LA FRANCE PITTORESQUE
4 décembre 1749 : mort de
Claudine-Alexandrine de Tencin,
salonnière, femme de lettres
et mère de d’Alembert
(D’après « Oeuvres complètes de mesdames de La Fayette
et de Tencin » (Tome 4) édition de 1804
et « Les femmes du temps passé » (par Arsène Houssaye) paru en 1863)
Publié le samedi 4 décembre 2021, par Redaction
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Chanoinesse se faisant courtisane, Claudine de Tencin devint mère du célèbre d’Alembert un jour de distraction et fut la maîtresse de plusieurs ministres, conseillers au parlement ou encore cardinaux, devant au suicide d’un de ses amants de s’éloigner des intrigues politiques et des plaisirs de l’amour pour mener une vie réglée et sédentaire, se consacrer à son salon littéraire et entreprendre l’écriture anonyme de romans qui connaîtront le succès
 

Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin naquit à Grenoble le 26 avril 1682 d’Antoine Guérin, président à mortier au parlement de cette ville, et de Louise de Buffévent. Ses parents la contraignirent à se faire religieuse dans le couvent de Montfleury près de Grenoble. On sent combien peu l’état monastique devait convenir à une femme douée d’un penchant décidé pour l’amour et pour l’ambition.

Cette dernière passion aurait pu trouver, dans les petites tracasseries du cloître, dans les préférences, dans les honneurs à briguer et à obtenir sur des compagnes, un aliment qui, jusqu’à certain point, nourrît ou trompât son activité ; mais il n’en était pas de même de l’amour. Toutefois, si la jeune religieuse ne voyait personne qui pût lui faire éprouver ce sentiment, elle ne renonçait point à l’inspirer ; et ce fut là ce qui lui donna les moyens de recouvrer sa liberté.

Son directeur, homme honnête et pieux, mais faible et peu éclairé, se laissa insensiblement subjuguer par les charmes de son esprit et de sa personne ; en un mot, il en devint amoureux, mais sans s’en douter, et croyant ne ressentir pour elle que cet intérêt tendre et pur, dont la charité chrétienne et les liens de la paternité spirituelle lui faisaient doublement un devoir. Sa pénitente avait trop de pénétration pour se méprendre sur la nature de cet attachement, et elle conçut promptement quel parti elle en pouvait tirer. Ne songeant, depuis son entrée en religion, qu’à rompre un engagement auquel sa volonté n’avait point souscrit, elle obtint de son confesseur tous les renseignements, toutes les démarches qui pouvaient préparer l’exécution de son dessein ; et, lorsqu’elle vit les choses convenablement disposées, elle protesta contre les vœux qu’on l’avait forcée de faire, et demanda à en être relevée.


Claudine de Tencin. Gravure de Charles-Michel Geoffroy (1819-1882)

On lui permit de sortir du couvent de Montfleury (1708), après cinq ans de profession, et d’entrer, comme chanoinesse, au chapitre de Neuville, près de Lyon. C’était un grand pas de fait vers la liberté ; elle ne s’y arrêta pas. Elle quitta Neuville, et vint à Paris, en 1711. Fontenelle l’y accueillit, prit intérêt à son sort, et sollicita pour elle le rescrit du pape qui devait la dégager de tout lien religieux, et la rendre entièrement au monde. Le rescrit fut accordé en décembre 1711 ; mais, comme on apprit à la cour de Rome qu’il avait été obtenu sur un exposé de faits peu exact, il ne fut point fulminé. Ce défaut de formalité n’en empêcha point l’effet, et madame de Tencin fut désormais aussi libre qu’elle avait souhaité de l’être.

Elle avait un frère, Pierre-Paul, né en 1679 ou 1680 et qu’elle aimait passionnément — ce sont les propres expressions de l’historien Charles Pinot Duclos (1704-1772). Ne pouvant diriger ses désirs de fortune et les moyens qu’elle se sentait pour les satisfaire, vers aucun objet qui lui fût personnel, l’avancement de ce frère devint son unique pensée, son unique affaire. Le caractère du prince qui gouvernait alors la France — le régent Philippe d’Orléans, depuis la mort de Louis XIV en 1715 — lui donnait lieu de croire qu’avec de la jeunesse et des charmes, elle n’y travaillerait pas sans succès. Mais ce prince n’aimait point qu’une jolie femme lui parlât d’affaires : il l’avait déjà dit d’une manière fort galante à madame de Parabère, l’une de ses maîtresses. Il s’exprima dans le même sens au sujet de madame de Tencin, mais en termes moins honnêtes.

L’abbé Dubois — Guillaume Dubois, le principal ministre sous la Régence de Philippe d’Orléans —, qui n’avait point là-dessus la même répugnance que le régent, l’écouta plus favorablement, et elle en obtint tout ce qu’elle pouvait désirer. Son frère Pierre-Paul fut chargé de la conversion du fameux Law : ce qui lui valut, dit Duclos, beaucoup d’actions et de billets de banque. Ensuite il fut envoyé ambassadeur à Rome, où il contribua puissamment à l’élection du pape Innocent XIII, et fit donner à l’abbé Dubois le chapeau de cardinal (1721). Plus tard il l’obtint pour lui-même (1739), lorsqu’il était archevêque d’Embrun, et de ce siège il passa à celui de Lyon, qu’il occupa jusqu’à sa mort.

Cette fortune prodigieuse fut, en très grande partie, l’ouvrage de madame de Tencin. Ne serait-ce point trop loin pousser l’indulgence que de chercher dans la fin louable, qu’elle se proposait, une sorte d’excuse aux moyens peu réguliers qu’elle employait pour y parvenir ? La carrière de l’intrigue n’est pour personne exempte de dangers. Tandis que l’archevêque d’Embrun présidait le concile qui se tint dans cette ville en 1727, et où l’on déposa — le 21 septembre — Jean Joanen, évêque janséniste de Senez, l’un des plus célèbres appelants de la bulle Unigenitus, Claudine de Tencin animait et fortifiait, par ses discours, le parti des constitutionnaires. Elle argumentait avec tant de feu et de grâce tout ensemble, que l’on ne sortait d’auprès d’elle qu’enflammé d’amour pour la bulle, ou plutôt de fureur contre ceux qui la rejetaient.

La cour, dont ce prosélytisme ardent secondait les vues, craignit pourtant qu’il n’allumât des haines trop dangereuses entre les deux partis, et l’indiscrète théologienne eut ordre de se retirer à Orléans pour laisser aux têtes qu’elle avait échauffées le temps de se refroidir un peu. Son exil ne fut pas long : le crédit de son frère auprès du cardinal de Fleury lui fit bientôt accorder la permission de revenir à Paris.

Toutes ses faiblesses n’avaient pas eu pour but l’élévation de son frère. Elle avait cédé à un penchant désintéressé, en aimant le chevalier Louis-Camus Destouches. Le fruit de cet amour fut le célèbre d’Alembert (1717). On prétend qu’il fut exposé sur les marches de l’église Saint-Jean-le-Rond, et recueilli par une pauvre vitrière, qui lui donna tous les soins d’une mère tendre. On ajoute que madame de Tencin, lorsque les talents de ce fils commencèrent à jeter quelque éclat, voulut se faire connaître à lui, et que le jeune géomètre, peu sensible à cette marque tardive et équivoque d’amour maternel, répondit : « Je ne connais qu’une mère, c’est la vitrière ».

Portrait (colorisé) de Jean le Rond d'Alembert, fils de Claudine de Tencin, d'après le dessin de Jollain (1750)

Portrait (colorisé) de Jean le Rond d’Alembert, fils de Claudine de Tencin,
d’après le dessin de Jollain (1750)

C’était peu que jusqu’ici Claudine de Tencin eût mené une vie agitée par les passions ; elle devait essuyer un des coups du sort les plus accablants et les moins prévus. Elle fut impliquée très gravement dans une affaire criminelle. Un nommé Charles-Joseph de La Fresnaye, conseiller au grand conseil, se tua chez elle d’un coup de pistolet (avril 1626). Ce suicide prit d’abord aux yeux de la justice le caractère d’un assassinat. Claudine de Tencin fut soupçonnée d’y avoir contribué, par la seule raison sans doute que ce prétendu meurtre avait été commis dans son appartement.

Maurepas conte ainsi le roman de madame de Tencin et de La Fresnaye : « Madame Tencin, la Ninon manquée de son siècle, continuait de mener à Paris une vie agréable et voluptueuse, cabalant et négociant, voyant les ministres et se mêlant beaucoup des affaires du gouvernement. Elle avait été d’abord aimée et secourue dans sa pauvreté primitive, lorsqu’elle sortit du couvent, par l’abbé Dubois, qui ne s’en cacha plus quand il fut devenu cardinal. Dillon, colonel d’un régiment irlandais, la fit mère de deux enfants ; le maréchal de Médavi lui succéda, puis d’Argenson, Destouches, lieutenant général d’artillerie, qui voulut l’épouser, et qui eût exécuté son dessein s’il n’eût craint le parlement : mais quelques conseillers déclarèrent que ce mariage serait cassé à cause de son apostasie ; on dit même dans le temps que le Régent et bien d’autres qui ne s’en vantent pas l’avaient aimée.

« Le dernier fut un conseiller au grand conseil nommé La Fresnaye ; amours qui occasionnèrent une affaire d’État. La Fresnaye avait beaucoup gagné pendant le système, et madame de Trencin avait contribué à le ruiner. Poursuivi et poussé à bout par ses créanciers, et ne pouvant être secouru par sa bien-aimée, un acte de désespoir occasionna la plus cruelle des vengeances ; car il battit toute une journée madame Tencin, et le soir il se tua d’un coup de pistolet dans son appartement, après avoir fait la veille un testament où il laissait comprendre qu’elle serait la cause de sa mort. » Et Maurepas d’ajouter avec son cynisme spirituel : « Ce pauvre La Fresnaye ne voulait pas qu’elle fût ce que la nature l’avait faite : une coquine. »

Claudine de Tencin fut mise au Châtelet, d’où on la transféra à la Bastille. Cependant la justice fut éclairée, revint de ses préventions, et renvoya madame de Tencin pleinement justifiée de l’odieuse imputation qu’on lui avait faite.

Ici commence pour elle une existence toute nouvelle, toute différente. Ce n’est plus cette femme que l’empire pernicieux des mœurs et des opinions de son temps, la fougue et l’irréflexion de son âge, l’ardeur de son esprit, de son âme et de ses sens, et, plus que tout cela peut-être, son excessif dévouement aux intérêts d’un frère, avaient précipitée dans mille écarts de conduite et de sentiments. Elle renonce tout à la fois à l’activité de l’intrigue, à la chaleur des disputes théologiques, aux plaisirs et aux tourments de l’amour ; le loisir, doucement occupé, remplace l’agitation des affaires ; à la dissipation succède une vie réglée et sédentaire ; pour effacer la célébrité peu honorable que lui avaient donnée ses agréments, ses succès et ses torts, elle aspire à la considération que procurent une sage conduite, des talents bien employés, et l’amitié des hommes de mérite.

Madame de Tencin apportant le chocolat dans son salon. De droite à gauche : Fontenelle, La Motte-Houdard, Saurin. Peinture de Jacques Autreau (1716)

Madame de Tencin apportant le chocolat dans son salon. De droite à gauche :
Fontenelle, La Motte-Houdard, Saurin. Peinture de Jacques Autreau (1716)

Sa maison devint le rendez-vous de beaucoup de savants et de gens de lettres ; et, pour que l’on n’ait point envie de confondre une telle réunion avec ces bureaux d’esprit, ces coteries littéraires, où les plus médiocres auteurs vont faisant échange de complaisances et d’applaudissements, pour se venger du public, qui les dédaigne ou les ignore, nous dirons que Fontenelle et Montesquieu étaient les personnages les plus assidus de la société de madame de Tencin. À l’amitié de ces deux grands hommes elle joignit celle de Benoît XIV. Ce suffrage si respectable ne pouvait pas être seulement accordé au mérite, et il prouve combien Claudine de Tencin avait su réparer, par les qualités de son âge mûr, les inconséquences de sa jeunesse. Lorsque Lambertini n’était encore que cardinal, elle entretenait avec lui une correspondance assez suivie. Dès qu’il fut fait pape, il lui envoya son portrait.

Madame de Tencin, qui avait si fort contribué à porter son frère au comble des grandeurs et de la fortune, ne jouit jamais que d’un revenu très médiocre. « Elle n’était nullement intéressée, dit Duclos ; elle regardait l’argent comme un moyen de parvenir, et non comme un but digne de la satisfaire. Elle ne voulait de richesses que pour son frère. » L’économie, qui conserve les grandes fortunes, double les petites. Claudine de Tencin épargna pour dépenser honorablement, et ses faibles moyens, bien ménagés, lui permirent de faire ce que trouve souvent impossible la prodigue opulence.

Lorsque De l’esprit des lois parut (1748), elle en prit un nombre considérable d’exemplaires, dont elle fit des présents à ses amis. Elle fit une chose agréable à ceux-ci, et en même temps elle donna la première impulsion au succès d’un ouvrage qui devait être un des plus beaux titres de notre gloire littéraire. Entourée des hommes les plus instruits et les plus aimables, ainsi que des amis les plus tendres et les plus fidèles, elle vécut jusqu’à l’âge de presque soixante-huit ans, mourant à Paris le 4 décembre 1749, quand déjà grondait comme l’orage la philosophie de d’Alembert. Jusqu’à ses derniers jours, elle avait tenu son académie, assistée de son chancelier d’Argental et de son secrétaire Pont-de-Veyle.

Le caractère de madame de Tencin ne fut guère moins attaqué que sa conduite. Moitié bienveillance, moitié désir de plaire et de réussir, elle s’était fait, dit-on, un système suivi de flatterie, qui allait quelquefois jusqu’à dégoûter ceux-mêmes envers qui elle le pratiquait. Certains y ont vu de la fausseté, sans songer que cette complaisance, qui porte a tout louer, n’est un défaut essentiel et nuisible, qu’autant que l’on immole d’une main ceux que l’on encense de l’autre ; or, rien ne prouve que Claudine de Tencin se soit rendue coupable de cette perfidie. On vantait, devant l’abbé Trublet, la douceur de madame de Tencin. « Oui, dit-il, si elle avait intérêt de vous empoisonner, elle choisirait le poison le plus doux. »


Les Malheurs de l’amour, par Claudine de Tencin

Duclos parle également de son esprit : « On ne pouvait, dit-il, en avoir davantage, et elle avait toujours celui de la personne à qui elle avait affaire. » Douée de beaucoup de finesse et de vivacité, entourée continuellement d’hommes aimables et spirituels, dont les saillies ou les réflexions provoquaient les siennes, il n’était pas possible qu’il ne lui échappât soit des mots piquants, soit de ces traits d’observation ou de sentiment qu’on rencontre si souvent dans ses ouvrages : on en a retenu quelques-uns ; citons-en deux. « Les gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, disait-elle, parce qu’ils ne croient jamais le monde assez bête, aussi bête qu’il l’est. » On sait que la principale qualité de Fontenelle était la modération, et qu’il ne se piquait nullement de cette chaleur de sentiment qui est presque toujours le principe de nos actions généreuses, et la source de nos malheurs. Claudine de Tencin lui dit un jour en lui posant la main sur le cœur : « Ce n’est pas un cœur que vous avez-là, mon cher Fontenelle, c’est de la cervelle comme dans la tête. » Le philosophe se reconnut dans ce mot, et ne s’en formalisa point.

Quoique l’exemple de beaucoup de poètes dramatiques et de romanciers prouve sans réplique que, pour bien peindre les passions il n’est pas absolument nécessaire de les avoir ressenties, et qu’il suffit d’en avoir observé les effets dans les autres, toujours est-il certain que celui-là a un très grand avantage sur ses rivaux, qui décrit des situations qui ont été les siennes, et des sentiments que lui-même a éprouvés. L’amour avait rempli et troublé une partie de la vie de Claudine de Tencin ; elle en employa l’autre à le peindre, et sans doute est-ce dans sa propre expérience qu’elle a puisé cette connaissance parfaite des mouvements les plus secrets de la passion, des formes si variées sous lesquelles elle se cache ou se montre aux yeux ; en un mot, cette science du cœur que toute l’attention, toute la sagacité d’un observateur désintéressé ne pourraient jamais acquérir au même degré.

Mémoires du Comte de Comminge (1735) est sans contredit le plus parfait de ses romans. De La Harpe, après avoir parlé de la Princesse de Clèves de madame de La Fayette, dans les termes de l’admiration la plus vive et la mieux sentie, dit : « Il n’a été donné qu’à une autre femme de peindre un siècle après, avec un succès égal, l’amour luttant contre les obstacles et la vertu. Mémoires du Comte de Comminge peut être regardé comme le pendant de la Princesse de Clèves. » Si nul roman n’est plus attendrissant que Le Comte de Comminge, nul aussi n’offre des leçons de vertu et de conduite plus fortes et en plus grand nombre.

On prétend qu’un autre de ses romans à succès, Le Siège de Calais, nouvelle historique (1739), fut fait presque par gageure. On se plaignait dans la société de madame de Tencin de la marche uniforme des romans qui, pour la plupart, retracent l’origine et les progrès d’une passion que couronne la possession de l’objet aimé, et ne diffèrent entre eux que par la nature et le nombre des incidents qui retardent et amènent ce dénouement. Claudine de Tencin promit d’en faire un qui commencerait par où les autres finissent. Elle tint parole. Madame de Granson et Monsieur de Canaple, au moment où leur amour ne fait que de naître, se trouvent dans les bras l’un de l’autre par un concours fortuit de circonstances qui les trompent tous deux. La vérité se découvre aussitôt, et dès lors le roman entier n’a pour but que d’amener madame de Granson à accorder de plein gré au comte de Canaple, une faveur qu’il n’avait due d’abord qu’au hasard.

La circonstance du siège de Calais, par Édouard III, roi d’Angleterre, fournit à cet amant les occasions de développer un attachement et une générosité à toute épreuve, qui finissent par lui mériter le pardon de sa faute involontaire et la main de sa maîtresse. Ce sujet difficile et délicat est traité avec toute l’adresse, toute la décence qu’une femme pouvait y mettre. Le plus vif intérêt y règne d’un bout à l’autre : les caractères, principalement celui de Monsieur de Canaple, y ont une physionomie neuve et piquante. Si l’unité d’objet, la marche simple et rapide de l’action ont valu au Comte de Comminge l’honneur d’être placé à côté de la Princesse de Clèves, le mélange des beautés et des défauts donne au Siège de Calais plus de rapport avec Zayde.

Claudine de Tencin. Gravure publiée dans Oeuvres complètes de mesdames de La Fayette et de Tencin (Tome 4), édition de 1804

Claudine de Tencin. Gravure publiée dans Oeuvres complètes
de mesdames de La Fayette et de Tencin
(Tome 4), édition de 1804

En 1747 parut Les Malheurs de l’amour, autre roman de Claudine de Tencin rencontrant un succès. Il est écrit en forme de Mémoires comme Le Comte de Comminge. L’amour y cause un enchaînement d’infortunes que termine de la manière la plus douloureuse la mort violente de ce Barbasan, toujours si aimé et si digne de l’être, lorsque les apparences les plus fortes accusent sa fidélité. Il existe entre ce roman et celui du Comte de Comminge un rapport très honorable : c’est qu’il offre comme lui une foule d’instructions salutaires. Elles ne consistent pas en froids et vains discours ; elles résultent des malheurs produits par l’oubli des devoirs ou des règles prudence. L’action est conduite d’une manière plus simple, plus vraisemblable que dans Le Siège de Calais. Elle est à la vérité suspendue par un très long épisode qui n’y tient pas essentiellement ; mais cet épisode est amené d’une manière si naturelle, il offre lui-même tant d’intérêt, que le plaisir du lecteur n’est point affaibli pour avoir changé d’objet.

Le dernier des ouvrages de Claudine de Tencin est intitulé : Anecdotes de la cour et du règne d’Edouard II roi d’Angleterre. Elle n’en a fait que les deux premières parties ; la troisième et dernière est de madame Élie de Beaumont, femme du célèbre avocat de ce nom, et auteur des Lettres du marquis de Roselle, roman également recommandable par la pureté de la morale et celle de la diction. Elle a repris avec tant d’adresse le fil interrompu de l’action, et modelé avec tant de justesse son style sur celui de madame de Tencin, que le roman semble avoir été imaginé d’un seul jet et écrit par une même plume.

Le style de madame de Tencin est plein de naturel, d’agrément et de bon goût ; on y remarque de temps en temps de ces heureuses irrégularités qu’on ne pourrait rectifier sans donner à la phrase un tour moins vif et moins énergique ; sa narration, également éloignée de la sécheresse et de la diffusion, n’omet rien d’intéressant, n’admet rien de superflu ; les discours qu’elle fait tenir à ses personnages sont toujours assortis à leur caractère et à leur situation. La nature de ses romans en général a souvent exigé d’elle l’emploi du pathétique, et l’on peut dire qu’elle en a parfaitement connu et déployé toutes les ressources.

On n’a su qu’après sa mort qu’elle était l’auteur de ses ouvrages ; de son vivant, le secret en était renfermé entre un fort petit nombre d’amis. Ce fut Montesquieu qui le divulgua le premier. On trouvera la preuve de l’incognito qu’elle gardait sur ses écrits dans cette épître dédicatoire, mise en tête de la première édition du Siège de Calais : « C’est à vous que j’offre cet ouvrage, à vous à qui je dois le bonheur d’aimer. J’ai le plaisir de vous rendre un hommage public, qui cependant ne sera connu que de vous. »

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