LA FRANCE PITTORESQUE
Société des droits de l’homme :
règne d’un égocentrisme
affranchissant l’individu de tout devoir ?
(D’après « Ma Revue hebdomadaire illustrée », paru en 1907)
Publié le dimanche 20 janvier 2019, par Redaction
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Dans les premières années du XXe siècle, à la veille de la tenue d’un congrès d’éducation sociale, le journaliste Paul Brulat, futur fondateur de la Société littéraire des amis de Zola, brosse un portrait sans concession d’une société contemporaine ne jurant que par les droits de l’homme mais omettant les devoirs de celui-ci, exacerbant l’individualisme, l’égocentrisme et les mauvais sentiments au détriment du progrès moral
 

Il se prépare un événement qui passe un peu au-dessus ou à côté de la politique courante, mais qui n’en est pas moins digne d’arrêter l’attention de tous, car il soulève un des problèmes les plus graves qui soient, nous explique en décembre 1907 l’écrivain Paul Brulat.

Dans quelques jours, poursuit-il, sur l’initiative de Léon Bourgeois — parlementaire, plusieurs fois ministre, futur président de la Société des Nations (1919), Prix Nobel de la paix (1920) et président du Sénat (1920) —, aura lieu, à Bordeaux, un Congrès d’éducation sociale, où seront appelés à discuter les hommes les plus éminents de notre époque, et non seulement des éducateurs professionnels, mais aussi des juristes, des économistes et des philosophes.

Pour savoir de quels principes s’inspire Léon Bourgeois et le but auquel il tend en convoquant ce congrès, il suffit de relire un petit livre qu’il publia en 1895, et qui est aujourd’hui classique. Pour lui, l’éducation sociale consiste, avant tout, à développer chez l’individu le sentiment de la solidarité, c’est-à-dire de ses devoirs envers ses semblables et de la dépendance mutuelle qui lie chacun à tous et tous à chacun. Voilà la question morale et sociale qui sera agitée au Congrès de Bordeaux, ajoute Brulat.

Elle est vieille comme le monde, direz-vous. Oui, sans doute, mais elle a un grand intérêt, si l’on considère l’état général des esprits, à notre époque. Remarquez, en effet, qu’on nous parle sans cesse des droits de l’homme et presque jamais de ses devoirs. Serait-ce qu’on accorde plus d’importance à ceux-là qu’à ceux-ci ? Il semble, au contraire, qu’avant d’avoir des droits, l’individu ait des devoirs, et que l’on ne saurait en tout cas concevoir les uns sans les autres.

Evidemment, il est plus agréable aux citoyens de la troisième République d’entendre parler de leurs droits, et comme les candidats du suffrage universel tiennent à plaire à leurs électeurs, il est bien naturel que, dans les rapports qu’ils entretiennent avec ces derniers, ils préfèrent placer la conversation sur ce terrain. Toutefois, nous vivons en un temps où il n’est pas indifférent de rappeler aux hommes qu’ils ont des devoirs, car jamais certains n’ont paru considérer ceux-ci d’un cœur plus léger.

Il ne nous suffit pas que les automobiles fassent du cent à l’heure. C’est le progrès moral qui importe le plus, et c’est généralement celui dont on s’inquiète le moins. Nietzsche ne serait pas si célèbre, si les nouvelles générations n’avaient été préparées à accueillir favorablement ces désolantes doctrines d’un individualisme forcené, estime Paul Brulat.

Sa détestable gloire lui vint de ce qu’il exprima les tendances et flatta l’orgueil d’une certaine jeunesse âpre, avide, rusée, véritable bande de renards à deux pieds qui se croient supérieurs et peut-être destinés à devenir des surhommes, parce qu’ils sont dépourvus de scrupules, de générosité, de sens moral et de tous les sentiments dont s’honore quiconque a vécu, réfléchi et souffert.

Tout l’art de vivre, heureusement, ne consiste pas à découvrir un plus faible que soi pour en faire sa proie. Sans doute, il est dans l’ordre naturel que le fort triomphe du faible, et nous sommes obligés d’accepter à cet égard les observations de Darwin, poursuit notre journaliste... Mais c’est justement l’œuvre de la civilisation de protéger les faibles contre la tyrannie des plus forts : c’est dans ce but qu’elle a créé des lois et des institutions qui, si imparfaites qu’elles soient, valent encore mieux que les hommes ; c’est la raison du progrès de chercher la sécurité de tous dans le soulagement de ceux qui souffrent ; de faire que la liberté soit une richesse commune et non le patrimoine de quelques-uns.

Vraiment, la morale de Nietzsche est trop commode pour s’affranchir des devoirs sociaux, en vertu de ce précepte que l’individu se doit avant tout à lui-même ; elle fait trop le jeu des arrivistes féroces dont fourmille la société contemporaine ; elle flatte trop, en les parant des beaux dehors de la philosophie, les bas instincts de l’égoïsme et le coupable désintéressement des misères et des iniquités. Un individualisme aussi exagéré s’adapte mal à la pauvre condition humaine, l’homme étant, de tous les êtres de la création, le moins fait pour vivre seul et se passer de l’aide de ses semblables.

Qu’est-ce qu’un individu, sinon le produit d’un milieu, des générations qui se sont succédé jusqu’à lui et auxquelles il est redevable de sa culture intellectuelle, des pensées et des sentiments qui composent son être moral ? interroge Paul Brulat. Des siècles ont travaillé pour lui, il bénéficie de tous les travaux, de toutes les découvertes du génie humain, et il prétendrait ne rien devoir, et il ne parlerait que de ses droits !

Par une interprétation malheureuse, le mot struggle for lifer qui nous arriva d’Angleterre, en vint à signifier que la lutte pour la vie nous place tous dans la cruelle alternative de dévorer ou d’être dévoré. Ce fut donc à qui écraserait son concurrent et, selon l’expression vulgaire, passerait sur le dos du voisin ; la fièvre malsaine du succès à tout prix s’empara de notre époque, atrophiant dans les âmes les plus belles aspirations, et conduisant à la ruse et à la lâcheté, car l’arrivisme est souvent lâche, uniquement préoccupé d’atteindre son but et de ne pas se compromettre par quelque imprudence généreuse.

Non, la lutte pour la vie n’a rien qui oblige à la férocité, ni qui doive effrayer l’homme de bien, pénétré des sentiments que dicte la nature. Elle enseigne, au contraire, que de la solidarité naissent les luttes fécondes qui fortifient les faibles et améliorent les forts.

Voyez un champ de blé, où l’on peut découvrir l’image exacte de la condition humaine. Les hommes sont comme les épis. Réunis, ils poussent et prospèrent ; isolés, comme on en voit, entre les cailloux et les mauvaises herbes, ils se dessèchent et dépérissent. Chaque être se développe par la vie et le voisinage de ses semblables. La nature frappe les solitaires, comme ces épis séparés qui, dans leur abandon, s’étiolent et meurent, impuissants à pourvoir d’eux-mêmes à leur végétation...

Qu’est-ce qu’un champ de blé, sinon une grande ville où chaque individu, excité par l’émulation, s’élance selon sa sève, se fortifie de l’effort commun ? Ainsi, un champ de blé comporte un enseignement d’une admirable utilité pratique ; il nous montre que le meilleur calcul, la suprême habileté, consistent à aider son prochain.

Le méchant et le solitaire seuls ont tout à redouter, qui forcent leurs semblables, l’un aux représailles, l’autre à l’égoïsme. Si nous sommes doués de la faculté d’analyse, ne nous bornons pas à l’exercer sur nous-mêmes, ne nous stérilisons pas dans le culte du moi, mais cherchons à comprendre l’âme d’autrui, afin de découvrir les sentiments de sympathie qui existent entre elle et la nôtre, conclut le journaliste.

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