LA FRANCE PITTORESQUE
1er décembre 1803 : arrêté des Consuls
instaurant le livret ouvrier
(D’après « Du livret d’ouvrier » (par Camille Arnaud) paru en 1856,
« Histoire de Tourcoing » (sous la direction d’Alain Lottin) paru en 1986
et « Dictionnaire général de l’administration contenant
la définition de tous les mots de la langue administrative »
(sous la direction d’Alfred Blanche) paru en 1849)
Publié le jeudi 1er décembre 2022, par Redaction
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Constituant une sorte de curriculum de la vie professionnelle et jouant le rôle de contrat de travail, le livret ouvrier avait déjà été instauré sous Louis XVI en 1781, mais est rendu obligatoire sous sa forme moderne par Napoléon en 1803, avant d’être aboli en 1890
 

Des lettres patentes du 2 janvier 1749 imposèrent aux compagnons et ouvriers l’obligation de prendre de leurs maîtres un congé exprès et par écrit, à peine de cent livres d’amende. Ce congé, sur le refus du maître, était délivré par le juge de police du lieu, en tant néanmoins que l’ouvrier avait achevé l’ouvrage qu’il avait commencé chez son maître, et acquitté les avances qui auraient pu lui avoir été faites.

Les maîtres, de leur côté, ne pouvaient employer les compagnons et ouvriers ayant travaillé chez d’autres de leur état et profession, sans qu’il leur apparut d’un congé par écrit des maîtres qu’ils avaient quittés, ou des juges de police, sous peine de trois cents livres d’amende par chaque contravention, et de tous dépens, dommages-intérêts.

Livret d'un ouvrier tailleur de pierre datant de 1809
Livret d’un ouvrier tailleur de pierre datant de 1809

Les dispositions de ces lettres, fort explicites quant aux garanties accordées aux maîtres, se préoccupaient assez peu des ouvriers. Inspirées par l’édit Turgot de 1776, de nouvelles patentes furent rendues en 1781. Plus libérales, elles imposèrent à l’ouvrier d’être muni d’un livre ou cahier sur lequel devaient être portés successivement les différents certificats qui lui étaient délivrés par les maîtres chez lesquels il avait travaillé, ou par le juge de police. En ordonnant pour la première fois la tenue d’un livret, elles établirent le principe nouveau de la réciprocité d’obligations entre le maître et l’ouvrier, et de la foi due par l’un comme par l’autre à leur exécution.

Cette utile institution fut abolie par la loi du 17 mars 1791 qui, en détruisant le régime des corporations, des maîtrises et des jurandes, fit tomber avec elle les règlements dont il vient d’être question. Quelques mois plus tard la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 interdisait toute structure ouvrière organisée sous peine de prison (trois mois) et la grève. Il est noter qu’à cette époque, aucun conflit sérieux n’éclate entre patronat et ouvriers. Cependant, en 1792, les ouvriers montrent leur force pour obtenir une augmentation de salaire : ils font en effet alors pression pour ne plus être payés en assignats mais exigent leur salaire en argent, conscients des pertes qu’ils encourent.

Rétablissant l’institution antérieure à la Révolution, la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803) interdit de recevoir comme ouvrier un apprenti sans congé d’acquit de son précédent patron ou un ouvrier sans livret. Mais cette loi employant des termes trop généraux, il en résultait que tout ouvrier, quel que fût le genre de son travail, était soumis à l’obligation du livret, ce qui dépassait le but qu’on se proposait d’atteindre.

Cet inconvénient fut corrigé par l’arrêté des Consuls du 9 frimaire an XII (1er décembre 1803), n’imposant l’obligation du livret qu’aux ouvriers travaillant en qualité de compagnon ou de garçon, c’est-à-dire à ceux qui exerçaient une profession manuelle se rattachant à une industrie, à une fabrication quelconque. Si la jurisprudence appliquera par la suite la dénomination ouvrier aux femmes et aux filles travaillant dans les fabriques, elle refusera (arrêts de juin 1836 et de février 1839) d’étendre l’obligation du livret aux apprentis, aux journaliers et aux contremaîtres. La loi du 22 juin 1854 définira sans ambiguïté ce qu’elle entend par le terme ouvrier, stipulant clairement que ne doivent pas être considérés comme tels les simples journaliers venant par hasard faire quelques journées dans un établissements, ni ceux qui sont attachés à une exploitation agricole, ni les domestiques, commissionnaires, gens de journées, ni les ouvriers d’agriculture.

La loi du 1803 fixe que le livret est rédigé sur papier libre, coté et paraphé sans frais, par un commissaire de police à Paris, Lyon et Marseille, et dans les autres villes par le maire ou l’un des adjoints, le premier feuillet portant le sceau de la municipalité. Le premier livret d’un ouvrier lui est délivré : 1° sur la présentation de son acquit d’apprentissage ; 2 ou sur la demande de la personne chez laquelle il a travaillé ; 3° ou, enfin, sur l’affirmation de deux citoyens patentés de sa profession et domiciliés, portant que le pétitionnaire est libre de tout engagement, soit pour raison d’apprentissage, soit pour raison d’obligation de travail comme ouvrier.

Lorsqu’un ouvrier veut faire coter et parapher un nouveau livret, il doit représenter l’ancien. Le nouveau livret n’est délivré qu’après qu’il a été vérifié que l’ancien est rempli ou hors d’état de servir. Si l’ouvrier a perdu son livret, il peut, sur la présentation de son passeport en règle, obtenir la permission provisoire de travailler, mais sans pouvoir être autorisé à aller dans un autre lieu, et à la charge de fournir à l’officier de police du lieu la preuve qu’il est libre de tout engagement, et tous les renseignements nécessaires pour autoriser la délivrance d’un nouveau livret, sans lequel il lui est interdit de partir.

Le passeport ne dispense pas l’ouvrier du livret et vice versa. Mais la disposition rigoureuse de ce même article, portant que tout ouvrier voyageant sans livret pourra être arrêté et puni comme vagabond, n’a jamais été appliquée. Si le maître l’exige, c’est entre ses mains que le livret est déposé.

La loi du 22 germinal an XI rappelle en outre que ce principe inconnu avant Turgot, que les conventions faites de bonne foi entre les ouvriers et ceux qui les emploient doivent être exécutées. Néanmoins, elle défend que l’engagement d’un ouvrier excède une année, à moins qu’il ne soit contremaître, conducteur des autres ouvriers, ou qu’il n’ait un traitement et des conditions stipulés dans un acte exprès. Par cette interprétation extensive de l’article 1780 du Code civil, elle prévient ainsi tout abus auquel la position subalterne de l’ouvrier pourrait l’exposer de la part du maître.

C’est le livret qui sert de preuve, et, dans certains cas, de gage aux conventions dont nous parlons. Ainsi, tout manufacturier, entrepreneur, et généralement toutes personnes employant des ouvriers sont tenus, quand ces ouvriers sortent de chez eux, d’inscrire sur leurs livrets un congé portant acquit de leurs engagements, s’ils les ont remplis. Si quelqu’une de ces personnes ne sait ou ne peut écrire, ou lorsqu’elle est décédée, le congé d’acquit est délivré après vérification par le commissaire de police, le maire du lieu ou l’un de ses adjoints et sans frais.

D’autre part, l’ouvrier qui a reçu des avances sur son salaire, ou contracté l’engagement de travailler un certain temps, ne peut exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé qu’après avoir acquitté sa dette par son travail et rempli ses engagements, quand son maître l’exige.

Gendarme vérifiant le livret d’un ouvrier tailleur de pierre. Gravure extraite d’Histoire illustrée
du Second Empire
(Tome 2) par Taxile Delord, édition de 1880

Si l’ouvrier est obligé de se retirer, parce que le maître lui refuse du travail ou son salaire, son livret et son congé lui sont remis, alors même qu’il n’a pas encore remboursé les avances qui lui ont été faites. Seulement, le maître créancier a le droit de mentionner la dette sur le livret, de manière que ceux qui emploieront ultérieurement l’ouvrier puissent faire, jusqu’à entière libération, sur le produit de son travail, une retenue des deux dixièmes de son salaire journalier au profit du maître antérieur.

Toute contestation qui s’élève en matière de congés dus aux ouvriers ou mal à propos exigés par eux est de la compétence exclusive de la police administrative. Quand le magistrat de police a statué, aucun des tribunaux ordinaires ne peut prendre connaissance de la question qu’il a décidée. En cas de condamnation du maître, les dommages-intérêts adjugés à l’ouvrier lui sont payés sur-le-champ.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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