieillesse, malgré le peu de soin qu’il avait eu de la ménager, ou peut-être même à cause des rudes épreuves qu’il lui avait fait subir. Le gouvernement, qui lui avait accordé une protection si éclatante, voulut un moment lui faire élever un mausolée, hommage qu’on n’avait rendu ni à Corneille ni à Racine, encore moins à Molière, dont les mânes obtinrent à peine, comme l’on sait, les honneurs funèbres, et n’en furent même redevables qu’au grand roi qui avait fait jouer le Tartuffe.

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