LA FRANCE PITTORESQUE
6 octobre 1331 : Jeanne de Divion est
brûlée par arrêt du parlement,
comme faussaire et sorcière
(D’après « Archives historiques et littéraires du nord de
la France et du midi de la Belgique », paru en 1844)
Publié le samedi 6 octobre 2018, par Redaction
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Jeanne de Divion, ainsi nommée du village de ce nom, naquit dans les environs de Béthune, d’une famille noble ; on ne sait rien de ses premières années. Sans doute douée d’une âme ardente, elle chercha dans l’étude des simples des connaissances qui devaient plus tard lui nuire ; des témoins déclarèrent, lors de son procès, qu’elle se mêlait d’expliquer les songes et de prédire l’avenir.

Mariée à Pierre de Broyes, elle ne tarda pas à se montrer perfide, adultère et incestueuse, au point qu’on put la croire familiarisée avec tous les vices. Maîtresse de Thierry d’Hirson, qui était prévôt d’Aire et confesseur de la comtesse Mahaut, elle montrait déjà ce caractère violent et entreprenant, qui fut le mobile de toutes ses actions. Par son testament, Thierry laissa à Jeanne une somme de 3000 livres, mais la comtesse Mahaut refusa de ratifier cette donation sous le prétexte que ce legs avait été arraché par captation, invoquant de plus les lois de l’Église, qui défendaient ce crime. Jeanne, arrêtée sous le poids de cette prévention, parvient à séduire son gardien Jean de Neufport, sergent de Beauquesne, et même l’emmène à Paris.

Mahaut d'Artois

Mahaut d’Artois

De grands troubles agitaient l’Artois à cette époque ; Robert II d’Artois avait terminé dans les plaines de Courtrai une vie héroïque — il meurt lors de la bataille de Courtrai le 11 juillet 1302 —, laissant son comté, non à son petit-fils Robert III d’Artois — dont le père Philippe était mort le 11 septembre 1298 suite à des blessures contractées un an plus tôt lors de la bataille de Furnes —, mais à sa fille Mahaut, épouse d’Othon IV, comte de Bourgogne.

Le prince Robert III n’avait pas tardé à faire valoir près du roi Philippe IV le Bel ses droits à l’héritage paternel, s’appuyant de plus sur la coutume féodale qui n’appelait les femmes au gouvernement des fiefs qu’à défaut des mâles. Une raison d’État le fit évincer par le parlement ; Mahaut avait en effet marié ses filles aux enfants du roi Philippe le Bel — Jeanne de Bourgogne au futur Philippe V le Long, et Blanche de Bourgogne au futur Charles IV le Bel —, et l’on voulait ainsi faciliter la réunion à la couronne d’une province aussi importante que l’Artois. Plus tard, lorsque la loi salique, mise en vigueur, eut bouleversé ces projets, Robert renouvela ses prétentions. A son instigation, des révoltes avaient éclaté en Artois, sous le prétexte de la liaison de Mahaut et de Thierry Larchier d’Hirson — qui sera nommé évêque d’Arras en avril 1328 —, mais bien plutôt pour appuyer les droits que ce prince prétendait avoir. Par les traités conclus, Mahaut accordait de grands avantages à son neveu pour obtenir la cession de l’Artois, et tout paraissait pacifié.

Arrivée à Paris, Jeanne de Divion court en toute hâte chez la comtesse de Beaumont — Jeanne de Valois, épouse de Robert III d’Artois et demi-soeur du roi Philippe VI — et lui apprend que Thierry, sur son lit de mort, le 23 août 1328, s’est repenti d’avoir caché des pièces utiles à Robert III d’Artois et lui parle même d’une lettre que cet évêque aurait écrite : mais la comtesse de Beaumont qui, sans doute, n’avait que faire d’un nouveau procès, prévenue d’autre part contre la demoiselle de Divion, refusa de lui prêter son appui, et Jeanne de Divion revint en Artois. Mais lors d’un second voyage qu’elle fit vers ce temps-là à Paris, elle agit si bien qu’elle se fit présenter à Robert lui-même : un sergent de ce dernier, nommé Maciot l’Allemant, fut l’entremetteur. Robert ébloui des promesses que lui fit Jeanne, la renvoya de suite en Artois chercher cette lettre de l’évêque, qu’elle disait y avoir laissée, et attendit son retour avec impatience.

Jeanne de Divion n’avait pas encore, pour commettre les faux, cette perfection, qu’elle atteignit plus tard à un si haut degré. Elle fit faire cet acte par un de ses confidents, Jacques Rondelle, lui recommandant de déguiser son écriture le plus qu’il pourrait ; puis elle le scella d’un sceau de Thierry, qu’elle avait détaché d’une de ses lettres, en présence de ses servantes Jeanne et Marie, dont l’une même tenait la chandelle. L’évêque reconnaissait avoir soustrait des pièces assez importantes pour faire rendre le comté d’Artois à son légitime possesseur, et pour ce crime, il implorait humblement le pardon de Robert, le suppliant de plus de laisser jouir paisiblement de la comté d’Artois, Mahaut jusqu’à sa mort ; il terminait en recommandant à Robert le porteur de cette lettre, ce à quoi le prince n’eut garde de manquer, et pour montrer à Jeanne son contentement, il lui fit présent de deux mille livres de terre situées à Damfront et à Passais, Jeanne elle-même fut forcée d’en convenir lors du jugement.

Robert III d'Artois, neveu de Mahaut d'Artois

Robert III d’Artois, neveu de Mahaut d’Artois

Outre les pièces, il fallait des témoins ; il est curieux de voir les promesses et les menaces que l’on emploie pour les faire déposer favorablement à Robert : à l’un on fournira de quoi faire un pèlerinage à Saint-Jacques en Galice ; à l’autre, on prendra tous les draps nécessaires ; tel sera vêtu et nourri aux dépens de Robert. Gérard de Juvigny, vallet de chambre du roi et orlogeur demeurant au Louvre, cède, dans le seul dessein de se débarrasser des pressantes sollicitations qui lui sont faites. Jeanne, l’âme de cette affaire, voyage en Artois ; offres et séductions de toute espèce, rien ne lui coûte pour obtenir des partisans à Robert ; elle va même jusqu’à user de l’influence que lui donne sa beauté, et ne se décourage d’aucun affront.

Le 6 juin 1329, au moment où Philippe de Valois venait de recevoir l’hommage d’Edouard d’Angleterre, Robert d’Artois se présenta devant lui et réclama justice. Grande fut la surprise des courtisans à cette demande inattendue : ils savaient, en effet, la reconnaissante affection de Philippe pour un seigneur qui avait si puissamment contribué à lui faire avoir la couronne, et on ne doutait pas que sa plainte ne fût reçue. En effet, Philippe ordonna la révision du procès et engagea Robert à réunir ses preuves ; le parlement fut investi de cette affaire. Robert présenta d’abord ses titres ; c’étaient : 1° Le contrat de mariage de Philippe d’Artois, en vertu duquel Robert remettait la propriété du comté à son fils et à ses hoirs mâles ; 2° Une ratification de cet acte, à l’exception du viage, par le même Robert ; 3° Une lettre, par laquelle la comtesse Mahaut déclarait avoir donné l’investiture du comté à Philippe, son frère, et enfin les lettres patentes confirmatrices du roi Philippe III.

Ces pièces qui, sous le rapport calligraphique, présentaient toutes les preuves possibles de fausseté, avaient été copiées par Pierrot de Sains, le secrétaire dont se servait ordinairement, pour ces actes, Jeanne Divion, sauf une qui fut écrite par Robert Rossignol, beau-père de Jean Oliette. Pour ces choses faire, ils se servaient d’une penne ou plume d’acier, afin de déguiser d’avantage l’écriture ; quant au dernier, il paraît qu’il ne fit cet acte que par violence, car il mit volontairement la date de 1322, au lieu de 1302, que lui avait dictée Jeanne ; on sait d’ailleurs les reproches qu’il adressa à cette fille, lorsqu’il lui vit prendre un sceau, et l’attacher par les moyens que nous dirons plus loin.

Les sceaux de ces lettres étaient ceux des bailliages d’Arras, de Saint-Omer, d’Aire, des seigneurs de Saint-Venant, de Liarve et de Waillepaille, outre celui de Robert que Jeanne avait eu grande peine à obtenir. Elle avait dû faire un voyage à Arras. Marie de Fouquières, sa servante, parvint à lui en procurer un d’un bourgeois de cette ville, nommé Ourson le Borgne ou le beau Parisis, mais ce bourgeois en voulut avoir trois cents livres. Jeanne n’avait pas cette somme près d’elle ; elle en écrivit à la comtesse de Beaumont, qui lui répondit sur le champ qu’elle devait le prendre à tout prix, fût-ce même mille livres.

Quand le beau Parisis sut que l’on tenait tant à son scel, il regretta sans doute de n’avoir pas demandé plus cher ; il refusa un beau cheval noir sur lequel Pierre de Broyes avait paru aux joutes à Arras ; il accepta cependant la caution de Marie de Fouquières, et Jeanne, après avoir obtenu l’autorisation de son mari, remit ses joyaux ; ils consistaient en deux couronnes, trois chapeaux, deux grandes épingles nommées affiches, et deux anneaux, le tout d’or, et estimé 140 livres parisis.

Jeanne avait bien prévu les difficultés qu’elle éprouverait à se procurer les sceaux, elle avait d’abord songé à les contrefaire et prenant un des siens, l’avait montré à un des premiers graveurs de Paris, lui en demandant un tout à fait pareil ; à quoi celui-ci répondit qu’on ne pouvait contrefaire un scel, et Jeanne, après cette réponse, n’avait plus songé qu’à se perfectionner dans l’art de détacher les sceaux des vrais titres, et de les replacer à d’autres.

On est peu d’accord sur les moyens qu’elle employait pour arriver à ses fins ; les uns disent qu’elle se servait d’un cheveu mouillé du jus d’une plante et qu’elle partageait ainsi le scel dans son épaisseur ; les autres, et c’est le plus grand nombre, pensent qu’elle glissait un fer chaud contre la queue de parchemin, puis, quand le sceau était ainsi divisé, elle chauffait les deux parties et les appliquait à la lettre qu’elle voulait sceller. L’inventeur de ce moyen est Jean Oliette de Villers. Longtemps ces nombreux essais tentés furent infructueux. La comtesse de Beaumont elle-même y porta les mains, ainsi que les deux confidentes de Jeanne, dont nous avons déjà parlé, mais Divion ne tarda guère à y exceller, et dès lors à elle seule fut remis le soin de sceller les fausses lettres.

Jeanne Divion

Jeanne de Divion

La comtesse Mahaut n’avait pas été sans apprendre quelque chose des desseins de la Divion ; les nombreux voyages en Artois, pour se procurer des sceaux, ceux faits à Saint-Denis pour connaître les noms des douze pairs de France, à l’époque du mariage de son père le comte Robert II, la commission donnée à Amiens par le roi Philippe VI de Valois, avaient jeté l’effroi dans son âme. Sans supposer que son neveu osa devenir faussaire pour la dépouiller, elle savait combien il regrettait la belle terre d’Artois, ses démarches auprès des nobles de cette province, et enfin la part qu’il avait prise dans les révoltes des seigneurs de ce pays, révoltes qu’elle avait comprimées avec tant de peine. Voulant être plus instruite de ce qu’on machinait contre elle, Mahaut avait d’abord fait saisir deux servantes de Jeanne Divion, mais celle-ci, justement effrayée, était accourue en toute hâte s’en plaindre à Robert d’Artois, encore tout puissant auprès de Philippe, et deux sergents du roi avaient été envoyés à Arras, pour mettre fin à leur captivité.

Battue sur ce point, Mahaut résolut de faire le voyage de Saint-Germain, où se trouvait alors le roi ; après avoir eu avec lui un entretien secret, elle revint à Paris et ne tarda guère à succomber à une maladie aussi prompte que cruelle (29 novembre 1329) ; le bruit public accusa plus tard Robert et sa complice Jeanne Divion, de l’avoir enherbée, c’est-à-dire empoisonnée. Jeanne de Bourgogne, la fille de Mahaut, avait voulu continuer les poursuites commencées par sa mère, mais on ne lui en laissa pas le temps, car trois mois ne s’étaient pas encore écoulés depuis ce premier crime qu’elle mourut aussi de mort violente (21 janvier 1330). Le comté d’Artois passa dès lors à sa fille Jeanne de France, épouse d’Eudes, duc de Bourgogne, et tout se prépara pour le procès.

La déposition de Jeanne de Divion fut ce qu’on devait attendre, claire, précise et accablante pour Jeanne de Bourgogne ; elle disait comme quoi un jour elle avait aperçu dans une armoire de l’évêque Thierry, les lettres qui donnaient le comté d’Artois au père de Robert, la colère de Thierry, lorsqu’elle lui eût reproché ce forfait, prenant son écuyer Regnault d’Arras à témoin de ce crime ; comme quoi l’évêque furieux renversa la table sur laquelle ils devaient dîner en tête à tête, disant qu’il ne pouvait supporter de telles paroles. Cependant, plus tard, le même Thierry, près de mourir, lui avait donné ces pièces, lui disant de les remettre à qui de droit, mais la suppliant de laisser Mahaut jouir encore quelque temps-de ce comté d’Artois.

Ces lettres, elle les avait emportées dans un coffre de chêne fermé à clef, qu’elle avait caché, pour plus de sûreté, dans une gouttière, et ce en présence de Marote de Béthencourt, sa servante, qui avait étanché le sang d’une blessure qu’elle s’était faite. Le témoignage des autres témoins vint corroborer ses paroles, mais ce qui lui donna plus de force, furent les dépositions de douze témoins qui prétendaient s’être trouvés au mariage de Philippe d’Artois avec Blanche de Bretagne ; tous vieux chevaliers, parmi lesquels on voyait Anselme de Tramecourt, Manassier de Lannoy, Guillaume de la Chambre, affirmaient que le bruit courait à cette époque, que le comté d’Artois devait revenir aux enfants issus de ce mariage. Quelques-uns disaient même qu’Enguerrand de Marigny, allant au supplice, avait reconnu qu’à tort Mahaut avait reçu l’investiture de cette terre.

Tout prospérait donc à Robert d’Artois ; Jeanne de France commençait à perdre l’espoir, lorsqu’on montra les lettres fabriquées, ainsi que nous l’avons raconté plus haut. Il n’y eut alors qu’un seul cri de réprobation, tant leur fausseté paraissait évidente à tout le monde. Le roi fit ce qu’il put pour dissuader Robert de s’en servir, venant de faire arrêter (1331) Jeanne de Divion au château de Conches et ayant obtenu d’elle l’aveu de ses crimes. Mais en vain Robert entendit les dépositions accablantes des témoins qu’il avait subornés ; en vain Philippe VI, les larmes aux yeux, le pria de ne point persister dans une fraude aussi évidente : rien ne put faire, et Robert d’Artois dit qu’il défendrait son droit jusqu’au bout.

Il soutint mal sa cause cependant, car il finit par renoncer à faire usage de ces pièces et se retira en Normandie où, ayant appris peu après qu’on informait le procès de ses faux témoins, il ne se crut plus en sûreté et s’enfuit en Angleterre, souillant une vie dont les commencements avaient été si beaux en appelant les armes de l’étranger sur le sol de son pays et en les conduisant lui-même.


Procès de Robert d’Artois (Recueil de Gaignières)

Le procès de Jeanne de Divion n’offre d’autres particularités que la sincérité avec laquelle elle fit les aveux les plus naïfs et les plus détaillés ; rien n’y manque, on y trouve tous les détails d’une vie si agitée, depuis son emprisonnement par ordre de Mahaut, jusqu’à l’époque où un ordre du roi l’arracha du château de Conches pour la jeter dans les prisons de l’hôtel de Nesle. Elle apprend que ce fut près de la porte de Baudoyer, à l’hôtel de l’Aigle, qu’elle prit son logement, sur le bord de la rivière et dans le quartier le plus éloigné de la ville, afin d’y être plus à l’aise pour travailler aux fausses pièces que Robert avait présentées.

Ces aveux répétés dans trois confessions ne purent faire diminuer la rigueur de son supplice. En vain Jeanne prétendit qu’elle avait été forcée par la comtesse de Beaumont, en vain elle dit que souvent elle avait voulu abandonner une entreprise aussi criminelle et que les prières de Robert avaient pu seules la lui faire continuer, elle n’en fut pas moins condamnée au feu. Son supplice eut lieu le 6 octobre 1331, au Marché aux Pourceaux, près de la porte Saint-Honoré. C’est là qu’elle expira, après avoir renouvelé sa confession en présence du grand prieur de l’hôpital de France, des sires d’Avalger et de Gienville, maréchaux de France, de l’avoué de Thérouanne, et d’un grand nombre d’autres officiers du roi.

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