LA FRANCE PITTORESQUE
Un monde aux valeurs inversées
(Éditorial du 22 novembre 2012 paru dans le N° 42 de
La France pittoresque - automne-hiver 2012/2013)
Publié le samedi 12 janvier 2013, par Redaction
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C’est en 1877 qu’une chroniqueuse du Journal de la Jeunesse, par le biais d’une anecdote confinant à l’allégorie, entreprend de brosser le portrait d’un « monde renversé » vers lequel semble naturellement porté l’être humain et dont il doit pourtant chercher à se préserver. Il y avait autrefois, à la maison paternelle, nous explique-t-elle, une vieille image grossièrement peinte qui éveillait singulièrement sa curiosité. Où donc l’artiste avait-il été prendre des scènes semblables ? s’interroge-t-elle. Dans quel monde avait-il pu copier ses bizarres sujets ? Rien n’était à sa place.

N° 42 de La France pittoresque (automne-hiver 2012/2013)

N° 42 de La France pittoresque (automne-hiver 2012/2013)

Ici, un brochet vorace, la gueule fendue jusqu’aux ouïes, pêchait tranquillement à la ligne et déposait sur le rivage un homme suspendu à l’hameçon. Là, un gros chat, renfermé dans une souricière, où il faisait la mine du diable en un bénitier, servait de divertissement à une troupe de jeunes souris, toutes rondes de graisse, qui prenaient leurs ébats autour du prisonnier, sans crainte de ses yeux flamboyants et de ses moustaches hérissées. Un peu plus loin, debout sur ses pattes de derrière, un lièvre audacieux couchait en joue un chasseur à qui l’effroi donnait des jambes. Plus loin encore, un bœuf attelait à la charrue le laboureur qui lui remettait l’aiguillon, tandis que, dans le champ voisin, Robin mouton portait la houlette et que le berger paissait l’herbe tendre. Dans un coin du tableau, se cachait tout confus maître Renard pris au piège par la gent volatile. Enfin au premier plan, attirant tous les regards, le maître d’école, coiffé du bonnet d’âne, était agenouillé au beau milieu de la classe, tandis que ses élèves émancipés s’étalaient en grappes joyeuses sur l’estrade jusque sur le pupitre du pauvre pédagogue. « Cela n’a pas le sens commun », déclarait-elle un jour, choquée d’une telle invraisemblance.

« Qu’en pensez-vous, enfants ? Devinez-vous mieux que je ne pouvais le faire à votre âge le sens profondément philosophique de ma vieille estampe ? Hélas ! en avançant dans la vie, combien en rencontre-t-on, autour de soi, de ces moutons portant la houlette, de ces poissons devenus pêcheurs, de ces écoliers en rupture de ban ? Vous, au moins, ne contribuez pas, en ce qui vous concerne, à établir autour de vous le monde renversé. Laissez la houlette aux mains de vos conducteurs naturels, n’enlevez pas l’aiguillon à ceux qui savent s’en servir et n’oubliez pas que les fleurs hâtives du printemps ne peuvent remplacer les fruits mûrs de l’automne. » Mais ce monde aux valeurs inversées dont un artiste anonyme avait ébauché l’esquisse et que d’aucuns redoutaient au XIXe siècle, n’est-il pas celui au sein duquel se battent, s’ébattent et se débattent nos contemporains ?...

Valéry VIGAN
Directeur de la publication
La France pittoresque

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