LA FRANCE PITTORESQUE
13 septembre 1592 : mort de
Michel de Montaigne
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Publié le mardi 11 septembre 2012, par Redaction
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Michel Montaigne est un de ces hommes qui ont tant pensé, tant senti, tant vécu en intime et exclusive société avec eux- mêmes qu’on s’étonnerait de les rencontrer hors de leur for intérieur, s’agitant à l’aise dans le tourbillon du monde, vivant naturellement de la vie matérielle et physique du vulgaire, grimpant volontiers à l’échelle sociale, remplissant convenablement des emplois publics, et fonctionnant avec ardeur sous la toque du magistrat ou le casque du soldat.

Michel de Montaigne

Michel de Montaigne

Aussi Montaigne paraissant sur la scène n’y trouva-t-il aucun rôle qui lui convînt, autre que celui de spectateur ; ils étaient tous au-dessous ou au-dessus de sa capacité, pour juger comme les chambres d’Utrecht, qui décidèrent qu’Érasme avait trop peu d’intelligence pour réussir jamais comme enfant de chœur. Lire, voir et méditer nonchalamment, en laissant courir une plume, qui, sans qu’il s’en doutât, griffonnait pour l’immortalité, c’était sa vocation, ce fut sa vraie vie, mais ce n’est point celle que nous avons à raconter.

Son père, bon et simple gentilhomme périgourdin, en guerroyant par delà les Pyrénées et les Alpes, avait assez connu et goûté les lettres pour souhaiter ardemment que son fils les connût et les goûtât davantage. Montaigne commença donc de bonne heure son éducation littéraire. Le premier mot qu’entendit son oreille, et par conséquent le premier mot que balbutia sa bouche, fut un mot latin. Père, mère, professeurs, domestiques, en sa présence, tous devaient se taire ou parler latin. Il y eut ainsi interversion de l’ordre d’études établi ; il sut le latin et apprit le français.

C’était avec une touchante sollicitude que son père cultivait sa fragile intelligence, l’exerçant sans la fatiguer, l’impressionnant sans la frapper fortement, la nourrissant sans la blaser. Aussi, quoiqu’il fût à peine âgé de sept ans lorsqu’il fit son entrée au collège de Guyenne, à Bordeaux, Montaigne était déjà de première force, en style de collège. Il en sortit à treize ans, et bien que l’université de Guyenne fût alors la plus renommée de France, bien que les doctes professeurs, en considération du savoir du jeune Romain, l’eussent traité avec une faveur et une condescendance toutes particulières , cependant, c’était toujours collège, écrivait-il plus tard.

Ce qui le caractérisait à cette période de sa vie, c’était une sorte de mollesse intellectuelle et de langueur physique ; le farniente de corps et d’esprit avait pour lui des charmes ; tout exercice semblait lui être pénible ; son jugement n’opérait qu’à regret, mais avec netteté et précision ; il ne saisissait que lentement et avec effort, mais ne lâchait plus ce qu’il avait saisi. Cependant, et malgré cette sorte d’indolence qui le dissuadait d’apprendre, il commençait déjà à travailler activement en lui-même et pour lui-même.

Dans ces dispositions d’esprit, ce ne fut ni par entraînement ni avec ardeur qu’il se livra à l’étude du droit, ce fut seulement parce que la carrière militaire le séduisait moins encore. Les misérables subtilités, les minutieuses arguties de la jurisprudence surchargèrent, étonnèrent son cerveau, sans pouvoir le pénétrer, et il avoua qu’il écoutait les plaidoiries, mais qu’il ne les comprenait pas. Néanmoins, pourvu (1554) d’une charge de conseiller, il lui fallut, pendant quelques dix années, pratiquer, juger et faire preuve de bon sens, sinon de savoir.

Aussi déposait-il volontiers cette robe, sous laquelle il se sentait mal à l’aise, et s’échappait-il, joyeux comme un écolier en vacances, de son parlement de Bordeaux, pour aller muser à la cour, où lui donnaient franche et libre entrée, son nom, son esprit, ses connaissances, ses liaisons avec Lhospital, et le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre, qui n’était pas difficile à porter. Un double penchant l’y attirait, le besoin de voir, d’observer, et l’amour des femmes, vers lesquelles il était entraîné par cette sensibilité, délicate, exquise, maladive, en quelque sorte, dont Rousseau semble avoir ressenti les atteintes.

C’était moins (quoiqu’il en fût assez friand) le plaisir des sens qu’il recherchait que les émotions du cœur, car il aima La Boétie plus qu’aucune femme. On trouve un charme inexprimable, une fraîcheur suave, une naïveté touchante dans cette affection de Montaigne et de La Boétie, et l’on ne comprend pas que l’un de ces deux amis, que Montaigne ait pu être accusé d’égoïsme, lorsqu’on lit ce chapitre des Essais, où il épanche sa tendresse, où il raconte que, depuis la mort de La Boétie, il n’osait plus goûter une joie : « Nous étions, dit-il, à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part ».

Voir et aimer c’était tout ce que Montaigne pouvait faire à la cour. Un rôle actif dans les guerres civiles et religieuses ne convenait pas à un homme de mœurs si douces, de passions si modérées, d’humeur si innocente, si impropre à la haine, si ennemi de toute oppression, de toute violence, de toute dureté ; qui, bien que chasseur déterminé, éprouvait une compassion douloureuse lorsqu’il entendait le lièvre sous la dent du chien. Aussi, dès qu’il vit les partis s’envenimer, ceux qui l’entouraient prendre le pour ou le contre, et le terrain de la neutralité sur lequel il se tenait, se rétrécir chaque jour, il s’alla réfugier au fond du Périgord, dans son château de Montaigne, s’étudier lui-même et se retracer dans ses Essais.

Cette absence de sentiment haineux, cette modération dans les affections même , si l’on en excepte toutefois sa piété pour son père et son amitié pour La Boétie, qui furent si énergiques, cette loyauté qui le forçait de s’abstenir dans une querelle que ses opinions ne rendaient point sienne , cette bonne foi candide qui ne lui permettait point de dire et d’écrire au-delà de ce qu’il pensait et sentait, ont attiré au consciencieux philosophe des accusations d’égoïsme, de scepticisme, et d’irréligion. L’ami de La Boétie ne fut pas égoïste : tout homme loyal avoue qu’il doute, et Montaigne, le franc Montaigne, appelant le prêtre avant le médecin, quand il était malade, et se faisant dire une messe sur son lit de mort, prouve qu’il était une chose du moins sur laquelle il ne doutait pas.

Oublié du monde, oubliant le monde, au fond de sa paisible retraite, entre Plutarque, Sénèque, quelques autres moralistes narrateurs et lui-même, méditant d’après eux et sur lui, et méditant trop pour ne pas épancher ses méditations, il se prit, un jour, à écrire la première ligne de ses Essais, sans savoir peut-être quelle serait la seconde et s’inquiétant peu de ce qu’il adviendrait du tout. Ce fut ainsi que dans une rêveuse et indolente activité, s’élabora sans bruit, avec mystère, pendant quelques années, ce miel délicieux, dont la postérité fut d’autant plus avide que le secret de sa composition n’a pas été retrouvé.

Des excursions, entreprises pour sa santé, aux eaux de Plombières et de Bade, des voyages en Italie troublèrent à peine ses douces et moelleuses habitudes ; un livre, une plume à la main, il chemina nonchalamment à travers l’Europe, comme il se promenait, comme il chassait, comme il vivait avec sa femme (car il faut constater que Montaigne fut mari) ; il rêvait sur les ruines de Rome, lorsque lui arrivèrent des lettres qui le nommaient à la mairie de Bordeaux. Ne se sentant pas plus moulé en maire, qu’il ne s’était senti moulé en conseiller, il voulut décliner l’honneur qui lui était imposé, mais le roi commandait, et Montaigne n’était pas homme à lutter contre un ordre royal : il alla donc subir sa dignité. Il croit ne s’être pas bien acquitté de ses fonctions, son panégyriste pense comme lui, et nous pensons volontiers comme son panégyriste ; cependant ses administrés en jugèrent autrement, car une seconde élection le maintint à son poste.

Dès qu’il se fut affranchi des honneurs, il revola vers son manoir, plein d’espoir et de joie ; mais à peine rentrait-il dans son loisir, qu’il lui fallut souffrir sa part des maux qui désolaient la France. Moins tolérants que les hommes mêmes de la Saint-Barthélemy, les hommes de la ligue ne respectèrent pas sa neutralité. « Je fus, dit-il avec une gaieté philosophique, pelaudé à toutes mains ; au Gibelin j’étais Guelfe ; au Guelfe, Gibelin ». De sorte que Guelfes et Gibelins ravagèrent le château.

Chassé de son nid, persécuté par la peste, qui errait alors en Guyenne, et poussé sur le théâtre politique, il se mêla au mouvement des affaires ; mais, toujours sous l’influence de sa modération et de son humeur pacifique, sans rancune contre Guelfes ou Gibelins : il s’était donné mission de conciliateur, et tâchait de faire tomber les armes des mains des deux partis. Il avait, cependant, un coup d’œil pénétrant que tout homme de cour lui eût envié : le duc de Guise était encore triomphant que Montaigne le voyait déjà sous le poignard, et il avait prédit que le Navarrois achèterait un royaume au prix d’une messe.

Les soins donnés aux publications de ses Essais, qui déjà faisaient bruit dans la France, en dépit du fracas de la guerre civile, ne le charmaient pas tant qu’il ne tournât un œil de regret vers le Périgord. Aux premiers jours sereins, il retourna errer sur les ruines de son château, sinon pour y vivre, pour y mourir du moins. La mort depuis longtemps, le pinçait continuellement à la gorge ou aux reins, pour l’avertir de se tenir prêt. Tous ceux qui ont lu les Essais savent qu’il s’était assez bien préparé pour dire à la camarde, qu’il l’attendait, nonchalant d’elle et bêchant son jardin. Elle le prit à la gorge, en effet ; il la reçut en philosophe et en chrétien. Une esquinancie l’enleva, en trois jours, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Telle fut la vie matérielle de Michel Montaigne. La vie qu’il a vécu dans ses Essais, serait plus longue et plus belle à raconter. Ici nous ne pouvons que nommer ce livre impérissable, qui a vu passer tant de générations de livres, qui, toujours admiré, a traversé tant de révolutions littéraires, tant de vicissitudes du goût et du langage. C’est qu’il n’était point écrit pour les hommes et pour le temps, mais pour l’humanité immortelle. Daté d’hier, il ne serait pas plus jeune ; né dans l’Athènes antique, il ne serait pas plus vieux.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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