Déterminante dans l’avènement de la Première République, la bataille de Valmy marque la victoire des troupes révolutionnaires sur celles d’une coalition menée par la Prusse et destinée tant à délivrer le roi de France qu’à rétablir la monarchie. Mais l’issue de ce qui en réalité ne fut qu’une simple canonnade et faisait suite à une stratégie militaire ubuesque, ne laisse pas l’ombre d’un doute : elle fit l’objet de négociations secrètes, comme le confiera plus tard Napoléon. L’affrontement était de façade car truqué, et la trahison du duc de Brunswick commandant les coalisés, achetée par Danton à l’aide des diamants de la Couronne dérobés quelques jours auparavant...
Toutes les traditions, tous les témoignages nous ont démontré qu’aussitôt après la révolution du 10 août 1792, le nouveau gouvernement, que dirigeaient particulièrement Danton et Lebrun-Tondu, voyant la nombreuse armée des alliés près de pénétrer en France, et connaissant l’insuffisance des forces qu’il pouvait lui opposer, chercha par tous les moyens à conjurer ce terrible orage.
Lebrun envoya alors au diplomate prussien Dohm, un agent chargé de propositions pour son souverain, et que ces propositions, transmises bientôt au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, devinrent le point de départ d’une négociation très importante. Le conseil exécutif ne se borna pas à cette tentative : les agents secrets Poterat, Mettra, Benoist, etc., furent en même temps dépêchés au cabinet de Berlin, par différentes voies et sous divers prétextes. Loin de repousser ces ouvertures, le roi de Prusse, pour y donner suite, se fit accompagner d’un conseil secret, composé principalement de Lombard, Haugwitz et Lucchesini, sous la direction de Charles-Guillaume-Ferdinand de Brunswick-Wolfenbüttel, duc de Brunswick-Lunebourg. Enfin, on sait que, dès le commencement de cette année 1792, ce généralissime de la coalition avait reçu, par l’entremise du jeune Custine, qui était venu deux fois le visiter dans sa capitale, de la part des chefs du parti constitutionnel, l’offre positive de la couronne de France.
Frédéric-Guillaume II de Prusse (1744-1797). Lithographie de W. Jab (colorisée) de 1790 |
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Et cette séduisante proposition lui avait encore été faite de la part d’une fraction de la Gironde, par le sieur Mandrillon, qui, plus tard, fut envoyé à l’échafaud pour ce fait. En homme prévoyant, le duc de Brunswick, pensant avec raison que ceux qui lui faisaient de telles offres n’étaient point en état de les effectuer, ne les avait ni refusées ni positivement acceptées ; mais il est bien permis de croire qu’il ne renonçait pas à profiter des circonstances plus favorables que la suite des événements pouvait amener ; et certes la délivrance et le rétablissement de Louis XVI n’eussent pas été une de ces circonstances. Ainsi le choix de ce prince pour chef d’une croisade dont ce rétablissement était l’unique but, du moins ostensiblement, ne pouvait qu’être un fort mauvais choix.
Le général Charles-François du Perrier du Mouriez, dit Dumouriez, n’ignorait rien de tout cela quand on lui donna le commandement, et, quelque aventureux que fût son caractère, il ne l’eût point accepté si Danton et Lebrun n’eussent pas pris soin de l’en informer. L’état des choses était en apparence trop mauvais, trop désespéré, et Dumouriez déclare dans ses Mémoires qu’à son arrivée à Sedan il le trouva encore plus fâcheux qu’il ne s’y était attendu. Les moyens militaires étaient d’une insuffisance accablante, et personne n’était plus capable de le comprendre que le nouveau général en chef ; mais personne aussi n’était plus en état de conduire les négociations ou les intrigues qui devaient y suppléer.
Dès son arrivée, il envoya au roi de Prusse un mémoire, fort adroitement écrit, et dans lequel il insista beaucoup, comme l’on devait s’y attendre, sur les dangers de son alliance avec l’Autriche. Plus tard il en envoya encore un autre, fondé sur les mêmes raisonnements, mais écrit avec plus de violence et contenant de grossières invectives contre l’empereur. Ses relations avec le quartier-général prussien furent dès lors très actives, et toutes celles que le conseil exécutif suivait en même temps passèrent par ses mains ; il finit même par tout conduire et tout décider ; car, selon une de ses lettres au ministre de la guerre, ce n’était pas le rôle d’entremetteur qui lui convenait, et il ne voulait pas servir de raquette. Le conseil exécutif lui envoya successivement les agents Westermann, Benoist et le septembriseur Chepy, avec des instructions et surtout de l’argent ou des valeurs réelles ; car les Prussiens ne se contentaient pas de promesses.
A cette époque, Dumouriez ne laissait pas passer un jour sans se mettre en rapport avec leur quartier-général. On voit dans le tome Ier, page 471, du recueil intitulé Mémoires tirés des papiers d’un homme d’Etat, qu’il s’y faisait représenter comme tout prêt à se déclarer pour le roi, dès que ses mesures seraient prises, soit avec son parti à Paris, où tout était dans la confusion, soit à l’armée, dès qu’il serait joint par des généraux ou des troupes sur la coopération desquels il pouvait compter ; mais que pour se déclarer, il lui fallait des forces plus imposantes, etc. C’était avec de tels mensonges, auxquels les conseillers de Frédéric-Guillaume ne croyaient certainement pas, qu’ils réussissaient cependant à endormir, à tromper ce prince si crédule.
Billaud-Varenne arriva à Grandpré, le 12 septembre, avec la lettre pour le roi de Prusse, arrachée à Louis XVI par de si horribles moyens, et une somme considérable en numéraire, qui avait été recueillie dans toutes les caisses publiques et particulières, et grossie des dépouilles de toutes les victimes de tant de massacres. Mais cette somme même fut trouvée insuffisante, et chaque jour Dumouriez écrivait qu’on lui en envoyât davantage, parce que les Prussiens menaçaient et exigeaient des garanties. Ce fut dans de telles circonstances que la commune, sur la proposition de Panis, un de ses membres, fit piller le garde-meuble de la couronne, qui renfermait pour quarante millions de diamants et autres valeurs. Le procureur de la commune, Manuel lui-même, présida à cette spoliation, qui ne put avoir lieu que dans les nuits des 14, 15 et 16 septembre.
En attendant, les Prussiens ne voulant perdre aucun de leurs avantages, contraignirent Dumouriez à leur laisser passer le défilé de Grandpré, pour venir sur la rive gauche de l’Aisne. Le mouvement de retraite qu’il exécuta dans la journée du 15 septembre, pour leur livrer ce passage, que du reste ils pouvaient facilement s’ouvrir eux-mêmes, en le tournant, est une des scènes les plus curieuses de cette comédie, ou de cette parade militaire qui dura près d’un mois ; et c’est là que se révèlent dans tout leur jour les causes occultes, mais trop évidentes de ces incroyables événements.
Charles-François Dumouriez (1739-1823). Peinture de Jean-Sébastien Rouillard (1834) |
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C’est dans la nuit du 14 au 15 (et non dans celle du 15 au 16, comme Dumouriez le dit dans ses Mémoires) que l’armée française, composée de quinze mille hommes, quitta, en présence des Prussiens, qui restèrent immobiles, le camp de Grandpré, pour se retirer derrière l’Aisne. Le poste de La Croix-aux-Bois avait été définitivement enlevé la veille par Clerfayt, et il ne tenait qu’à lui de s’établir dans la position d’Autri, pour fermer à Dumouriez son unique retraite. Il ne le fit pas cependant ; et par là, comme dit le général français lui-même, son armée échappa aux fourches caudines. Après avoir traversé le défilé qui précède le pont de l’Aisne sur la rive gauche, cette petite armée, s’étant mise en bataille dans la plaine d’Autri, y faisait une halte, lorsqu’un corps de quinze cents hussards prussiens parut devant son arrière-garde, et, par son seul aspect, la mit dans une telle déroute que, se jetant sur les autres colonnes, elle leur communiqua son désordre, et, en un moment, toute la plaine fut couverte de fuyards, dont un bon nombre se sauvèrent jusqu’à Reims, Châlons et même Paris.
Dumouriez prétend que cette cavalerie prussienne avait avec elle de l’artillerie ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle ne tira pas un coup de canon, ni un coup de fusil, et que, loin de profiter des avantages que lui offrait un pareil désordre, elle se retira presque aussitôt qu’elle l’eut causé. Chose plus étonnante encore, les Autrichiens, qui étaient à une demi-lieue, et la grande armée prussienne à une lieue, ne firent pas un mouvement pour profiter d’une si belle occasion. Il n’y eut que le roi Frédéric-Guillaume, qui, apprenant la retraite des Français, lorsqu’elle était consommée, fut très piqué qu’on ne l’en eût pas averti. Persuadé qu’ils allaient lui échapper, et qu’ils ne tiendraient aucune des promesses qu’ils avaient faites, de traiter Louis XVI avec plus d’égards, même de le rétablir sur son trône et de payer une forte contribution de guerre, il voulut mettre son armée en marche pour les arrêter, et l’on eut beaucoup de peine à le retenir.
Ce prince franc et loyal voulait sincèrement sauver son malheureux frère le roi de France ; et c’était par là que commençaient et finissaient alors tous ses discours, toutes ses instructions. Après la déroute occasionnée par la présence seule de quinze cents hussards, l’armée française arriva dans le plus grand désordre à Dommartin-sur Hans, où elle bivouaqua pêle-mêle dans les cours et dans les jardins. C’est de là que Dumouriez écrivit fièrement au président de l’Assemblée nationale : « Dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards ; mais tout est réparé, je réponds de tout... » Et quelle raison avait-il donc de parler ainsi, lorsqu’il restait avec quinze mille soldats épouvantés, au milieu de trois armées ennemies, dont l’ensemble ne formait pas moins de cent vingt mille hommes ; lorsque sa jonction avec Kellermann et Beurnonville, qui dès lors aurait dû être effectuée, ne pouvait plus l’être que dans quatre jours, et que le moindre mouvement des alliés l’eût rendue impossible ? Sur quoi pouvait être fondée une telle assurance, si ce n’est sur la marche des négociations ?
Le lendemain il écrivait au ministre de la guerre : « J’ai beaucoup travaillé avec M. Billaud-Varenne à sauver la chose publique. » Or, on sait ce que ce député était venu faire au camp de Dumouriez, et l’on sait comment il pouvait y avoir travaillé au salut de la chose publique. Cet ordonnateur du massacre des prisons (massacres de Septembre) écrivait lui-même de Sainte-Menehould à ses amis de la Commune, le 18 septembre, sur l’affaire du 15, dont il avait été témoin ; il leur parlait aussi avec beaucoup d’assurance, et pour cela il avait sans doute les mêmes motifs que Dumouriez. Ce n’est, leur disait-il, qu’un petit accident grossi par la malveillance. Le lendemain de cette échauffourée, l’armée reprit ses rangs, et, contre toute probabilité, ne se voyant pas poursuivie, elle se mit à défiler, à parader très régulièrement dans une vaste plaine, se dirigeant sur Sainte-Menehould, et offrant, aux rayons d’un beau soleil, un aspect vraiment admirable, à tel point que Beurnonville, qui avait couché à Rethel, avec les huit mille hommes qu’il amenait de Flandres, se trouvant à la tête de sa colonne, aperçut ce prodige avec sa longue-vue, et ne put y croire.
Parmi tant de mensonges débités sur cette campagne des Prussiens, par les journaux, par les faiseurs de mémoires et par les historiens, qui les ont si ridiculement copiés, nous ferons remarquer celui du mauvais temps, qui, selon ces écrivains, fut continuel pendant tout le mois de septembre. Il est évident que l’on a voulu par là établir que la retraite de l’armée prussienne était devenue indispensable, à cause des mauvais chemins et des maladies que la pluie avait causées. Eh bien ! il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Il suffirait, au besoin, de présenter un tableau météorologique. Les huit premiers jours furent très beaux, et il ne plut qu’à différents intervalles dans les journées des 8 et 9. Le beau temps dura ensuite jusqu’au 20, où il ne plut que dans la matinée ; puis le 23, le 24 et le 25. Ainsi il y eut cinq jours et demi de pluie pendant tout le mois ; et cette pluie ne fut ni continuelle ni abondante ; tous les autres jours furent très beaux, et le temps ne devint absolument mauvais que dans les premiers jours d’octobre, lorsque les Prussiens étaient en pleine retraite et qu’ils avaient dépassé la frontière.
On avait tant dit à Beurnonville, sur toute la route, que l’armée française était en désordre, qu’il fut persuadé que c’était un corps prussien qu’il avait devant lui, et n’étant pas en état de lui résister, il fit rebrousser chemin à ses troupes, les conduisit jusqu’à Châlons, et ne rejoignit Dumouriez que trois jours après (19 septembre), au camp de Sainte-Menehould, où le général en chef était dès le 16, attendant aussi Kellermann. Mais celui-ci, effrayé, comme Beurnonville, de la déroute du 15, avait également rétrogradé jusqu’à Bar, et il ne vint que le 19 à Sainte-Menehould, où quarante-cinq mille Français se trouvèrent à la fin réunis. Et l’armée prussienne, qui entourait toutes ces positions, qui observait de si près tous ces mouvements, n’avait rien fait pour empêcher cette réunion !
Tous les défilés, tous les passages lui étaient ouverts dès le 15 ; et ce ne fut que le 17 qu’elle se mit en marche, dans la direction du fameux camp de la Lune, ayant toujours à sa droite le corps de Clerfayt et dix mille émigrés, que commandaient les princes frères de Louis XVI eux-mêmes, sous les ordres toutefois du généralissime Brunswick ; car on doit remarquer qu’une des premières et des principales stipulations du traité qui avait formé cette coalition, destinée à rétablir la monarchie française, était de soumettre à des généraux allemands tous les Français armés pour cette cause ; et, afin que l’influence de ceux-ci fût moins grande, de tenir tous leurs corps divisés et séparés ! A ce moment, par exemple, les frères de Louis XVI n’avaient auprès d’eux qu’une faible partie des troupes dont ils auraient pu disposer ; le reste était devant Thionville, à Trêves, sur le Rhin et dans les Pays-Bas.
Portrait de François-Christophe Kellermann (1735-1820) en général de l’armée de Moselle. Peinture de Georges Rouget (1830) |
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On ne peut nier que si toute l’émigration, alors armée, qui ne s’élevait pas à moins de trente mille hommes, se fût trouvée réunie dans les plaines de la Champagne, elle seule, conduite par un chef habile, comme elle en comptait plusieurs, elle seule, disons-nous, aurait pu marcher sur la capitale, et remplir le but de cette croisade, en délivrant Louis XVI. Mais telle n’était pas évidemment la volonté des puissances, et bien moins encore celle des conseillers de Frédéric-Guillaume. Ce prince lui seul se montrait animé de ces intentions-ci ; mais, dépourvu de caractère et de force, il était incapable de les soutenir. Sans lui cacher entièrement la marche des négociations, qui continuaient avec la même activité, on ne lui en faisait connaître ni les moyens ni les conditions les plus essentielles.
Et les négociations, de fait, se poursuivaient. Après Billaud-Varenne, Danton avait envoyé auprès de Dumouriez, pour suivre les négociations, son ami Fabre d’Eglantine, en même temps que la commune y envoyait Carra et Tallien, avec une grande partie des diamants et effets précieux enlevés au garde-meuble. Ces objets ne furent reçus par les Prussiens que comme une sorte de dépôt ou une vente à réméré, avec stipulation en faveur de la France, de pouvoir les racheter plus tard, en payant une somme déterminée pour chacun d’eux. La plus grande partie des diamants, notamment le Régent, n’ont été rendus que sous le Directoire et le gouvernement de Bonaparte.
Se défiant néanmoins des promesses des Français et même des conseils de ceux qui l’entouraient, Frédéric-Guillaume craignait toujours que Dumouriez et son armée ne lui échapassent. Ayant appris, dans la matinée du 20 septembre, qu’il s’y faisait beaucoup de mouvements, il pensa, comme cinq jours auparavant, que c’était d’une fuite et d’une évasion qu’il s’agissait ; et, sans consulter le duc de Brunswick, il alla se mettre à la tête de ses colonnes, et les conduisit avec une méthode, un aplomb qui eussent rendu la victoire d’autant plus certaine que Kellermann, homme très brave, mais de peu de capacité, n’avait pas compris l’ordre qui lui avait été donné par Dumouriez.
S’étant mépris sur le terrain qu’il devait occuper, ce général avait tellement pressé, entassé vingt-cinq mille hommes sur l’étroit coteau de Valmy, qu’ils ne pouvaient ni s’y déployer ni se mouvoir, et que, rangés en colonnes par bataillons, il leur restait à peine un peu d’espace pour mettre en ligne dans les intervalles quelques pièces d’artillerie. Ainsi on ne peut douter que si le roi de Prusse eût suivi sa première impulsion, et que s’il eût fait exécuter sur-le-champ une attaque ainsi commencée, par des troupes plus manœuvrières et plus nombreuses au moins du double que celles des Français, on ne peut douter, disons-nous, que le succès le plus complet n’en eût été le résultat.
Mais le duc de Brunswick, averti d’une résolution aussi imprévue, et qui déconcertait tous ses plans, vint se placer au-devant des colonnes, représentant au roi Frédéric-Guillaume qu’il ne devait pas se hâter ; qu’il fallait attendre le concours des Autrichiens, examiner la position de l’ennemi, etc. Et le monarque se laissa encore une fois persuader ; il rendit le commandement au généralissime, lequel, changeant aussitôt toutes les dispositions faites, rangea l’armée sur deux lignes parallèles au coteau de Valmy, et sembla se préparer à une attaque de front, qu’il suspendit bientôt, lorsqu’il vit les Français ébranlés et près de se débander, par l’explosion de deux caissons qu’un obus fit sauter dans leurs rangs. Il ordonna la retraite, précisément au moment où cette circonstance semblait lui assurer la victoire ; donna à ses ennemis le temps de se remettre, et après l’avoir examinée avec soin, il déclara inattaquable la position la plus fausse, la plus mauvaise qu’une armée pût occuper.
Les Français, tout fiers d’un succès aussi inattendu, poussèrent des cris de victoire ; un mouvement électrique se communiqua dans leurs colonnes, et l’enthousiasme éclata sur toute la ligne. Ce mouvement, qui fut réellement beau, et que n’avaient sans doute pas prévu les hommes qui sacrifiaient leur gloire à une basse cupidité, à de vains projets d’ambition, devait avoir sur l’avenir d’incalculables effets. C’est à compter de ce jour que les armes de la France reprirent une supériorité qu’elles avaient perdue depuis longtemps, et qui depuis les a rarement abandonnées. Et quand le duc de Brunswick laissa prendre à ses ennemis un aussi immense avantage, il commandait à cinquante mille hommes contre vingt-cinq mille ! Il manœuvrait dans un pays découvert, au milieu de vastes plaines, avec des troupes exercées, contre des troupes qui ne pouvaient pas l’être. Il avait à côté de lui trente mille Autrichiens et émigrés, impatients de combattre !
Ainsi son armée se trouvait deux fois supérieure en nombre à celle qui lui était opposée ; car, on ne peut compter avec celle-ci les troupes restées au camp de Sainte-Menehould, sous Dumouriez. Celles-là étaient assez contenues dans leur position, par le prince de Hohenlohe-Kirchberg, qui occupait Clermont avec vingt mille hommes. Le corps des Autrichiens et celui des émigrés, qui s’étaient avancés jusqu’à la Croix-au-Champ, sur la route de Paris, et qui n’étaient plus qu’à cinq lieues de Châlons, auraenit pu sans peine, si l’on ne voulait pas qu’ils prissent part à la bataille, marcher sur cette ville ; ils n’avaient aucun ennemi devant eux, et ils n’auraient rencontré dans leur chemin que quelques bataillons de fédérés et de septembriseurs, qui certes ne les eussent pas attendus ! Enfin, ils se seraient emparé à Châlons des magasins qu’on y avait si imprudemment établis.
Georges Danton (1759-1794). Lithographie d’époque, coloriée |
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Pendant toute cette expédition des Prussiens, les habitants de Paris, furent en proie aux plus vives alarmes. Les chefs de la Révolution se réunirent fréquemment pour délibérer sur les moyens de conjurer un péril que tous regardaient comme très imminent. Dans une de ces réunions le député Kersaint, qui arrivait de Sedan, où il avait été emprisonné par La Fayette, puis délivré par Dumouriez, et qui avait ainsi vu l’état de l’armée, qui connaissait la marche et la force des Prussiens, dit ouvertement « qu’il était aussi impossible que le duc de Brunswick ne fût pas à Paris dans quinze jours, qu’il était impossible que le coin n’entrât pas dans la bûche, quand on frappait dessus. » On sent combien un tel aveu dut ajouter à la consternation.
Le plus grand nombre fut d’avis qu’il fallait se réfugier derrière la Loire, et emmener comme otage la famille royale. Les députés de la Gironde, qui n’étaient pas dans le secret des négociations avec les Prussiens, insistaient pour que ce plan fût adopté, d’abord parce qu’il les éloignait du danger le plus immédiat, ensuite parce que c’était pour eux un moyen de se soustraire au joug de la Commune de Paris, et de se rapprocher des départements du Midi, sur lesquels ils croyaient pouvoir compter. Mais le parti de cette Commune et celui de la Montagne, que dirigeaient alors Danton, Marat, Robespierre, Billaud-Varenne, etc., s’y opposa très fortement. « Ce n’est qu’avec de l’audace et encore de l’audace que nous pouvons nous sauver », dit le ministre de la justice... Danton était sans doute un homme très audacieux ; mais lorsqu’il prononça de telles paroles, il est bien sûr qu’il avait connaissance de la négociation secrète, puisque c’était lui qui la dirigeait avec son collègue Lebrun.
Sa position était donc bien différente de celle des chefs de la Gironde qui l’ignoraient ; et quelle que fût son audace, il est bien permis de croire que, sans la négociation, il n’eût pensé comme eux qu’à se réfugier derrière la Loire. Déjà il était assuré que les Prussiens ne viendraient pas jusqu’à Paris ; et il savait qu’il ne s’agissait plus que de les satisfaire, qu’il n’y avait plus qu’à remplir envers eux les engagements pris par Dumouriez. De là cette résolution de rester à Paris, d’y faire piller le garde-meuble, toutes les caisses publiques et particulières, de massacrer tous les prisonniers et de dépouiller toutes les victimes. On peut même dire, en poussant plus loin ce raisonnement et toutes ses conséquences, que l’horrible système de Terreur et de sang, fut une suite de ce qui s’était passé en Champagne, entre les Prussiens et les chefs de la Révolution.
On a dit que les alliés manquèrent de vivres dans leur camp : en ce cas ils eurent grand tort de ne pas s’en procurer par un moyen aussi facile, et qui, sans le moindre danger pour eux, eût porté l’épouvante jusque dans la capitale. Mais nous avons tout lieu de croire que la disette ne fut pas aussi grande chez eux qu’on l’a prétendu : ils avaient trouvé à Verdun des magasins de blé considérables, et le détour qu’ils étaient obligés de faire, pour tirer leurs provisions de cette ville, n’était pas aussi long que celui de Vitry, par où devaient passer celles de l’armée française. Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans celle-ci, on manqua réellement de vivres pendant plusieurs jours, et que l’on y fit des distributions de biscuit de mer, qui, jointes à la fatigue et à l’humidité des camps, causèrent des maladies aussi nombreuses que dans l’armée prussienne.
Si la position de Kellermann était mauvaise à Valmy, celle de Dumouriez, au camp de Sainte-Menehould, n’était certainement pas meilleure. Il avait derrière lui un corps de vingt mille Autrichiens et Hessois qui l’eût probablement suivi, s’il se fût approché de son confrère, pour le secourir. Ainsi il dut être spectateur immobile, impassible, d’un événement qui allait décider de son sort, de celui de la France, on peut dire de celui du monde. Napoléon, qui avait souvent réfléchi à cet événement, qui en avait senti toute l’importance, et qui s’en était fait raconter sur les lieux tous les détails, disait à Sainte-Hélène que lui, qui se regardait avec raison comme l’un des guerriers les plus audacieux qui eussent existé, n’aurait pas osé rester dans la position que Dumouriez avait prise, tant elle lui paraissait imprudente et mal choisie ; à moins, ajoutait-il, qu’il n’y eût quelque négociation secrète, que nous ignorons.
Cette opinion de Bonaparte est pleine de sens et de vérité. Faut-il s’étonner de l’ignorance où il a dit être resté sur la négociation secrète ? Peut-être, considérant encore alors comme un secret d’Etat cette grande question politique, il ne pensait pas que le temps fût venu de le divulguer. Quels que soient les efforts que l’on ait faits pour détruire dans toutes les archives, dans tous les dépôts publics, les traces de ce mystère, on ne peut pas douter qu’il n’eut été très facile au maître de l’Europe, à l’époque de sa toute-puissance, en France comme en Prusse, de se faire apporter des pièces et des témoignages qui ne lui eussent laissé aucun doute sur ce point. D’ailleurs c’est encore sous son règne, et probablement par ses soins, que l’Etat est rentré en possession d’une partie des diamants de la couronne, qui n’avaient été engagés, ainsi que nous l’avons dit, que comme une garantie, comme un dépôt rachetable successivement et par des sommes déterminées.
Ainsi Bonaparte lui-même ne pouvait expliquer les incroyables événements de 1792 que par l’existence d’une négociation secrète ; et l’historien de Sainte-Hélène ajoute à ce récit que son héros professait pour le duc de Brunswick le plus profond mépris. Ne sont-ce pas là des preuves qu’il connaissait les moyens et les résultats de la négociation secrète ? Il était connu de toute l’Allemagne qu’après cette expédition de 1792, le duc de Brunswick, dont les petits états se trouvaient depuis longtemps écrasés de dettes, en avait acquitté pour huit millions à la fois. Quant à Dumouriez, on ne peut nier que ce fut lui qui, dans cette affaire, joua le plus beau rôle. Chargé de combattre pour la cause de la Révolution, dans laquelle il était gravement compromis, il ne se fit point illusion sur l’imminence du péril auquel elle était exposée ; mais il vit, au premier coup d’œil, que les moyens militaires étaient d’une insuffisance effrayante, et qu’il n’avait, pour en préparer de plus considérables, ni assez de temps ni assez d’argent. Grâce à sa longue expérience en diplomatie, en intrigues politiques, il comprit aussi que tout n’était pas désespéré, et il entra dans la seule voie qui lui fût ouverte.
Le duc Ferdinand de Brunswick (1721-1792). Peinture attribuée à Richard Brompton (1770) |
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Personne en France, il faut en convenir, n’était capable de conduire aussi bien une pareille affaire ; et il est évident qu’il la mena avec toute l’adresse, avec toute l’habileté qu’elle exigeait. Ainsi l’on peut dire que, si ce n’est pas par son épée qu’il sauva la République à sa naissance, au moins ce fut par ses ruses, par sa présence d’esprit et la fécondité de ses ressources. Un petit nombre d’agents indispensables avait été mis dans la confidence. Au sein même du gouvernement, il n’y avait que Lebrun et Danton qui connussent le secret tout entier. Il y a lieu de croire que Kellermann lui-même ne sut une partie des négociations que lorsqu’il fut question de la retraite des Prussiens, et qu’il crut réellement avoir remporté à Valmy une grande victoire.
Quand la canonnade eut cessé à la fin de la journée, ce général se trouva fort embarrassé sur son étroit coteau où, tout victorieux qu’il se croyait, il ne pouvait ni avancer ni reculer sans s’exposer aux plus grands dangers. Voulant cependant aller prendre, derrière l’Auve, la position qui lui avait été d’abord assignée, il exécuta pendant la nuit, en présence des Prussiens, qui eurent la complaisance de faire un mouvement à leur gauche pour le laisser passer, une marche de flanc, qui eût été d’une témérité inexcusable, si toutes les scènes de cette comédie n’eussent été prévues et préparées d’avance.
Un fait peu important en apparence prouve cependant, surtout pour les militaires, que la plupart des circonstances de cette journée mémorable du 20 septembre avaient été prévues et préparées. Dumouriez envoya dès le matin à Kellermann un détachement dont la plus grande partie fut prise parmi les troupes qui étaient campées à sa gauche près de Dommartin-la-Planchette. L’ordre de marche leur fut donné pendant la nuit, et cet ordre prescrivait de laisser les équipages et les tentes dressées sur le même terrain, où il fut dit que l’on devait revenir. Et en effet, après avoir assisté pendant toute la journée à la fameuse canonnade, ce corps auxiliaire, dont celui qui écrit ces lignes faisait partie, revint coucher dans ses tentes, qui étaient restées tendues...
Or nous demandons à tout homme de bonne foi, aux militaires surtout, comment il était possible qu’en présence d’un ennemi formidable, lorsqu’on allait livrer une bataille dont l’issue était si incertaine, lorsque le moindre échec et même une victoire décisive devait rejeter les deux armées à plusieurs lieues du champ de bataille ; nous demandons, disons-nous, comment il était possible que, dans de pareilles circonstances, les troupes ne fussent pas suivies de leurs équipages et de leurs tentes ? Comment elles pouvaient laisser tout dressé un camp où, si les choses eussent été sérieuses, il y avait cent à parier contre un qu’elles ne reviendraient pas ? Nous demandons enfin comment on aurait pu oublier dans un cas pareil les précautions les plus simples, celles que l’on prend pour une promenade militaire, pour un exercice de garnison !
Le lendemain, toutes les armées restèrent en présence dans les mêmes positions, et l’on annonça ouvertement un armistice, pendant lequel les négociations continuèrent avec une nouvelle activité. Dumouriez, qui en avoue une partie dans ses Mémoires, s’efforce de les reporter toutes à cette époque, même celles qui eurent lieu dès son arrivée à Sedan. On sent pourquoi il veut bien que les Prussiens se soient retirés par suite de ces négociations ; mais on sent aussi pourquoi il refuse de leur attribuer une victoire dont il s’est longtemps glorifié.
Nous avons assez fait connaître la marche et les progrès de ces négociations : un témoignage officiel et sans réplique achèvera de prouver que l’existence de la République, ou plutôt le salut de la cause révolutionnaire, y était attaché ; il prouvera aussi qu’à l’époque du 25 septembre elles étaient commencées depuis longtemps, et même qu’elles approchaient de leur terme. « Des négociations importantes, dit ce jour-là le ministre Lebrun à la Convention nationale, ont été entamées et elles promettent une heureuse issue : il en est une surtout qui intéresse essentiellement l’existence de la République française. Je m’abstiens d’en dire davantage ; sans doute vous approuverez cette réserve, sans laquelle nous risquerions de perdre tout le fruit de nos tentatives. Dès que vous l’ordonnerez, cependant, je pourrai déposer ces secrets importants dans le sein d’un comité choisi, en attendant qu’il n’y ait plus de danger à les révéler au public... »
Bataille de Valmy. Peinture d’Horace Vernet (1826) |
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On trouva sans doute que le ministre était allé trop loin ; le comité qu’il proposait ne fut pas créé ; et, depuis cette époque, tous les partis et tous les gouvernements se sont efforcés de jeter sur ce mystère un voile impénétrable. Ainsi, après la canonnade de Valmy, il n’y eut plus même un semblant d’hostilités ; tout se passa en négociations ; et il est évident que ces négociations touchaient à leur terme. Il n’y avait plus que la retraite à régler, et le conseil exécutif y tenait beaucoup ; mais les Prussiens ne voulaient abandonner aucun des avantages de leur position avant que toutes les conditions fussent remplies. Le roi seul semblait par intervalles se rappeler le but avoué de son entreprise, la délivrance de Louis XVI ; mais il est évident que ce n’était plus là son but principal : il se contenta sur ce point de quelques vagues promesses. L’objet essentiel était le complément de la somme ou des garanties convenues ; et ce complément arriva avec les députés Sillery, Carra et Prieur, qui semblèrent n’être venus que pour faire prêter aux troupes le nouveau serment ; mais leur mission était surtout de faire évacuer le territoire.
Tous les sacrifices étaient consommés de la part de la France ; les Prussiens n’ayant plus rien à demander, consentirent à se retirer le 27 septembre, et à abandonner sans combattre les deux places dont ils étaient maîtres. D’un autre côté, il fut convenu qu’on leur donnerait, pour exécuter cette retraite, tout le temps nécessaire. Ils auraient pu la faire en trois jours, et ils y mirent près de trois semaines. C’était la moitié du temps qu’ils avaient mis à venir ; car on sait qu’alors le duc de Brunswick fit trente lieues en quarante jours. Sa retraite, couverte par deux places qu’il venait de conquérir pouvait être longtemps disputée. Dans la règle il devait, appuyé par elles, comme il l’était, et conservant une grande supériorité de forces, prendre ses quartiers d’hiver en Lorraine et se mettre à même de recommencer l’année suivante : mais la remise de ces places était une des clauses du traité secret.
Les Français y rentrèrent sans coup férir, et les Prussiens s’en éloignèrent aussi paisiblement que s’ils eussent quitté des villes sans défense. Voilà ce que fut cette retraite dont la plupart des historiens ont parlé comme s’il se fût agi de celle des dix mille, ou du désastre de Moscou. Dumouriez dit que la route des Prussiens était jalonnée par des cadavres et des chevaux morts. En réalité, l’ordre était donné de ne presser ni inquiéter les Prussiens ; et toutes les fois qu’ils s’arrêtaient, nos colonnes s’arrêtaient également.
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