LA FRANCE PITTORESQUE
17 février 1673 : mort de Molière
(D’après « Éphémérides politiques, littéraires et religieuses présentant,
pour chacun des jours de l’année un tableau
des événements, etc. » (Volume 1), paru en 1803)
Publié le mercredi 17 février 2016, par Redaction
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Louis XIV ayant demandé à Boileau quel était le génie qu’il devait regarder comme ayant le plus illustré son règne, Boileau nomma, sans balancer, Molière. Il semble que Boileau ait voulu mettre dans la suite quelques restrictions à son premier jugement, lorsqu’il dit, dans son Art poétique :

C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n’eût pas fait souvent grimacer ses figures ;
Quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

La postérité n’a point admis le peut-être. Elle a reconnu dans les Fourberies de Scapin l’auteur du Misanthrope, et a regardé Molière comme le premier des poètes comiques de toutes les nations, tant anciennes que modernes. Molière, dont le nom de famille était Poquelin, naquit à Paris le 15 janvier 1622. Son père, Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre et tapissier chez le roi, lui donna une éducation conforme à l’état auquel il le destinait. Il resta jusqu’à quatorze ans dans la boutique, n’ayant rien appris au-delà de son métier qu’un peu à lire et à écrire. Ses parents obtinrent pour lui la survivance de leur charge chez le roi ; mais son génie l’appelait ailleurs.

Molière

Molière

Le jeune Poquelin avait un grand-père qui aimait la comédie, et qui le menait quelquefois à l’hôtel de Bourgogne ; le jeune homme sentit bientôt une aversion invincible pour sa profession. Son goût pour l’étude se développa ; il pressa son grand-père d’obtenir qu’on le mît au collège, et il arracha enfin le consentement de son père, qui le mit dans une pension, et l’envoya externe aux jésuites, avec la répugnance d’un bourgeois qui croyait la fortune de son fils perdue s’il étudiait. Le jeune Poquelin fit au collège les progrès qu’on devait attendre de son empressement à y entrer. Il y suivit le cours des classes d’Armand de Bourbon, premier prince de Conti, qui, depuis, fut le protecteur des lettres et de Molière. Au sortir du collège, son père étant devenu infirme et incapable de servir, il fut obligé d’exercer les fonctions de son emploi auprès du roi (Louis XIII) ; mais sa passion pour la comédie, qui l’avait déterminé à faire ses études, se réveilla avec force.

Avant l’année 1625, il n’y avait point de comédiens fixés à Paris. Quelques farceurs allaient, comme en Italie, de ville en ville ; ils jouaient les pièces de Hardy, de Montchrétien, ou de Balthasar Baro. Pierre Corneille tira le théâtre de la barbarie et de l’avilissement, vers l’année 1630. Ses premières comédies, qui étaient aussi bonnes pour son siècle qu’elles sont mauvaises pour le nôtre, furent cause qu’une troupe de comédiens s’établit à Paris. Bientôt après, la passion du cardinal de Richelieu pour les spectacles, mit le goût de la comédie à la mode.

Poquelin s’associa avec quelques jeunes gens qui avaient du talent pour la déclamation ; ils jouaient au faubourg Saint-Germain et au quartier Saint-Paul. Cette société éclipsa bientôt toutes les autres ; on l’appela l’illustre théâtre. On voit par une tragédie de ce temps-là, intitulée Artaxerce, d’un nommé Magnon, et imprimée en 1645, qu’elle fut représentée sur l’illustre théâtre. Ce fut alors que Poquelin, sentant son génie, résolut de s’y livrer tout entier, d’être à la fois comédien et auteur, et de tirer de ses talents de l’utilité et de la gloire.

La première pièce régulière, en cinq actes, qu’il composa, fut l’Etourdi (il représenta cette comédie à Lyon, en 1653) ; le comique de caractère, cette carrière ouverte par Corneille, dans le Menteur, appelait Molière ; mais le comique d’intrigue s’était emparé de la scène. Molière commença par unir ces deux genres : l’Etourdi est une machine composée de ces deux ressorts : Mascarille renoue sans cesse une intrigue toujours rompue, ou par l’étourderie de Lélie, ou par des contre-temps que le hasard amène. Il vaudrait peut-être mieux que ces contre-temps vinssent toujours de l’étourderie de Lélie ; mais d’ailleurs, quel essai ! que d’invention ! quelle souplesse et quelle vivacité dans l’intrigue ! quelle variété d’incidents ! quelle vérité dans l’expression toujours différente de la colère de Mascarille !

Dans le Dépit amoureux, c’est encore l’intrigue qui domine, intrigue bizarre, compliquée, peu décente ; mais déjà la main d’un maître sait répandre sur ce fond ingrat, des caractères d’un comique fort, des situations piquantes, des scènes excellentes, et dans des genres tout différents. La bonne comédie naît enfin avec les Précieuses Ridicules : ce n’était pas encore la perfection du genre, mais c’était l’ébauche du genre le plus parfait. Si le comique était un peu chargé, il était fort, il était vrai.

Corneille avait oublié de punir son Menteur, et par là il avait privé sa fable de moralité ; Molière punit ses Précieuses par un affront sanglant qu’elles s’attirent, et par là il a mérité d’être regardé comme l’inventeur du comique de caractère moral. Molière n’invente rien qu’il ne perfectionne ; c’est ce qui le distingue des inventeurs ordinaires, déjà si rares ; c’est en perfectionnant toujours, qu’il s’élève par degrés jusqu’au Misanthrope, jusqu’aux Femmes savantes, jusqu’au Tartuffe, jusqu’à cette pièce immortelle, après laquelle il ne faut plus rien nommer.

Dans quelques dictionnaires critiques, on a mis les vers de Molière bien au-dessous de sa prose : Fénelon donnait en effet la préférence à la prose de ce grand comique ; mais Boileau ne pensait pas ainsi. Il faut convenir qu’à quelques négligences près, négligences que la comédie tolère, Molière est plein de ces vers admirables, qui s’impriment facilement dans la mémoire ; le Misanthrope, les Femmes savantes, le Tartuffe, sont écrits comme les satires de Boileau. L’Amphytrion est un recueil d’épigrammes et de madrigaux faits avec un art qu’on n’a point imité depuis.

La dernière pièce que Molière composa, fut le Malade imaginaire. Il y avait quelque temps que sa poitrine était attaquée, et qu’il crachait quelquefois le sang. Le jour de la troisième représentation, il se sentit plus incommodé qu’auparavant ; on lui conseilla de ne point jouer ; mais il voulut faire un effort sur lui-même, et cet effort lui coûta la vie. Il lui prit une convulsion en prononçant Juro, dans le divertissement de la réception du Malade imaginaire ; on le rapporta mourant chez lui, rue de Richelieu ; il fut assisté quelques moments par deux de ces religieuses qui venaient quêter à Paris pendant le carême, et qu’il logeait chez lui ; il mourut entre leurs bras, étouffé par le sang qui lui sortait par la bouche, à l’âge de cinquante-trois ans.

D’autres ont prétendu qu’il avait laissé la vie sur le théâtre, à l’instant même où il çontrefaisait le mort, dans le Malade imaginaire ; cette affreuse circonstance, source des réflexions les plus tristes, ne fit dans le temps que fournir matière à beaucoup d’épigrammes ; telle est la mode en France. Voici la moins mauvaise de ces épigrammes :

Passant, ici repose un qu’on dit être mort,
Je ne sais s’il l’est ou s’il dort :
Sa maladie imaginaire
Ne peut l’avoir fait mourir ;
C’est un tour qu’il joue à plaisir,
Car il aimait à contrefaire.
Quoi qu’il en soit : ci-gît Molière.
Comme il était grand comédien,
S’il fait le mort, il le fait bien.

Le curé de Saint-Eustache, ayant fait refuser à Molière la sépulture ecclésiastique, sa veuve courut à Versailles se jeter aux pieds du roi, en criant : « Quoi ! l’on refuse la sépulture à celui auquel on devrait élever des autels ! » Le sage monarque excusa cet enthousiasme d’une femme égarée par la douleur ; il reçut avec bonté ses plaintes ; mais il la renvoya par-devant l’archevêque de Paris. Madame Molière jugeant bien que ses exclamations ne réussiraient pas à ce tribunal, baissa beaucoup le ton, et présenta un placet très humble à monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Paris.

Elle y expose que son mari Molière, voulant mourir en bon chrétien, avait envoyé son valet et sa servante chercher un prêtre à Saint-Eustache ; qu’il s’était adressé à deux prêtres habitués de cette paroisse, nommés l’Enfant et le Chat, qui avaient refusé de venir ; que le sieur Jean Aubry, son beau-frère, y était allé à son tour, et avait fait lever un nommé Paysant, aussi prêtre habitué, lequel, étant arrivé, avait trouvé Molière mort. La veuve ajoute dans son placet, que M. Bernard, prêtre habitué de l’église de Saint-Germain, avait administré les sacrements à son mari, à Pâques dernier.

L’archevêque de Harlay permit au curé de Saint-Eustache de faire inhumer Molière sans aucune pompe, avec deux prêtres seulement ; mais il défendit de faire aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse de Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église de réguliers, le tout sans préjudice aux règles du rituel de Paris. En conséquence, Molière fut enterré dans la chapelle de Saint-Joseph, dépendante de la paroisse Saint-Eustache.

La difficulté qu’on fit de donner la sépulture à Molière, et les injustices qu’il avait essuyées pendant sa vie, engagèrent le célèbre père Bouhours, jésuite, à lui composer l’épitaphe suivante :

Tu réformas et la ville et la cour,
Mais quelle en fut la récompense ?
Les Français rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallut un comédien,
Qui mit à les polir sa gloire et son étude ;
Mais Molière, à ta gloire il ne manquerait rien,
Si, parmi les défauts que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.

On sait que Molière, heureux par ses succès et par ses protecteurs, par ses amis et par sa fortune, ne le fut pas dans sa maison. Il avait épousé en 1661, une jeune fille née de la Béjart, et d’un gentilhomme nommé Modène. La disproportion d’âge et les dangers auxquels une comédienne jeune et belle est exposée, rendirent ce mariage malheureux ; et Molière, tout philosophe qu’il était d’ailleurs, essuya dans son domestique, les dégoûts, les amertumes, et quelquefois les ridicules qu’il avait joués sur le théâtre. Tant il est vrai que les hommes qui sont au dessus des autres par les talents, s’en rapprochent presque toujours par les faiblesses. Sa veuve, qui vécut jusqu’en 1700, se remaria au comédien Guérin.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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