LA FRANCE PITTORESQUE
23 mai 1776 : mort de l’épistolière
et salonnière Julie de Lespinasse
(D’après « Biographie universelle, ancienne
et moderne » (tome 13), édition de 1842)
Publié le lundi 23 mai 2016, par Redaction
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Julie-Jeanne-Éléonore de Lespinasse naquit à Lyon le 9 novembre 1732, et fut baptisée le lendemain dans l’église de Saint-Paul. Son acte de naissance la donne comme fille légitime de Claude Lespinasse, bourgeois de Lyon, et de Julie Navarre. Il y est dit qu’elle est née chez Me Baziliac, chirurgien juré, lequel est qualifié chirurgien de la maréchaussée dans l’Almanach de Lyon de 1737, et demeurait place de la Douane.

Quoi qu’il en soit, le secret de sa naissance était bien connu à Lyon. Son véritable père était le comte Gaspard Nicolas de Vichy, frère de la salonnière et épistolière Marie du Deffand. Quant à sa mère, la comtesse d’Albon, elle vivait depuis longtemps séparée de son mari lorsqu’elle la mit au monde, et laissa, jusqu’à l’âge de quinze ans, cette fille chérie ignorer que la tendresse et les soins dont elle était l’objet ne lui donnaient aucun lien de famille, aucun rang dans la société. Alors seulement mademoiselle de Lespinasse reçut l’aveu qui allait ouvrir devant elle la carrière du malheur.

Julie de Lespinasse. Peinture de Louis Carrogis dit Carmontelle (1760)

Julie de Lespinasse. Peinture de Louis Carrogis dit Carmontelle (1760)

Privée, par un abus de confiance, d’une cassette précieuse qu’à ses derniers moments venait de lui remettre celle de qui elle tenait l’existence, et qui avait voulu, de plus, lui assurer un avenir indépendant ; se trouvant, en conséquence, presque sans ressources, comme sans protection, elle demanda asile dans un couvent. Aux yeux de la loi elle pouvait un jour réclamer le nom et une partie de la fortune de l’époux de sa mère, de l’homme qui ne l’avait pas encore comptée au nombre de ses enfants ; mais elle crut devoir renoncer à ce droit honteux, par respect pour une mémoire bien chère, par égard aussi pour une famille intéressée à ce qu’elle ne s’en prévalût jamais.

Ce fut néanmoins au sein de celle famille même, dans un château de Bourgogne, qu’elle se rendit à sa sortie du couvent. Elle n’y fut reçue qu’en qualité d’étrangère, de gouvernante d’enfants ; et c’était là qu’elle habitait depuis quatre ans, lorsque Marie de Vichy-Chamrond, marquise du Deffand, l’y trouvant en 1752, désira fortement se l’attacher. Elles s’établirent ensemble, en 1754, à Paris, dans la communauté de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique ; mais leur liaison, qui avait si heureusement débuté, cessa tout à coup au bout de dix années, après avoir été troublée par beaucoup d’orages, bien funestes à la santé de celle des deux qui avait les nerfs le plus sensibles, la tête la plus vive, et le cœur le plus aimant.

Le peu qui restait à mademoiselle de Lespinasse des dons de sa mère et une pension obtenue du roi par les amis qu’elle s’était faits chez sa bienfaitrice, devenue son ennemie, la mirent en état de vivre libre. La Harpe assure qu’elle conserva pour madame du Deffand une reconnaissance respectueuse, et n’en parla jamais qu’avec la plus grande réserve.

D’Alembert, longtemps ami de la protectrice, se déclara très exclusivement pour la protégée, qu’un rapport de naissance et d’infortune avait commencé à lui rendre intéressante et chère. Il la suivit, et bientôt après se fixa pour toujours dans la même maison. Il est assez probable que la foule y fut d’abord attirée par la réputation et l’esprit du philosophe académicien ; mais il est bien constant que c’était par l’amabilité de mademoiselle de Lespinasse qu’elle y était retenue et ramenée avec un plaisir toujours nouveau. Qui n’a pas entendu parler de son cercle, composé, tous les soirs, d’hommes choisis des différents ordres de l’État, de femmes de la meilleure compagnie, quelques-unes même d’un haut rang, d’ambassadeurs ou seigneurs étrangers, enfin des gens de lettres les plus distingués ?

Aussi bonne que spirituelle, joignant à beaucoup d’instruction un excellent ton, le goût le plus sûr et le tact le plus fin, Julie de Lespinasse était l’âme, elle faisait le charme principal d’une réunion, telle qu’alors il en existait à Paris plusieurs, dont le souvenir est, dans nos mœurs actuelles, à peu près tout ce qui nous reste. On s’accorde à dire que personne n’a possédé à un plus haut degré l’art de faire valoir l’esprit des autres, sans laisser même soupçonner qu’elle eût pensé à montrer le sien ; qu’elle savait ranimer, soutenir et varier à son gré la conversation la plus attachante ; personne surtout n’a eu et n’a mérité d’avoir autant d’amis.

Mais la violence de ces affections, leur donnant trop souvent le caractère de l’amour, devait altérer pour elle quelques-unes des plus grandes douceurs de la société et de l’amitié. Gâtée encore par la petite vérole, sa figure n’était rien moins que belle ; mais elle était noble, ainsi que son maintien, et d’avance semblait faire connaître son âme et son esprit, toujours en mouvement.

Jean d'Alembert

Jean d’Alembert

De tous ses admirateurs, le plus dévoué était bien certainement d’Alembert, sur les pensées et actions duquel elle exerçait un ascendant prodigieux. Peu susceptible d’amour, ou du moins de passion, mais ayant pour elle un sentiment très tendre, il ne pouvait suffire à la rendre heureuse : il fut malheureux par elle ; il n’est pas permis d’en douter. Il a dit et écrit plusieurs fois que ce fut quelques mois seulement avant de perdre tout à fait son amie qu’il reçut d’elle un aveu pénible sur ce qui la rendait si inégale envers lui, si injuste même. On cherche à se persuader, malgré les mémoires du temps, qu’une franchise barbare ne l’avait pas mis beaucoup plus tôt, comme confident, à des épreuves plus fortes encore ; mais on sait à présent ce qu’il en est de ce dernier aveu, qui n’expliquait qu’en partie les tourments d’esprit et de cœur qu’éprouvait mademoiselle de Lespinasse, et l’influence funeste qu’ils avaient eue sur sa santé.

Trente ans s’étaient écoulés depuis qu’elle n’existait plus, et il avait toujours passé pour certain en France que le terme de sa carrière avait été avancé d’abord par l’éloignement et ensuite par la mort du comte de Mora, fils de l’ambassadeur d’Espagne. C’était un fait bien connu que ce jeune seigneur espagnol, frappé des agréments et des malheurs de l’amie de d’Alembert, fut entraîné par la vive et brûlante sensibilité qu’elle lui témoignait ; que, près de la quitter forcément pour retourner dans son pays, il l’autorisa à espérer qu’un jour il lui donnerait son nom ; mais qu’au moment de venir la rejoindre après deux ans de séparation, il périt à Bordeaux, dans la fleur de l’âge, en 1771. La douleur amère, inconsolable même, de mademoiselle de Lespinasse était pour ainsi dire historique.

Deux volumes d’une correspondance inconnue (Lettres de mademoiselle de Lespinasse, écrites depuis l’année 1773 jusqu’à l’année 1776, Paris, 1809) ont dévoilé à tous les yeux le secret d’un autre amour, qu’était parvenue à cacher, même à ceux de ses amis qui possédaient le plus sa confiance, l’infortunée qui en est morte victime. On sait qu’il s’agit de lettres adressées au colonel de Guibert, dont elle s’éprit en 1772. En grossissant la liste des révélations indiscrètes du XVIIIe siècle, ces lettres, écrites avec cet abandon qui vient de l’excès de la tendresse ou du désespoir, ont pu avoir le mérite d’intéresser vivement quelques âmes passionnées ; elles ont surtout fait admirer l’énergie, la variété, l’élégance d’un style qu’on ne connaissait encore que d’après la tradition, ou par quelques synonymes qui n’ont pas été imprimés. Elles ajoutent donc beaucoup à l’idée qu’on avait de l’esprit de leur auteur.

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