LA FRANCE PITTORESQUE
11 octobre 1685 : mort du comédien
Antoine Jacob dit Montfleury
(D’après « Répertoire du théâtre français, ou Recueil des tragédies et comédies
restées au théâtre depuis Rotrou » (par Petitot) Tome 8 paru en 1804,
« Le Temps » du 10 novembre 1902, « Actes de l’Académie nationale
des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux » paru en 1895,
« Revue historique, littéraire et archéologique de l’Anjou » paru en 1872
et « Chefs-d’oeuvre des auteurs comiques » (édition collective) Tome 1 paru en 1879)
Publié le mercredi 11 octobre 2023, par Redaction
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Fils de Zacharie Jacob, célèbre comédien de la troupe de l’hôtel de Bourgogne, Antoine, reçu avocat à 20 ans, décide cependant d’embrasser une carrière d’auteur et d’acteur de théâtre : devenant un illustre dramaturge comique ainsi qu’un grand rival de Molière qui avait raillé son père, il se distingue par une vivacité de style et des personnages plaisants, mais est parfois fustigé pour la licence de ses pièces qu’une crudité de langage et des plaisanteries d’un goût équivoque caractérisent
 

Antoine Jacob dit Montfleury naquit à Paris en 1640 — Auguste Jal affirme cependant dans son Dictionnaire critique de biographie et d’histoire paru en 1872 avoir retrouvé l’acte de naissance mentionnant le 22 septembre 1639 comme date de baptême. Son père, Zacharie Jacob (1611-1667), tenant à une famille noble d’Anjou, après avoir achevé ses études et ses exercices militaires, avait été dans sa jeunesse page du duc de Guise et fréquenta souvent les spectacles de Paris à la suite du prince, prenant un goût très vif pour le théâtre : il s’engagea dans une troupe de province, et parcourut ainsi la France pendant deux ans.

Revenu à Paris, Zacharie entra dans la troupe de l’hôtel de Bourgogne où son talent le fit bientôt remarquer. Le cardinal de Richelieu le protégea, et lui donna des gratifications qui le mirent en état de faire un mariage avantageux. Il était devenu le meilleur acteur de l’hôtel de Bourgogne. Ce fut lui qui créa les rôles du Cid et d’Horace. Il paraît que cet acteur, malgré les succès qu’il avait obtenus, se dégoûta du théâtre ; du moins on ne peut attribuer qu’à ce sentiment les soins qu’il donna à l’éducation de son fils Antoine, et le désir qu’il montra de lui faire prendre une autre profession que celle de comédien.

Antoine Jacob dit Montfleury. Gravure de Rémi Delvaux de 1787, d'après un portrait réalisé par Robert Nanteuil
Antoine Jacob dit Montfleury. Gravure de Rémi Delvaux de 1787,
d’après un portrait réalisé par Robert Nanteuil

Le jeune Antoine eut beaucoup de succès dans ses études, les termina d’une manière brillante, et se fit recevoir avocat en 1660. Mais, comme il est trop vrai que les erreurs des pères ne sont presque jamais d’aucune utilité pour les enfants, le goût du théâtre s’empara bientôt de lui : la licence des coulisses qu’il fréquentait faisait un contraste trop marqué avec la sévérité de l’état qu’on voulait lui donner, pour qu’elle ne l’emportât pas dans un jeune homme sur une vocation qui n’était pas encore bien décidée. Il quitta donc le barreau pour la scène : à-la fois auteur et acteur, il donna longtemps la vogue au théâtre de l’hôtel de Bourgogne, qui rivalisait avec celui de Molière.

Il se mit donc à écrire des comédies, les deux premières — Le Mariage de rien (1660) et Les Bêtes raisonnables (1661) — étant publiées sous le nom et le titre d’Antoine Jacob, avocat en Parlement. Depuis lors il ne fut plus connu, comme son père, que sous le nom de Montfleury.

En 1665, il épousa Marie-Marguerite de Soulas, fille d’un comédien du roi, Josias de Soulas, écuyer, sieur du Tot, nommé Floridor. Antoine était fort lettré, et parlait l’espagnol avec tant de perfection que, de l’aveu d’Anne d’Autriche (morte en 1666, épouse de feu Louis XIII et mère de Louis XIV), les indigènes même ne le parlaient pas aussi bien. Étant si familier avec cette langue, il n’est pas étonnant qu’il ait emprunté aux auteurs espagnols le sujet de plusieurs de ses pièces, d’autres lui ayant été inspirées par des anecdotes du temps.

Le Mari sans femme (1663) est la première comédie de Montfleury qui ait eu du succès. Le sujet est un mari forcé de céder sa femme à celui qui la lui a enlevée. La réussite de cette pièce encouragea l’auteur à travailler dans le même genre ; presque toutes ses comédies ont quelques rapports avec celle-ci.

L’École des jaloux ou le Cocu volontaire, qui fut donnée l’année suivante, présente à peu près les mêmes objets : un mari imbécile vient à Cadix avec sa femme ; un amant qui s’entend avec elle fait déguiser en Turcs quelques uns de ses amis ; on attire le mari à une promenade sur la mer ; le vaisseau est attaqué par de prétendus corsaires ; il est pris, et l’amant, qui se fait passer pour le grand-turc, use de son autorité pour s’emparer de sa maîtresse : elle feint de s’y refuser ; et le mari, menacé du supplice, la force à consentir à ce que l’on exige d’elle.

Cette scène, où toutes les convenances sont violées, eut beaucoup de succès ; nous en citerons les traits principaux :

LÉONOR
Ah ! quoique de ma foi mon époux me dégage,
Je n’y puis consentir.

SANTILLANE
Quoi donc ! vous aimez mieux...

LE GRAND-TURC
Puisqu’il n’avance rien, qu’on l’ôte de mes yeux ;
Qu’on le mène au gibet.

SANTILLANE
Hélas ! que l’on attende !
(à Léonor)
Dites donc oui, morbleu ! de peur qu’on ne me pende.

Aucun acteur ne se mit autant à l’aise avec les spectateurs que Montfleury. On peut en juger par l’épître dédicatoire de cette comédie, où l’on trouve cette phrase : « En vous dédiant ce livre, je suis assuré, quant aux exemplaires, que si chacun de vous en achète un, le libraire sera riche à jamais ; et que si le quart de ce que vous êtes me fait des remerciements, j’ai des compliments à recevoir pour plus de six mois. »

L’École des Filles (1666) est très inférieure à celle des Jaloux. L’auteur a cherché à présenter toutes les ruses dont peut s’aviser une jeune fille cachant sa finesse sous les apparences de la naïveté, et s’efforçant de tromper son frère qui veut lui faire épouser un homme qu’elle hait. Ce cadre pouvait être amusant ; et L’École des Femmes de Molière, qui avait été jouée quatre ans auparavant, donnait l’idée du parti qu’un auteur comique pouvait tirer de cette situation : on ne trouve dans la pièce de Montfleury aucun trait agréable, et le principal personnage est tout à fait manqué.

La Femme juge et partie (1669) fut faite sur une anecdote très répandue alors : un marquis du Fresne était accusé d’avoir vendu sa femme à un corsaire ; il paraît que les applications qu’on se permit contribuèrent plus que le mérite réel de la pièce à lui donner un succès presque sans exemple.

La Femme juge et partie. Gravure extraite de l’édition de 1735 des OEuvres de Montfleury,
contenant ses pièces de théâtre, représentées par la troupe des comédiens du roi à Paris

On doit être moins sévère sur les plaisanteries que se permet Montfleury dans cette pièce, qu semblent aujourd’hui un peu grossières, lorsqu’on lit dans l’Épître dédicatoire qu’il adresse au célèbre et respectable magistrat Nicolas Potier : « L’approbation qu’elle a eue de vous est un effet de l’estime que toute la France fait des choses que vous honorez de la vôtre. Oui, monseigneur, la lecture que j’eus l’honneur de vous en faire avant qu’elle fût représentée, et la bonté que vous eûtes de me témoigner qu’elle ne vous avait pas déplu, me firent sortir des bornes que la modestie me devait prescrire. »

La gaieté n’y est pas exempte de licence, et le style n’en est pas toujours très correct. Si les premiers actes sont assez languissants, les deux derniers renferment des situations fort comiques, rehaussées d’un dialogue plein de verve et de mordant. La pièce fut jouée sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne : la même année Molière représentait au Palais royal un de ses chefs-d’œuvre. Le succès de la comédie de Montfleury balança celui qu’obtint Molière : les comédiens de l’hôtel de Bourgogne donnèrent à la suite de la pièce une critique du Tartufe où l’on trouve ces vers que Voltaire a conservés :

Molière plaît assez ; c’est un bouffon plaisant
Qui divertit le monde en le contrefaisant :
Ses grimaces souvent causent quelques surprises ;
Toutes ses pièces sont d’agréables sottises :
Il est mauvais poète et bon comédien ;
Il fait rire, et de vrai c’est ce qu’il fait de bien.

Une animosité certaine avait pris corps quelques années auparavant entre Molière et le père d’Antoine qui avait joué à l’hôtel de Bourgogne de 1637 à 1667. Zacharie Jacob avait eu, avec Cyrano de Bergerac un démêlé fameux, celui-là même qu’Edmond Rostand mit en scène au premier acte de sa pièce. Zacharie était obèse, avec de petites jambes. Cyrano le comparait à « une longe de veau qui se promène sur ses lardons ». Il lui écrivait : « Pensez-vous, à cause qu’un homme ne saurait vous battre tout entier en vingt-quatre heures et qu’il ne saurait en un jour échiner qu’une de vos omoplates, que je me veuille reposer de votre mort sur le bourreau ? »

Ce gros homme beuglait d’une voix de taureau ses rôles de roi. C’est à lui que Molière fit allusion dans l’Impromptu de Versailles (octobre 1663) en disant : « Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! Qui soit entripaillé comme il faut, un roi d’une vaste circonférence et qui puisse remplir un trône de la belle manière. » Puis il contrefaisait l’emphase du vieux comédien et sa manière « d’appuyer le dernier vers », pour « faire le brouhaha ».

Le professeur de rhétorique et journaliste Eugène Despois, qui écrit au XIXe siècle, nous apprend que « Montfleury, comédien de la troupe royale (...) était si prodigieusement gros qu’il était soutenu par un cercle de fer. Il faisait des tirades de vingt vers de suite, et poussait le dernier avec tant de véhémence que cela excitait des brouhahas et des applaudissements qui ne finissaient point. Il était plein de sentiments pathétiques, et quelquefois jusqu’à faire perdre la respiration aux spectateurs. »

Si Zacharie Jacob avait filé très doux avec Cyrano de Bergerac, paraissant selon Eugène Des pois avoir « supporté assez patiemment » les « traits peu délicats assurément » et les « brutalités grossières » que le terrible duelliste avait publiés sur sa grosseur, sa conformation physique et son embonpoint exceptionnels, « il se montra plus susceptible à l’égard de Molière » et tenta contre lui une redoutable vengeance en adressant au roi une requête où il accusait son ennemi d’avoir épousé sa propre fille ; odieuse calomnie dont le roi vengea Molière en servant de parrain à son premier enfant. Notons que personne n’a vu cette requête, que nul en son temps n’en parla, et que nul n’en aurait donc soupçonné l’existence si les Racine père et fils n’y avaient pas fait allusion.

Antoine, fils de Zacharie, se posa doublement en rival de Molière, comme acteur et comme auteur. Sa pièce intitulée l’Impromptu de l’hôtel de Condé, en un acte, en vers alexandrins, représentée pour la première fois le 11 décembre 1663 — en présence de la famille royale, à l’occasion du mariage du duc d’Enghien, fils du « Grand Condé » — puis jouée en public sur la scène de l’hôtel de Bourgogne à partir de janvier 1664, est une réponse directe à l’Impromptu de Versailles.

Frontispice de l’édition de 1682 de l’Impromptu de Versailles, de Molière

Dans leur Histoire du Théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, les frères Claude et François Parfait relatent que « la scène se passe au Palais, dans la salle marchande, entre un marquis, une marquise, un de leurs amis, nommé Alcidon, un solliciteur de procès, une marchande de livres, de Villiers et Beauchâteau, tous deux comédiens de l’hôtel de Bourgogne. Les premiers sont venus au Palais à l’occasion d’un procès qui les intéresse ; les derniers y sont venus pour faire quelques emplettes, dans cette salles. Cette comédie n’est qu’une conversation entre les personnages que nous venons de nommer », et dans laquelle la troupe de Molière, et lui-même, comme auteur, sont fort mal traités.

Au portrait satirique de son père, Antoine répondait dans cette pièce en représentant ainsi Molière dans La Mort de Pompée de Corneille :

Il est fait tout de même : il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse et l’épaule en avant,
Sa perruque, qui suit le côté qu’il avance,
Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence,
Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé,
La tête sur le dos comme un mulet chargé ;
Les yeux fort égarés, puis, débitant ses rôles,
D’un hoquet éternel sépare ses paroles ;
Et lorsque l’on lui dit : « Et commandez ici »,
Il répond :
« Connaissez-vous César, de lui parler ainsi ?
« Que m’offrirait de pis la fortune ennemie,
« À moi qui tiens le sceptre égal de l’infamie ? »

« Ce portrait, rapporte l’écrivain Jules-Antoine Taschereau dans son Histoire de la vie et des ouvrages de Molière (1863), « si nous le comparons à ceux que les peintres et les écrivains nous ont laissés de Molière, offre plus d’un trait de ressemblance. La couronne de lauriers se trouve dans presque tous, et le hoquet n’a point été oublié non plus par les historiens du théâtre. Il avait contracté ce tic en s’efforçant de se rendre maître d’une excessive volubilité de prononciation. Mais, dans la comédie, son art infini dissimulait ce défaut autant que possible ! »

Seule de toutes les comédies qui luttèrent avec les pièces de Molière, La Femme juge et partie est restée au théâtre où elle a toujours été remise avec succès.

La Fille capitaine (1672) soutint la réputation que Montfleury s’était acquise : on y trouve du comique de situation ; mais les invraisemblances y sont trop fortes.

Trigaudin ou Martin braillard (1674) est d’une indécence et d’une immoralité beaucoup plus prononcées que toutes les autres pièces de Montfleury. Il s’agit d’un mari qui fait passer sa femme pour sa cousine, et qui la veut faire épouser à un riche vieillard dont il a le projet de se débarrasser ensuite par un assassinat. Le Mercure galant avait rapporté cette anecdote scandaleuse ; et c’était là que l’auteur avait puisé les matériaux de sa pièce.

Il n’en faudrait pas conclure que les mœurs fussent alors plus corrompues que de nos jours ; du moins les poètes comiques, en offrant aux spectateurs des objets de cette nature, les peignaient dans leur affreuse nudité, et les rendaient par cela même incapables de séduire ; au lieu que souvent, dans le XVIIIe siècle, on a donné les apparences de la vertu à des actions qui n’en avaient point.

Crispin gentilhomme (1677) est une des pièces les moins indécentes de Montfleury. Un paysan s’est chargé du fils d’un homme de qualité qui le lui a confié au moment d’entreprendre un long voyage ; l’enfant est mort, et le paysan craignant le ressentiment du père, lui présente à son retour un autre enfant que sa femme a eu d’un premier mariage. Les balourdises de Crispin, qui dément la noble origine qu’on lui attribue, font tout le comique de cette pièce.

Frontispice de l’édition de 1735 du tome second des OEuvres de Montfleury, contenant
ses pièces de théâtre, représentées par la troupe des comédiens du roi à Paris

La Dame Médecin (1678), que Montfleury fit représenter l’année même où il quitta le théâtre, est une de ses meilleures comédies. Par un stratagème assez adroit la fille d’un médecin de Paris, devenue amoureuse d’un jeune homme qui doit épouser une demoiselle de Lyon, parvient à rompre ce mariage en se servant des connaissances qu’elle a pu acquérir dans la société de son père. On trouve dans cette pièce une peinture assez piquante de l’état d’une personne malade à qui tout le monde veut donner des recettes :

Ma foi, je ne sais point ce que cela veut dire,
Mais je puis assurer, sans en savoir les noms,
Que nous en avons vu de toutes les façons :
Sur ce chapitre-là tout le monde raffine ;
Il n’est point de voisin, il n’est point de voisine
Qui, donnant là-dessus dedans quelque panneau,
Ne nous ait envoyé quelque docteur nouveau :
Nous avons vu céans un plumet qui gasconne ;
Un abbé qui guérit par les poudres qu’il donne ;
Un diseur de grands mots, jadis musicien,
Qui fait un dissolvant qui ne guérit de rien ;
Six médecins crasseux qui venaient sur des mules ;
Un arracheur de dents qui donne des pilules ;
La veuve d’un chimiste et la sœur d’un curé
Qui font à frais communs d’un baume coloré ;
Un chevalier de Malte, une dévote, un moine ;
Le chevalier guérit avec de l’antimoine,
Le moine avec des eaux de diverses façons ;
La dévote guérit avec des oraisons :
Que vous dirai-je enfin, monsieur ? De chaque espèce
Il est venu quelqu’un visiter ma maîtresse :
Chacun à la guérir s’était bien attendu ;
Cependant, vous voyez, c’est de l’argent perdu.

Il y a de la facilité et de la grâce dans cette tirade : mais on voit que l’auteur travaillait trop rapidement ; les vers n’ont pas la précision piquante qui doit distinguer le style poétique de la bonne comédie.

Comme son père, Montfleury se dégoûta du théâtre lorsqu’il eut passé l’âge de la jeunesse. Colbert, dont il était aimé, le chargea en 1678 d’une mission importante : il s’agissait d’opérer en Provence le recouvrement de sommes dues au roi par le Parlement. Il s’en acquitta avec assez de tact et de prudence pour satisfaire à la fois et le Parlement et la cour. On lui offrit même une place de conseiller, mais il eut la modestie de ne pas l’accepter. Il allait, du reste, être récompensé du succès de son zèle, par une place dans la ferme générale, lorsqu’il mourut à Aix le 11 octobre 1685. Pendant sa maladie, le Dauphin lui avait fait écrire pour lui offrir une pension et l’engager à continuer d’écrire pour la scène.

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