LA FRANCE PITTORESQUE
Coût (Le) de la construction du
château de Versailles : enjeu révolutionnaire
et travestissement historique
(D’après « Erreurs et mensonges historiques » (Tome 3), paru en 1876)
Publié le dimanche 3 novembre 2013, par Redaction
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Dans leur haine contre le grand siècle et Louis XIV, les philosophes se faisaient arme de tout ce qui leur tombait sous la main. Ne croyant pouvoir accumuler assez de griefs contre le Roi Soleil, ils imaginèrent de l’accuser d’avoir ruiné la France par ses constructions magnifiques et surtout par celle de Versailles, en qui semble se résumer et revivre la gloire tout entière du XVIIe siècle. S’enracina, au détriment des 153 millions attestés par les comptes, le chiffre avancé par Mirabeau de 1,2 milliards et par Volney de 4 milliards...
 

Au moment où le philosophe de Genève, Rousseau, prenait pour devise de ses paradoxes et de ses erreurs ces mots fameux dont toute sa vie fut le plus solennel démenti : Vitam impendere vero (donner sa vie à la vérité), on ne devait guère s’attendre à voir les vérités historiques mieux respectées que les vérités morales. Vite un mensonge énorme et doublement énorme fut lancé dans la circulation, et grâce à la légèreté de l’esprit français il fit à pas de géant son chemin et il est venu jusqu’à nous, triomphant sur toute la ligne.

Ce double mensonge consiste à dire, d’abord que Louis XIV, dans un moment d’humeur ou de regret, livra aux flammes les mémoires qui auraient révélé à la postérité le chiffre exact des dépenses extraordinaires et extravagantes entraînées par les nombreuses et magnifiques constructions de son règne, entre autres celles de Versailles.

Vue du château de Versailles sur le parterre d'eau vers 1675

Vue du château de Versailles sur le parterre d’eau vers 1675

Singulière manière d’apurer des comptes que de les... brûler ! Mais, — chose étrange ! — ces comptes anéantis, ces comptes que Louis XIV seul connaissait et voulait oublier, dont il n’existait ni double, ni la moindre trace, les voilà qui — comme le phénix de la fable — ressuscitent de leurs cendres et Saint-Simon, le premier, nous en donne le total exact, total que reproduisent en l’aggravant, et La Fare, et La Baumelle, et l’abbé de Saint-Pierre, et Duclos, et Voltaire, et Mirabeau, et Volney, et Dulaure, et Lemontey, et Montyon, etc.

En vain, en 1801, Guillaumot, ancien architecte du roi, et alors directeur de la manufacture des Gobelins, publia-t-il un ouvrage bien propre à dissiper le préjugé qu’avait adopté la nation tout entière ; ce mensonge était devenu si cher, si indispensable — en quelque sorte, — à tous les esprits, que ce livre, qui contenait de grandes vérités, fut présenté au public comme la production d’un esprit faible et sottement crédule. Plusieurs écrivains, l’académicien Lemontey à la tête, contestèrent hautement l’authenticité du document produit par Guillaumot, dont les révélations précieuses et impartiales furent traitées de rapsodies. Son livre tomba donc dans l’oubli, et le préjugé, sorti vainqueur de la lutte, n’en fut que plus profondément enraciné.

Or, voici quel était le document publié par Guillaumot ; c’était un manuscrit qu’il avait trouvé dans les archives de France, et dont l’auteur, nommé Marinier, était commis de Mansart et fils d’un commis principal des bâtiments, sous l’administration de Colbert. Certes, personne n’était mieux en état que Marinier de faire connaître le montant réel des dépenses, puisqu’il avait puisé à la source véritable les renseignements qu’il donnait. Son témoignage était d’autant moins récusable, qu’il avait dédié son ouvrage à Mansart, son chef suprême, lequel était en mesure d’en vérifier l’exactitude.

Des retards empêchèrent le travail de Guillaumot de paraître avant la Révolution de 1789 ; ce ne fut qu’en 1801 qu’il le livra à l’impression. Pièces en mains, Guillaumot affirmait qu’en 1690, la dépense totale des bâtiments entrepris par Louis XIV dépassait à peine cent cinquante-trois millions ; il y avait loin de ce chiffre à celui de un milliard deux cent millions donné par Mirabeau et de quatre milliards produit par Volney en l’an III de la République. Le total publié par Guillaumot était exact, parce que cet auteur partait de l’année 1664. Pour que la dépense réelle atteigne cent cinquante-sept millions, il faut partir de 1661, année où commencèrent réellement les travaux de Versailles.

D’ailleurs Guillaumot appuyait ses calculs, non seulement sur les données certaines du manuscrit rédigé d’après les Etats au vrai, mais encore sur les mémoires arrêtés par la Cour des Comptes. N’importe, pour le parti philosophique et révolutionnaire, Guillaumot ne devait être et ne fut qu’un radoteur de par Lemontey.

Nous parlions tout à l’heure d’un double mensonge ; il est plus que double, il est triple : le premier, en effet, consiste à dire que Louis XIV a livré aux flammes les mémoires constatant les dépenses de son règne en bâtiments ; qu’ainsi il devenait impossible de préciser le taux réel de ces dépenses.

Second mensonge : tout en admettant que des doubles ont pu être conservés et qu’ils existent, Lemontey et ses partisans ont avancé que ces registres ne contiennent que les dépenses acquittées sur les fonds des bâtiments, et nullement celles auxquelles il était pourvu sur les fonds que le roi lirait de diverses caisses particulières, et notamment des caisses provinciales, — d’où ils ont conclu qu’il était inutile de compulser ces registres, puisqu’ils ne pouvaient donner le chiffre de la dépense totale.

Enfin, troisième mensonge : tous les auteurs qui, depuis plus la fin du XVIIIe siècle, ont écrit sur les dépenses des bâtiments du temps de Louis XIV, se sont accordés à dire que la valeur relative de l’argent, au XVIIe siècle et à la fin du XIXe, est dans la proportion de 1 à 2. Or, comme il est établi par des documents publics, dont le témoignage est irrécusable, que les dépenses du grand règne, en bâtiments, n’ont pas atteint deux cent quinze millions du temps, et que cette somme, quoique doublée, n’a point paru répondre à la longue durée et à l’immensité des travaux entrepris par Louis XIV, on n’a pas manqué d’en conclure que les registres des bâtiments étaient loin de donner le chiffre exact de la totalité des dépenses.

Avant de répondre à ces assertions complètement erronées et mensongères, et de leur répondre par l’éloquence et la calme sagesse des chiffres, il est utile et intéressant de montrer la véritable source des accusations dont Louis XIV a été l’objet de la part de certains hommes, en rapportant les termes mêmes dans lesquels ces accusations odieusement ridicules ont été formulées depuis Saint-Simon jusqu’à Dulaure et consorts.

Le duc de Saint-Simon a servi de guide et de modèle à la plupart des écrivains qu’a offusqués la gloire de Louis XIV. On sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur la valeur historique des Mémoires de ce bourgeois gentilhomme qui, à toute la vanité d’un parvenu, joint l’envie mesquine d’un esprit étroit. On a surfait son génie ; il avait plus de haine que de style et surtout de talent réel pour écrire l’histoire. Les Mémoires de Saint-Simon sont, non seulement suspects, mais visiblement entachés d’ignorance des faits ou de mauvaise foi.

Du reste, cet écrivain n’avait pas la prétention d’être cru sur parole ; car, dans un acte de franchise, ou dans un moment d’inadvertance, il déclare lui-même à ses lecteurs qu’il ne s’est nullement piqué d’être impartial. En parlant de Marly et de Versailles, Saint-Simon tombe dans une double contradiction qui suffît à faire juger que la logique n’était pas son fort. Ainsi, il écrit de Marly, une des merveilles du siècle de Louis XIV : « Telle fut la fortune de ce repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles, uniquement choisi pour n’y pouvoir dépenser. Tel fut le mauvais goût du roi en toutes choses. »

Ce langage est, non seulement de mauvais ton, mais il a surtout le tort essentiel d’être obscur, et peut présenter deux sens contraires. Ainsi, quand Saint-Simon a dit que Marly avait été uniquement choisi par Louis XIV, pour n’y pouvoir dépenser, il semblerait, d’abord, qu’il a voulu insinuer que le monarque n’avait été déterminé â donner la préférence à cet emplacement, que parce qu’il se trouvait, par un tel choix, réduit à la nécessité de ne pas y dépenser beaucoup d’argent. « Dans ce cas, — dit judicieusement Ossude dans Le siècle des beaux-arts et de la gloire, — le raisonnement du censeur aurait été en défaut ; car, de ce que l’emplacement choisi était ingrat, il aurait fallu, en bonne logique, conclure qu’il eût été indispensable d’en venir à de grandes dépenses, si l’on eût voulu en faire un lieu charmant.

« N’a-t-il, au contraire, usé de cette expression que dans un sens ironique ? On serait porté à le croire pour son honneur, puisque, sans cela, il se fût contredit lui-même, en disant que Versailles, tel qu’on l’a vu de son temps, n’a pas coûté Marly, et qu’on n’avance rien de trop au sujet de ce dernier château, en comptant par milliards. » La vérité est que les dépenses des bâtiments, parcs et jardins de Marly, ne se sont pas élevées à treize millions sous le règne de Louis XIV. Or, ces douze à treize millions du temps, forment environ le cinquième des frais qu’a entraînés la construction du château de Versailles, avec ses accessoires immédiats.

Ces deux assertions de Saint-Simon ont été les sources où ses successeurs ont puisé tous leurs dires, en les aggravant à mesure et en en formant cette terrible avalanche dont il faut enfin tirer la mémoire de Louis XIV qu’ils avaient voulu y ensevelir atout jamais. Élève de Saint-Simon, La Fare a écrit ses mémoires sous l’inspiration de la haine et de la vengeance, — les deux plus mauvais guides que puisse suivre un historien. A l’en croire, « Louis XIV, dont l’autorité était sans bornes, s’en est servi pour tirer de ses peuples tout ce qu’il en pouvait tirer, pour le dépenser en bâtiments aussi mal conçus que peu utiles au public. »

Au tour de La Beaumelle maintenant. Il nous assure que Mme de Maintenon s’est opposée, autant qu’il a dépendu d’elle, à la construction de la chapelle actuelle du château de Versailles, et cela par des motifs d’intérêt public, par un sentiment de commisération pour le peuple que la guerre de 1688 avait surchargé d’impôts. La non construction de celte chapelle eût-elle singulièrement allégé le fardeau supporté par le peuple ? Commencée en 1699, année qui vit la cessation des hostilités, elle ne fut terminée qu’en 1712, avec tous ses accessoires. La dépense totale n’a pas atteint deux millions et demi du temps, qui répartis sur treize années, donnent à peine deux cent mille livres par an. En se chargeant de ces nouveaux frais, le gouvernement royal a-t-il sérieusement obéré le trésor public ?

Versailles construit par Louis XIV

Versailles construit par Louis XIV

Quant à l’abbé de Saint-Pierre, ce rêveur éveillé, loin d’avoir exagéré les dépenses relativement à Versailles, il est resté au-dessous de la vérité. Il porte les frais de construction et d’embellissement de Versailles à quarante millions, somme qui n’est pas la moitié de ce qu’a coûté le château avec ses dépendances. Du reste, le paragraphe où se trouve consignée l’erreur de l’abbé renferme un trait de satire qui compense en mauvais voir ce qui manque en argent. Le voici : « Si le roi avait mis à bâtir Saint-Germain le quart de quarante millions qu’il dépensa, depuis, à Versailles, il aurait été fort loué, au lieu qu’il fut fort blâmé de lever sur son peuple une aussi grande somme pour embellir un lieu que la nature n’avait pas, à beaucoup près, aussi embelli que Saint-Germain. Ce fut, entre ses entreprises, une faute très considérable faite contre le bon sens. »

Arrive Duclos dont les Mémoires secrets n’ont paru que longtemps après sa mort. On eût rougi, ou regardé comme trop dangereux de les publier, même sous Louis XV, protecteur de l’écrivain ; il fallait une révolution telle que celle de 1789. pour qu’ils fussent produits au grand jour. Pour savoir à quoi nous en tenir sur la valeur et l’autorité de ces Mémoires, il faut lire et méditer ces lignes qui les terminent : « Quelle que soit ma façon de voir et de penser, je ne prive pas le lecteur de la faculté de porter un jugement différent du mien. »

C’est heureux. Duclos n’était rien moins qu’impartial, comme on peut facilement s’en convaincre en parcourant ses Mémoires ; ses expressions sont toujours d’une rudesse qui va jusqu’à l’insolence et parfois la dépasse, et dans ces moments-là il n’outrage pas moins la langue et la logique que les individus et les choses. Selon lui, — par exemple — c’est « la répugnance de Louis XIV pour Paris qui a coûté des milliards au royaume, pour les bâtiments du superbe et triste Versailles, qu’on nommait alors un favori sans mérite, assemblage de richesses et de chefs-d’œuvre de bon et de mauvais goût. » On pourrait faire observer — en passant — que chef-d’œuvre et mauvais goût sont deux termes qui s’excluent mutuellement, deux choses qui impliquent contradiction, deux idées qui se lient mal, ou plutôt qui ne se lient pas du tout.

On sait ce qu’il faut penser des milliards dont parle Duclos qui, en cette circonstance, a été d’une insigne mauvaise foi : car, on ne saurait admettre l’ignorance dans un écrivain savant, qui s’est vanté d’avoir mis à contribution les bibliothèques, les archives, tous les dépôts publics, pour arriver plus sûrement à la découverte de la vérité. Or, il existait de son temps un document de haute importance et d’une grande publicité. C’étaient les comptes-rendus de l’administration des finances, par Mallet, premier commis de ce ministère, sous Desmarets. Les calculs et les résultats de ce livre sont officiels, puisque l’ouvrage a été fait par l’ordre et sous les yeux du contrôle général des finances. Eh bien ! les comptes-rendus ne portent qu’à cent cinquante-cinq millions huit cent cinquante-deux mille livres les dépenses faites par Louis XIV en bâtiments, depuis le commencement des travaux jusqu’à 1688, espace de temps pendant lequel a eu lieu la presque totalité des dépenses qu’a entraînées la construction de Versailles.

Quant à Voltaire, il a partagé l’erreur commune de son temps, relativement aux dépenses de Versailles. Dans l’article XXVIIIe de ses Fragments sur l’histoire, il porte les frais de construction de Versailles seulement à plus de cinq cent millions.

L’heure de la Révolution a sonné ; le fougueux Mirabeau — dans sa dix-neuvième lettre à ses commettants — reprend le mensonge, l’agrandit et l’élève à des proportions boursouflées comme son style même. Laissons-le parler : « Le maréchal de Belle-Isle, en examinant les bordereaux de dépense des bâtiments, sous Louis XIV, s’était arrêté d’effroi après avoir compte jusqu’à douze cent millions de frais pour Versailles seulement, et il n’avait osé sonder jusqu’au fond cet abîme. » Ceci avait été dit à quelques électeurs ; vint Volney qui le répéta dans son cours d’histoire à l’école Normale de Paris, en l’an III. Volney avait cru devoir, dès la première leçon, prévenir ses élèves, que l’histoire est une des sources les plus fécondes des erreurs et des préjugés des hommes, et il fut fidèle à son programme.

Son cours — tissu de diatribes — contient des assertions du genre de celle-ci : « Ce sont les palais du Louvre, de Versailles, et la multitude de temples dont est surchargée la France, qui ont aggravé nos impôts et jeté le désordre dans nos finances. Si Louis XIV eût employé en chemins et canaux les quatre milliards six cents millions qu’a coûté son château, déjà en dégât, la France n’eût vu ni la banqueroute de Law, ni ses conséquences reproduites parmi nous. »

Après Volney, nous rencontrons Dulaure qui n’est que l’écho de ses devanciers ; passons donc et venons à Lemontey, auteur d’un Essai historique sur l’établissement monarchique de Louis XIV. C’est dans ce livre que le mensonge est présenté sous une forme d’autant plus dangereuse qu’elle est perfide. « Au roi qui avait pris le soleil pour devise — dit Lemontey — il fallait une demeure qui surpassât les anciennes merveilles du monde. On raconte qu’il avait atteint douze cent millions, lorsque par un sentiment de honte, il jeta au feu tous les comptes du château de Versailles ; mais, il n’en poursuivit pas moins jusque dans sa vieillesse la construction de ce monstrueux labyrinthe de pierres... Aux portes du palais de Versailles, les serviteurs du roi couverts de ses livrées, mendiaient publiquement. Nous savons par des mémoires du temps, que des essaims de pauvres assiégèrent le nouveau palais, et le nombre en fut si prodigieux, qu’on craignît la contagion pour la ville. Le roi humilié arma des soldats suisses contre ce peuple d’indigents qui était son ouvrage, et employa pour l’extirper des mesures violentes et inhumaines. »

Lemontey, en assurant en 1818, que le château de Versailles avait coûté bien au-delà de douze cent millions, ne peut nullement être excusé sur la présomption de bonne foi, parce qu’il connaissait si bien les Comptes-rendus de Desmarets, rédigés par Mallet, qu’il les cite dans son ouvrage comme un livre bon à consulter. Quant à la misère qui, sur la fin du règne de Louis XIV, affligea les classes les plus pauvres de la société, elle provenait des malheurs de la guerre, et surtout des fléaux du ciel. Les gelées extraordinaires du terrible hiver de 1709, non seulement détruisirent tout espoir de récolte dans la généralité des provinces, mais encore s’étendirent jusque sur les arbres qui périrent en grande partie. « Cette misère fut grande, dit Voltaire, mais elle a été fort exagérée. »

Les mémoires de Dangeau, dont pour bonne raison Lemontey supprime le témoignage, réduisent le peuple d’indigents à soixante pauvres que Louis XIV fit conduire à l’hôpital général. Telles sont les mesures violentes et inhumaines auxquelles ce prince eut recours. Chose curieuse ! étrange contradiction ! Lemontey qui a puisé ses allégations dans deux auteurs fort peu dignes de foi, Delaplace et La Beaumelle, se soufflette ainsi lui-même sur leur joue : « Tout lecteur sensé ne voit qu’avec indignation ces recueils d’impostures dont le public est surchargé, et La Beaumelle, auteur du roman des mémoires de Mme de Maintenon, mériterait d’être châtié, si le mépris dont il abuse ne le sauvait de la punition. »

Vue du château de Versailles et de l'Orangerie depuis les Cent Marches (XIXe siècle)

Vue du château de Versailles et de l’Orangerie depuis les Cent Marches (XIXe siècle)

Passons aux chiffres. Nous pouvons affirmer que, quand même Louis XIV aurait livré aux flammes les mémoires constatant les dépenses de son règne en bâtiments, il ne devenait pas pour cela impossible de préciser le taux réel de ces dépenses. En effet, Lemonley lui-même a publié dans ses écrits, que les archives de l’ancienne maison du roi renferment un grand nombre de registres, du temps de Louis XIV, où ont été inscrites, jour par jour, les dépenses de ce prince, en bâtiments. Les ouvrages publiés postérieurement par Waysse de Villiers (Tableau descriptif et pittoresque de la ville, du château et du parc de Versailles), Peignot (Documents authentiques et curieux sur Versailles) et Eckard (Recherches historiques et biographiques sur Versailles), ont confirmé la vérité de ce récit.

Donc, Louis XIV n’a point brûlé les Comptes originaux de Versailles. Mais quand bien même — nous le répétons — il en aurait été ainsi, c’eût été à tort qu’on en aurait conclu qu’il n’y avait pas moyen de connaître le chiffre réel des dépenses du monarque, en bâtiments : car les écrivains politiques et les historiens ont toujours pu consulter les Comptes-rendus du trésor et les Mémoires arrêtés par la Cour des Comptes, lesquels fixent ce chiffre de la manière la plus authentique.

Lemontey, et avec lui plusieurs écrivains ont avancé que les registres dont il vient d’être parlé ne contiennent que les dépenses acquittées sur les fonds des bâtiments, et nullement celles auxquelles il était pourvu sur les fonds que le roi tirait de diverses caisses particulières, et notamment des caisses provinciales : d’où ils ont conclu qu’il était inutile de compulser ces registres, puisqu’ils ne pouvaient donner le chiffre de la dépense totale. D’abord, cette assertion était purement gratuite de leur part, car ils l’appuyaient pas de l’ombre même d’une preuve. On serait donc autorisé à nier un fait qui ne repose que sur une supposition vague, dénuée de fondement. Mais, il y a une observation essentielle à faire, et cette observation seule suffira pour détruire la fiction de ces écrivains.

La Cour des Comptes vérifiait, chaque année, les mémoires de dépense des bâtiments ; elle arrêtait définitivement le chiffre total des frais de construction, qui avaient eu lieu l’année précédente. Peu lui importait que les dépenses eussent été acquittées sur les fonds tirés du trésor public ou sur ceux provenant des caisses provinciales. Son unique mission était de constater la dépense totale. Eh bien, ainsi que l’a remarqué Guillaumot, le chiffre résultant de la vérification de la Cour des Comptes, a toujours été identiquement le même que celui contenu dans les Comptes rendus du trésor. Or, cette concordance entre les versements faits par le Trésor et le chiffre de dépense totale arrêté par la Cour des Comptes, prouve invinciblement que le roi ne tirait aucune somme des caisses particulières, étrangères à ses bâtiments, pour solder les frais des grandes constructions de son règne.

Venons enfin à la troisième erreur qu’il n’importe pas moins de combattre et de détruire que les deux premières. Tous les auteurs qui, depuis un siècle, ont écrit sur les dépenses des bâtiments du temps de Louis XIV, se sont accordés à dire que la valeur relative de l’argent, au dix-septième siècle et de nos jours, est dans la proportion de 1 à 2. Or, comme il est établi par des documents publics, dont le témoignage est irrécusable, que les dépenses du grand règne, en bâtiments, n’ont pas atteint deux cent quinze millions du temps, et que cette somme, quoique doublée, n’a point paru répondre à la longue durée et à l’immensité des travaux entrepris par Louis XIV, on n’a pas manqué d’en conclure que les registres des bâtiments étaient loin de donner la chiffre exact de la totalité des dépenses.

Ce raisonnement, dit Ossude, aurait pu être juste et concluant, si l’hypothèse admise eût été vraie ; mais, il ne sera pas difficile de faire voir combien peu il est solide, en démontrant que l’hypothèse repose sur une base vicieuse ou plutôt tout à fait erronée. Les écrivains dont le système est ici combattu, ont dit : « La valeur du marc d’argent, sous Louis XIV, était de vingt-six livres ; elle est aujourd’hui de cinquante-deux francs : donc, ce qui coûtait, au dix-septième siècle, cent livres, ne doit se payer, de nos jours, que deux cents francs. »

« Ce calcul ne manquerait pas de justesse, si la masse du numéraire, en circulation sous Louis XIV, eût été la même qu’actuellement. Mais, il y a aujourd’hui [Ossude écrivait en 1838], en France, six à sept fois plus d’espèces monnayées qu’au dix-septième siècle. Les impôts, il y a cent cinquante ans, ne s’élevaient pas annuellement à cent millions, et pendant vingt à vingt-cinq années, ils ont fort peu dépassé cette somme ; tandis que de nos jours, ils offrent une masse de plus d’un milliard.

« Cette première considération prouverait, seule, que la proportion de 1 à 2, établie par les écrivains précédents, est inadmissible, puisqu’elle est contraire à l’évidence des faits. Personne, en effet, n’ignore que, dans tout pays, le taux des denrées et des marchandises est toujours en proportion de la masse monétaire en circulation. Mais, voici des preuves matérielles qui viennent à l’appui du raisonnement.

« D’après les chroniques et les statistiques du temps, sur la fin du dix-septième siècle, le prix des bonnes terres, semées en blé, variait de cent cinquante à cent soixante dix livres l’arpent. La location de ces mêmes terres ne rapportait que cinq à six livres également par arpent. Le prix du septier de blé, en temps ordinaire, était de cinquante sous et trois livres. La location des chambres, à Paris, offrait pour taux annuel commun, vingt à vingt-cinq livres. Enfin, le salaire des ouvriers était à peine de sept à huit sous par jour...

« Toutes ces données, qui sont certaines, ne permettent pas de douter que, vers le milieu du dix-septième siècle, le rapport de la valeur de l’argent à cette époque, comparée à celle de nos jours, était dans la proportion de un à huit. Cependant, comme sur le déclin de ce siècle, ou au commencement du siècle suivant, la valeur de l’argent avait subi des altérations, il convient de prendre une moyenne proportionnelle pour toute la durée du grand règne, et de supposer que les dépenses faites alors se trouvent avec celles qui se feraient maintenant, dans la proportion de un à six. Il résulterait de cette base définitivement arrêtée, que les dépenses de Louis XIV, en bâtiments, lesquelles se sont élevées, dans l’espace de cinquante-cinq années, à près de deux cent quinze millions, valeur du dix-septième siècle, représentent environ un milliard trois cent millions de notre monnaie actuelle. »

Ce qui donnerait une dépense d’à peine 24 millions de notre monnaie, par an.

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