LA FRANCE PITTORESQUE
Démagogie fiscale (La)
de l’impôt progressif sur
le revenu dénoncée en 1909
(Extrait de « Le Gaulois » du 11 mars 1909)
Publié le dimanche 19 mai 2019, par Redaction
Imprimer cet article
En 1909, cependant que le ministre des Finances tente depuis 2 ans de faire adopter son projet consistant à compléter les quatre impôts existants (contribution foncière, contribution mobilière, patente professionnelle, impôt sur les portes et fenêtres) par un impôt progressif sur le revenu global qui verra au final le jour avec la loi du 15 juillet 1914, le journaliste et député bonapartiste Jules Delafosse dénonce un système socialement délétère s’inscrivant dans une démarche de clientélisme électoral et donnant à croire au peuple que « c’est le riche qui paiera tout »
 

Après deux longs mois de délibération, la Chambre a fini par mettre sur pied, si l’on peul ainsi parler d’une œuvre qui ne tient pas debout, sa réforme de l’impôt. C’est l’une des plus belles mystifications qu’ait encore enregistrées l’histoire parlementaire, qui est cependant riche en monstres. Il n’est pas un article de cette loi, où l’on en compte 98, qui soit applicable. C’est une œuvre d’incohérence et de chimère qui brave, à titre égal, le bon sens et l’honnêteté.

Joseph Caillaux

Joseph Caillaux

L’artisan de cette monstrueuse gabegie est un des sophistes les plus souples et les plus déliés que la politique foraine ait jamais produits. Je dis foraine, parce qu’elle n’est, au fond, qu’un exercice de foire, comme ceux que les artistes en voltige, acrobatie, dislocation, escamotage, exécutent en plein air, sous l’œil émerveillé de la foule. Tous ces talents-là, M. Caillaux [Joseph Caillaux (1863-1944), alors député de la Sarthe et ministre des Finances dans le gouvernement Georges Clemenceau, deviendra président du Conseil en 1911, et l’une des principales figures du Parti radical dans les années 1910] les possède à un degré rare. Il n’est point de cerceaux qui l’embarrassent. Il passe dessus, dessous ou à travers avec une égale désinvolture.

Comme il n’a de doctrine sur rien, et qu’il possède à fond la technique de son métier, il excelle à duper les ignorants et à faire prendre aux simples une muscade pour une réforme. Quelques critiques attardés se sont plu à rappeler qu’il avait combattu dans son premier ministère les thèses qu’il soutient dans son second. C’est, en vérité, mal connaître et son temps et son homme. L’unité des principes et l’identité des caractères étaient des valeurs appréciables dans la société d’antan. Mais dans la société nouvelle, telle que la façonnent les moralistes et les politiciens du Bloc associés, elles ne sont plus que des préjugés archaïques dont on se rit doucement, comme des vieilles idoles.

À cette objection surannée, M. Caillaux a répondu par une pirouette, et c’est, paraît-il, tout ce qu’elle méritait. Seulement, tous les talents de M. Caillaux ne sauraient faire qu’une loi qui n’est, dans son esprit comme dans son texte, qu’une conspiration démagogique contre la fortune et la sécurité des citoyens, soit une réforme. C’est exactement le contraire. Il n’y a de réformes valables que les innovations ou les réparations qui rendent meilleures les institutions auxquelles on touche. Ce n’est pas la marque de la loi nouvelle.

Non seulement elle n’améliore pas notre système fiscal, qui était une œuvre admirablement conçue et ne comportait que des corrections de détail ; mais elle le met en pièces pour lui substituer une loi qui réunit dans un merveilleux ensemble tous les vices qu’on a pu justement reprocher à la fiscalité inique, oppressive et féroce des tyrannies passées. Elle en fait un instrument d’injustice, de vexation, de persécution et de spoliation systématique tellement monstrueux et tellement intolérable que les contribuables d’exception qu’il vise n’auraient plus qu’à émigrer, si jamais cette barbarie pouvait être appliquée.

Il s’est rencontré d’aventures sur les bancs de la Chambre, un homme qui savait les choses dont il parlait : c’est M. Jules Roche [Jules Roche (1841-1923), avocat et journaliste, était alors député de l’Ardèche et ancien ministre du Commerce et de l’Industrie], qui joint à la science économique la plus documentée et la plus sûre la dialectique de Socrate. Le combat qu’il a livré pied à pied au ministre des finances, à la commission, à la majorité réformiste, sera le grand honneur de sa vie parlementaire. Je dirais que ce serait aussi le grand honneur du Parlement, si le Parlement l’avait écouté.

Il lui a démontré, article par article, que les dispositions de cette loi non seulement étaient chimériques, absurdes, extravagantes, par conséquent, inapplicables, mais encore que le moindre essai qu’on en voudrait faire portait en lui des catastrophes incommensurables. C’était clair pour tout le monde. Malheureusement il avait affaire à cette catégorie de sourds volontaires qui ne veulent pas entendre, et ne veulent pas surtout qu’on leur parle. C’était un spectacle à la fois édifiant et comique, pendant qu’il était à la tribune, et il y était tous les jours. Ceux qui avaient quelque respect humain se contentaient de montrer leur impatience. Les autres lui criaient sans vergogne : « Votons ! À quoi bon tant de discussions ? Vous faites perdre son temps à la Chambre !... »

On n’a jamais pensé, même au Palais-Bourbon, que le temps de la Chambre eût quelque prix. Ce qui les irritait, ce n’était pas de le perdre en discussions oiseuses à leur gré, c’était de s’entendre démontrer que leur loi était un monstre, par conséquent une loi mort-née ; car les monstres ne vivent pas. C’est que pour eux cette loi, caduque avant d’avoir vécu, est une merveilleuse réclame électorale. Que le Sénat la rejette, cela ne fait doute pour personne, encore que le Sénat, depuis le dernier renouvellement, soit fortement imprégné du virus révolutionnaire : mais qu’importe aux députés qui l’auront votée ? Ce ne sera jamais que le crime du Sénat de priver le pauvre peuple des bienfaits d’une loi réformatrice. Leur gloire à eux et leur récompense sera de pouvoir lui dire qu’ils ont voté une loi qui les exempte de l’impôt !

En effet, les innovations économiques de la loi, ce sont les « abattements », comme on dit dans le jargon parlementaire, c’est-à-dire les exemptions à la base, dont M. Kergall signalait, ici même, il y a quelques jours, les énormités. Bien que nous soyons censés vivre en démocratie, il y a toujours des catégories, sinon des classes, dans le suffrage universel, et ces catégories se déterminent par la différence des fortunes. Ces différences de fortune engendrent à leur tour des différences d’opinion.

On a généralement les opinions de sa condition sociale, et c’est un grand malheur dont la bourgeoisie a toute la faute. Car c’est elle, en vérité, qui a fait brèche dans les digues et ouvert les voies à l’inondation démagogique. Si le capital est aujourd’hui menacé de spoliation, la responsabilité originelle de ce conflit sauvage n’en pèse pas sur le prolétaire collectiviste qui prétend se l’assimiler. Lui, du moins, obéit à la logique de son instinct, et l’on ne peut nier qu’il ait raison. Celui qui a tort, c’est le capitaliste dont le geste initial a déchaîné ce torrent dévastateur.

Lorsqu’il y avait des classes dirigeantes, il y avait aussi un code naturel de l’ordre, dont les prescriptions morales, politiques et sociales étaient infaillibles. Il n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni républicain ; il constituait simplement une garde commune au profit de tous ceux qui avaient à préserver leur patrimoine contre les accidents révolutionnaires. Il est clair que les plus intéressés à le défendre étaient ceux qui avaient le plus à perdre par son bouleversement.

Eh bien, c’est d’eux, je veux dire que c’est de la bourgeoisie capitaliste que sont venus les premiers coups de pioche qui l’ont démoli. Les premières années de la république ont montré au monde ce phénomène inouï : des milliers d’ouvriers et de paysans conservaient jalousement au fond leur tradition monarchique et religieuse, tandis que quelques milliers de bourgeois, dont elle était l’unique sauvegarde, travaillaient avec acharnement à la détruire.

Cette monstrueuse aberration a porté ses fruits. Les ouvriers et les paysans, livrés sans défense à la propagande révolutionnaire, ont descendu la pente, sans faire d’étapes ; ils sont allés tout droit au socialisme. Ce n’est pas précisément à cette fin que les bourgeois libéraux, démocrates, radicaux et francs-maçons prétendaient les conduire. Il suffisait à leur présomptueuse imbécillité que la démocratie ouvrière et rurale vécût sans morale et sans Dieu tout en respectant la propriété.

Ce leurre a réussi pendant des années à tromper ses appétits. Chaque fois que grondait en elle la bête impatiente et déçue, on lui jetait un prêtre à dévorer, comme on jetait autrefois des chrétiens aux fauves du cirque. On les dressait ainsi à croire que la république était une chasse aux « curés » et ce jeu lui servit longtemps de festin. Mais la troupe radicale est maintenant à bout de roueries. Il lui faut penser à des satisfactions plus solides et c’est à cela précisément que va servir la loi sur l’impôt progressif.

Ce n’est encore qu’une promesse et il est plus que douteux qu’elle devienne jamais une réalité. Mais c’est précisément ce qui convient le mieux à leur industrie électorale. La loi pourrait devenir terriblement gênante si on tentait de l’appliquer, parce qu’elle est pareille à ces fruits des bords de la Mer morte que Chateaubriand a décrits, appétissants à l’œil et pleins de cendre dès qu’on veut y mordre. Tant qu’elle est à l’état de promesse, elle permet à ses auteurs de dire à leur clientèle électorale : « Voyez quelle est notre sollicitude pour vous ! serfs de la glèbe et de l’usine, ouvriers et paysans, petits fermiers, petits commerçants, petites gens sans pécule et sans terre. Nous venons de voter pour vous une loi fiscale qui vous exonère de l’impôt. Vous ne paierez plus rien au percepteur. C’est le riche qui paiera tout... »

C’est un mensonge cynique et une impudente perfidie. Mais la politique électorale n’est pas une école de probité. Il s’agit avant tout de duper l’électeur, et rien ne convient mieux à cet objet qu’une telle promesse. Car elle s’accorde merveilleusement aux deux grandes tares de la démocratie, qui sont l’envie et la cupidité. La déclaration si substantielle et si démonstrative de M. Jules Roche a fait rigoureusement justice de cette malhonnête manœuvre. Pas un contribuable, après l’avoir lue, ne saurait se méprendre sur les effets directs ou indirects de la loi. Ce serait la ruine des uns, la persécution des autres, la misère matérielle ou morale pour tous.

Mais qui la lira ? Ceux-là peut-être qui lisent les journaux indépendants et c’est le petit nombre. Par contre, le député-candidat, qui aura voté la loi, enverra par paquets sa réclame populacière et ses mensonges à tous les électeurs, et toutes les alouettes de son arrondissement se laisseront prendra à son miroir.

Sans doute cette exploitation de l’ignorance et de la sottise humaines n’est pas éternelle. Elle porte en elle son châtiment, et l’on peut prévoir qu’il sera terrible. Mais, d’ici là, que de misères à subir et de hontes à dévorer !

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE