LA FRANCE PITTORESQUE
4 janvier 1672 : première représentation de Bajazet, tragédie de Racine
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Publié le jeudi 3 janvier 2013, par LA RÉDACTION
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Il est peu de tragédies où l’amour soit plus tendre et plus séduisant que dans Bajazet. L’amour n’en est pas le seul ressort : la politique et l’ambition y sont mêlées avec art, et le rendent plus noble et plus tragique. Le caractère de Roxane est de la plus grande force ; le personnage d’Acomat est au-dessus de tout éloge.

C’est une vérité généralement reconnue, que la première scène de cette tragédie est le chef-d’œuvre des expositions : elle est unique dans son genre, et par l’intérêt qui y règne, et par la netteté des faits, et par la beauté des vers. Il y a plusieurs moments de terreur dans le cours de l’action. L’ordre donné par Roxane de fermer le sérail, l’arrivée de l’esclave d’Amurat, l’évanouissement d’Atalide, le mot sortez, prononcé pour dernière réponse par la sultane à Bajazet qu’attendent les muets armés du fatal cordon, sans que ce prince en soit averti ; ce seul mot fait frissonner les spectateurs, instruits déjà que c’est le signal de la mort de Bajazet.

Cette pièce fut très bien accueillie : on vit avec plaisir paraître des Turcs sur le théâtre ; et cette nouveauté fut d’autant plus agréable, que les Turcs nous étaient alors moins connus qu’aujourd’hui. Le séjour que les ambassadeurs de la Porte ont fait à Paris, depuis le règne de Louis XV, est cause que cette nation est devenue moins étrangère à la nôtre.

Madame de Sévigné, que son admiration pour Corneille rendait difficile sur les pièces de son rival, rend témoignage dans ses Lettres des applaudissements que reçut la pièce. « Racine a fait une pièce qui s’appelle Bajazet, et qui lève la paille. Vraiment elle ne va pas empirando comme les autres [elle veut parler de Bérénice et de Britannicus]. M. de Talard dit qu’elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Royer. Voilà ce qui s’appelle bien louer. Il ne faut jamais tenir les vérités captives ; nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles. Du bruit de Bajazet, mon âme importunée, fait que je veux aller à la comédie. Nous en jugerons. »

Après l’avoir vue , elle en juge ainsi : « La pièce de Racine m’a paru belle ; nous y avons été. Ma belle-fille m’a paru la plus miraculeusement bonne comédienne que j’aie jamais vue ; elle surpasse la Desœillets de cent mille piques ; et moi qu’on croit assez bonne pour le théâtre, je ne suis pas digne d’allumer les chandelles quand elle paraît : elle est laide de près, et je ne m’étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence ; mais quand elle dit des vers, elle est adorable. Bajazet est beau ; j’y trouve quelque embarras sur la fin ; et il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice. Je trouve pourtant à mon sens qu’elle ne surpasse pas Andromaque. »

Quant aux belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus que votre idée était au-dessus de... appliquez, et ressouvenez-vous de cette folie, et croyez que jamais rien n’approchera, je ne dis pas surpassera, je dis que rien n’approchera des divins endroits de Corneille. » La postérité a jugé autrement, et a prononcé que Racine avait plus qu’approché des divins endroits de Corneille.

Madame de Sévigné dit dans une autre lettre : « Ce personnage de Bajazet est glacé les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier. Le dénouement n’est pas bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses très agréables ; mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine : sentons-en toujours la différence ; les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles. Jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer, etc. »

Quel amas de préjugés, dit très bien M. Geoffroy, d’erreurs, de vaines conjectures, de fausses prophéties ! Que de jolis blasphèmes proférés avec une grâce inexprimable ! On n’attend pas d’une femme des oracles littéraires qui soient bien sûrs : ses jugements sont presque toujours des passions. Les lettres de Madame de Sévigné sont des modèles du genre épistolaire, et non pas des leçons de littérature. Tout n’est cependant pas faux et déraisonnable dans ces jugements : il est vrai qu’il y a quelque embarras au dénouement ; il est vrai que Bajazet est au-dessous d’Andromaque, mais il est fort supérieur à l’Alexandre, que Madame de Sévigné a l’air de placer sur la même ligne qu’Andromaque.

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