LA FRANCE PITTORESQUE
Mois de septembre :
moment délicieux de l’année ?
(D’après « Le Mois littéraire et pittoresque », paru en 1905)
Publié le lundi 7 septembre 2015, par Redaction
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Avec causticité et sur un ton badin, l’académicien Emile Faguet fait l’éloge d’une période qui à ses yeux est « un moment divin dans l’année » : après l’agitation estivale, s’étirant alors du 14 juillet au 10 septembre et marquée tant par une débauche d’énergie qu’un cortège de catastrophes, vient l’accalmie, véritable repos égayé par la joie des retrouvailles.
 

C’est le moment délicieux de l’année. On n’est pas tout à fait rentré ; mais on n’est plus tout à fait sorti. La vie trépidante a cessé. On ne roule plus sur toutes les routes à des allures folles ou tout au moins désordonnées.

Votre courrier ne vous court plus après de poste restante en poste restante, formule qui, dans l’espèce, est d’une intense ironie, car précisément le pauvre courrier ne reste nulle part et il faudrait faire mettre sur les lettres : « poste essoufflée » ou « poste pestante ». Les lettres ne vous arrivent plus avec des « faire suivre » et avec tant de renvois de ville en ville qu’il y a beaucoup plus d’écritures sur l’enveloppe que dans son contenu. Vos correspondants savent où vous êtes, et même, ce qui est une sensation nouvelle, vous le savez aussi.

Décidément vous êtes quelque part, par opposition aux semaines précédentes où vous étiez partout. L’ubiquité a cessé pour vous. C’est peut-être une diminution de votre personnalité, mais elle a son charme. Elle a son charme parce qu’à être partout, on n’est plus personne, et qu’à être quelque part, si l’on n’est pas assurément quelqu’un, du moins on est quelque chose, et il y a peut-être là une augmentation de personnalité au lieu d’une diminution, comme nous inclinions tout à l’heure à le croire.

Quoi qu’il en puisse être philosophiquement, tout au moins on est en un lieu, au lieu d’être dispersé dans l’espace. On s’arrête. Je ne dis pas qu’on se recueille ; mais au moins on se ramasse. On se sent sur chose stable. A la sensation d’aller d’un point à un autre succède celle d’occuper un point. A ceux qui vous disent : « Vous allez bien ? » on répond : « Je ne vais plus, et c’est une manière très appréciable de bien aller. » La langue française a de ces surprises.

Cette fin de mois a une devise monosyllabique et lapidaire ; c’est « ouf ! » Ouf est un vilain mot, mais significatif, quelquefois, d’une excellente chose.

Je ne sais qui a dit : « Pour le Français, les vacances sont une période de l’année, dite période de repos, qui se divise en deux parties, une où l’on se fatigue et une autre ou l’on se repose de la première. » C’est très judicieux. On a tellement besoin de repos au commencement des vacances qu’on commence par se harasser furieusement pour se donner le désir d’un vrai repos six semaines après. Mais alors, comme on l’a bien mérité, comme on l’a bien gagné, comme on en sent véritablement le besoin et comme on le savoure ! La fin de septembre et le commencement d’octobre sont un moment divin dans l’année.

Remarquez de plus que c’est un moment éminemment sentimental, un moment où les tendances altruistes, les sentiments de générosité, de bonté, de pitié, de sympathie, de doux attendrissement ont toutes sortes de bonnes raisons et toutes sortes d’occasions de se donner carrière.

On se rencontre, on se reconnaît, on se sourit, on se serre les mains : « Vous n’êtes pas changé ! Vous êtes très bien ! En excellente forme ! Un peu maigri, mais c’est la mauvaise graisse qui est tombée. Un peu hâlé ! Ah ! Ah ! L’air marin ! — Non, la montagne. — Précisément ! Ah ! Que le hâle vous va bien ! »

Et surtout — ceci est le principal, le fond des choses, et ceci ne se dit guère, ne se dit quasi jamais ; mais c’est latent, c’est par-dessous tout ce que l’on dit, et je ne fais que le traduire pour la clarté de l’exposition... — et surtout : « Ah ! Quelle chance ! Vous n’êtes pas mort ! Vous êtes en vie, encore, après le mois d’août ! Vous respirez ! Vous êtes sur vos jambes ! Vous n’êtes pas sur un lit d’hôpital ou sous la lame neuve, comme dit Sainte-Beuve, Vous avez échappé ! Vous vous êtes tiré d’affaire ! Dans le « sauve-qui-peut », c’est vous qui avez pu ! Moi aussi, du reste, comme vous voyez ! Eh ! Eh ! C’est incroyable et c’est charmant. Nous sommes des élus de la Providence. Embrassons-nous, cher ami, embrassons-nous bien fort ! »

Le mois d’août, en effet, est une bataille d’où bienheureux sont ceux qui reviennent entiers. Pendant un mois qui va jusqu’à être composé de huit semaines, commençant dès le 14 juillet et ne finissant que vers le 10 septembre, ce ne sont que chutes d’alpinistes, noyades de baigneurs, écrasements de voyageurs en chemin de fer et déchiquetages de voyageurs en automobiles. L’Alpe est homicide et infanticide, l’Océan et la Méditerranée sont homicides et infanticides, le chemin de fer surmené devient meurtrier par vengeance, et l’automobile obéit comme à l’ordinaire à sa vocation originelle et s’acquitte de sa fonction sociale, dans de plus grandes proportions seulement, parce qu’on le fait sortir plus souvent. La mort, partout la mort.

Et plurima mortis imago
, comme dit le poète latin. Et encore si ce n’en était que l’image ! La terre de France en août est semée de cadavres. C’est avec une mélancolie profonde que le philanthrope, l’humanitaire ou seulement celui qui a des parents et des amis voit arriver la période sinistre de l’année qui suit le 14 juillet.

« Voici venir l’hiver tueur de pauvres gens », disait Richepin dans un très beau vers douloureux. « Voici revenir août tueur de voyageurs », disons-nous mélancoliquement quand s’annoncent, vieille mode antidémocratique qui va disparaître, les distributions des prix. L’automobile surtout a décuplé les dangers et les catastrophes. Il n’y a pas de numéro de journal du 14 juillet au 10 septembre qui n’enregistre une petite douzaine d’accidents d’automobile. Les journaux en cette période ne sont plus que des catastrophes.

C’est à ce point que les directeurs expérimentés et qui ont le respect de la langue n’admettent plus la rubrique : « Accidents d’automobile. » « Accidents d’automobile, qu’est-ce que cela signifie ? disent-ils à leurs secrétaires de rédaction. Oui, Monsieur, qu’est-ce que cela signifie ? Un accident d’automobile n’a rien d’accidentel. Mettez simplement : Automobilisme. Vous ne mettriez pas : Accident solaire pour parler du coucher ou du lever du soleil. Ce sont choses normales et régulières. L’automobile, c’est comme Cyrano : il fait toujours panache. C’est tout simplement sa nature. Auto, c’est autopsie. »

Le mois d’août se comportant ainsi et n’étant plus rien autre chose qu’un vaste carnage, il est bien naturel, quand il est passé et quand il a pour ainsi dire déposé ses armes et sa colère, comme parle Horace, que les amis qui ont par miracle échappé au grand massacre se félicitent avec une sorte d’ivresse. Aucun n’a cru revoir l’autre ; aucun n’a cru se revoir soi-même. A se sentir vivants, à se revoir vivants, ils croient revivre. Immense soulagement. Joie profonde de naufragés sauvés. « Nunc est bibendum. » Fin septembre est sous l’invocation de Notre-Dame de Délivrance.

Tels sont les sentiments de béatitude quasi céleste que l’époque où nous sommes développe dans tous les cœurs. On lit sur tous les visages :

Nous l’avons, en courant, Madame, échappé belle.
Remettons-nous, Monsieur, d’une alarme si chaude.

Et ce sont choses que l’on ne peut point penser sans que le cœur se fonde en tendresse.

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