LA FRANCE PITTORESQUE
Malborough s’en va-t’en guerre : de la
véritable origine d’une chanson populaire
(D’après « La Mosaïque », paru en 1878)
Publié le mardi 1er décembre 2015, par Redaction
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Au XIXe siècle, l’Académie des sciences morales et politiques s’occupa d’une curieuse et intéressante question : l’origine d’un chant populaire non seulement en France mais dans le monde entier, Malborough s’en va-t’en guerre. Si les versions les plus diverses ont eu leur heure de gloire, il semblerait que sa naissance le doive à l’épopée du comte Galéran de Meulan, appartenant à l’armée des Croisés lors du siège de Saint-Jean-d’Acre en 1190.
 

Charles Giraud rendait compte de l’instructif et consciencieux ouvrage de Rambosson, intitulé : les Harmonies du son et les Instruments de musique. Ce volume, indépendamment de la partie doctrinale, contient plusieurs anecdotes, celle-ci entre autres :

« Pendant notre expédition d’Egypte, on n’avait négligé aucun moyen pour éblouir et séduire les indigènes. Les feux d’artifice, les aérostats n’ayant point produit l’effet attendu, on eut recours, sur le conseil de Monge, à l’action de la musique. Les Egyptiens écoutèrent les plus belles productions musicales sans témoigner le moindre enthousiasme. Monge, désappointé et exaspéré, ordonna un jour à l’orchestre de jouer l’air de Malborough. C’est, disait-il, tout ce qu’ils méritent. Son étonnement fut grand en voyant les applaudissements éclater. La foule semblait transportée d’admiration. »

Cette anecdote inspira diverses réflexions à plusieurs membres de l’Académie. Henri Martin se demanda si l’enthousiasme des Egyptiens ne venait pas de ce qu’ils reconnaissaient dans Malborough un air national. Cette cantilène n’est pas en effet sans quelque analogie avec les mélodies arabes dont Félicien David s’est fait parmi nous l’heureux vulgarisateur.

Selon Charles Giraud, il ne fallait pas aller chercher si loin l’origine de cette complainte. Elle est l’œuvre de la spontanéité française, Pendant la nuit qui suivit la funeste bataille de Malplaquet, où Villars avait été grièvement blessé, le bruit courut dans le camp français que le général anglais Malborough avait reçu le coup mortel. Aussitôt nos soldats improvisèrent, sur un air de leur façon, les couplets grotesques que l’on connaît. Ces couplets se répandirent en Flandre et furent chantés par les paysans. C’est ce qui explique comment, lorsque plus tard on donna au Dauphin une nourrice flamande, celle-ci lui fredonna pour l’endormir la chanson de Marlborough, qui fut subitement adoptée et répétée par toute la cour.

Ces légendes paraissent assez invraisemblables à Louis Peisse. Il fait observer que l’air de Malborough se trouve dans la partition d’Armide, de Lulli. Il aura survécu à cet opéra et après avoir été chanté dans les salons sera descendu dans le peuple, où l’on aura fabriqué les premières paroles venues pour tenir lieu du texte primitif, profondément oublié ou même inconnu.

D’autre part, tandis qu’Edouard Charton penche pour la nationalité arabe de cet air, Hippolyte Passy s’attaque surtout à la légende de Malplaquet. Il ne voit aucun rapport entre le Malborough de l’histoire, personnage tout moderne, dont la vie et la mort prêtent peu à la fable, et le Malborough de la complainte dans laquelle on sent comme un vague souvenir des temps de la chevalerie et de nos guerres des Croisades.

Chacun produisant son petit système et les journaux, autorisés ou non, s’étant emparés de la question, on se trouve aujourd’hui peut-être un peu plus embarrassé qu’auparavant. L’opinion la plus accréditée, et à laquelle se rallient le plus grand nombre de chercheurs, est que cette chanson, d’origine arabe, appartient au Moyen Age et que, suivant toute probabilité, elle fut rapportée en Espagne et en France par les soldats de Jayme Ier, roi d’Aragon, et de Louis IX, roi de France, comme une sorte de légende d’un croisé obscur.

Enfin, voici la version communément retenue. En l’année 1190, les deux armées de France et d’Angleterre, commandées par les rois Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion, assiégeaient la ville de Saint-Jean-d’Acre, vaillamment défendue par le sultan Saladin : dans l’armée des croisés étaient le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Champagne, de Chartres et de Meulan, avec une foule d’évêques et de barons de la meilleure noblesse des deux royaumes.

Pour tromper les ennuis d’un siège qui ne leur offrait plus les occasions d’exercer leur bouillante ardeur comme en rase campagne, les chevaliers des deux partis se défiaient réciproquement au combat et, journellement, des rencontres particulières avaient lieu dans la plaine située entre le camp et la ville. Un jour, cependant, un cartel demeura sans réponse : il était porté par un chef musulman d’une taille colossale et nul n’osait affronter un pareil géant, qui accablait de railleries et de « gausseries » les seigneurs chrétiens. Le bruit en vint jusqu’à la tente du comte de Meulan.

A ces parolles cun à l’autre contant
Est descendu Galeran de Meullent :
Bacheler fut et de joene jouvent,
Hons de sa force n’ot greignor hardement.

Le comte de Meulan n’était point un croisé obscur : « Dans les Parlements, le comte ne cédait le pas qu’au roi de France, au seigneur Richard, roi d’Angleterre, à Robert de France, comte de Dreux, et pas à autres ; là où Galéran portait sa noble bannière, il marchait, comme c’était son droit, même avant le comte de Flandre. » En présence de son adversaire, d’ailleurs, le héros français décline fièrement son titre et ses qualités : « Par Dieu ! Je suis du sang du grand Charlemagne ! Comtes furent mes pères, et j’ai pour cousin Fouques, de Chypre et de Jérusalem. »

Per Dieu ! Je suis du sanc du grant Challon ;
Quens fû mes pères et jè cousin Foulcon... !
Galeran frère !... ensi m’apelle-t-on,
Et tien du roi Meullent et Argenton
Et trois chastiaux deça de Val-Guyon.

Galéran était d’une force prodigieuse. Il chargea si furieusement son ennemi, que la lance, traversant le bouclier, eût infailliblement cloué le musulman, si son haubert n’avait été d’une trempe aussi solide. Mais l’impatience que le comte avait éprouvée d’en venir aux mains, l’avait tellement emporté sur la prudence, qu’il avait négligé de mettre son heaume.

Et Galeran ne s’asseure mie
Tost fut armé car assez ot aye
Mais d’une chose fist-il moult folie
Son heaume lacé et sa vantaille oublie.

Profitant de cette faute, le Sarrasin « férut » à son adversaire un coup de sa grande épée « toute rehaussée d’or », qui, portant au défaut de la cuirasse, envoya rouler sur le sable la tête du malheureux jeune homme.

Com le haubert fist au Turc garentie.
Il tint hault l’espée où l’ior reflambie
Fiert Galeran en travers lez l’oïe
La teste en prist, autrement ne chastie
Queque s’en plaigne, l’âme s’en est partie.

Le jeune chevalier, qui emportait les regrets des deux armées, venait d’épouser, quand il partit pour la croisade, la fille de l’un des plus illustres barons de Bretagne, Marguerite de Fougères : le contrat qui réglait les conditions de cette union avait été passé à Mortain, en Normandie, chez le comte Jean sans Terre, le 25 décembre 1189, et cette pièce, intéressante par les diverses stipulations qu’elle contient en cas de voyage, en cas de mort, fait aussi mention du pèlerinage que le jeune comte était sur le point d’entreprendre.

Cette circonstance, jointe à la haute position qu’occupait le comte de Meulan, donna à sa mort un retentissement considérable.

Dolens en furent, et Guillaume et Bertrans,
Guichart et Fouque et Savari Limans
Pour ce, fut plaint et des serfs et des Frans
Qu’il iert courtois et sage et entendans
Et sus payens hardi et combatans,
Moult iert amés de petits et de grants.

La jeune femme attendit donc son chevaleresque époux dans la vieille tour de Meulan, ruinée depuis par Duguesclin. Mais elle ne vit rien venir « que son page tout de noir habillé » qui lui fit le lamentable récit de la mort de Galéran sur laquelle un trouvère inconnu avait composé un chant d’une mélopée lugubre, dont le souvenir est demeuré aussi populaire en Syrie que dans notre histoire, où, à différentes époques, on le retrouve rajeuni et adapté aux grands événements, notamment à la mort du duc de Guise, le grand Balafré, en 1563 :

Aux quatre coins de sa tombe
Quat’gentilshomm’s y avoit
Dont l’un portoit le casque
L’autre les pistolets
Et l’autre son épée
Qui tant d’hug’nots a tués.

Le nom du duc de Malborough, rendu célèbre par la bataille de Malplaquet, n’a fait que succéder à celui du duc de Guise qui, lui-même, avait remplacé celui de Galéran, sans toutefois faire oublier le surnom de Manbrou donné au vaillant chevalier comme synonyme, dans le pittoresque langage de l’époque, de courage et de vaillance. Cette chanson figure dans le Romancero espagnol, et, d’après une légende fort accréditée, fut importée en Espagne par des gitanos égyptiens.

Quelle que soit, du reste, l’origine de la chanson de Malborough, Manbrou ou Malbrouck, il n’est pas de chant plus populaire en France et dans le monde entier.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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