LA FRANCE PITTORESQUE
Écorçage du chêne au rythme
du Chant des Péleurs dans les Ardennes
(D’après « Revue de folklore français », paru en 1930)
Publié le jeudi 6 septembre 2012, par Redaction
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Fort importante dans les Ardennes, l’industrie du tannage des peaux tenait son essor à l’abondance de l’écorce du chêne, laquelle contient le principe particulier ayant la propriété de pénétrer dans la peau pour s’y unir de façon à la rendre souple, solide et surtout imputrescible. La récolte des écorces ou « pèlerie », qui avait lieu en mai-juin et à laquelle prenaient part hommes, femmes, « guerchons » et « bachelles », demandait force habileté et précédait des réjouissances rythmées par le chant des « péleurs »
 

La récolte des écorces formait une branche de l’industrie du tannage et avait pris un très grand développement surtout dans les vallées de Meuse et de Semoy et dans la région boisée, bordant la Belgique, explique en 1930 le Dr L. Héthimann, du Comité du Folklore Champenois dans la Revue de folklore français. C’est au printemps, quand la sève monte, que se faisait l’écorçage dans les coupes en âge d’être exploitées.

Le dommage causé aux arbres par cette opération est, en effet, très grand car il faut les abattre, d’où l’obligation de n’écorcer que les coupes d’âge suffisant. De là aussi cette règle absolue l’acheteur de l’écorce devait acheter l’arbre ou trouver acheteur. Les écorces étaient-elles vendues et le bois ne trouvait-il pas preneur ? L’adjudication des écorces était annulée et réciproquement le tas d’écorces devait trouver preneur en même temps que les arbres d’où on les avait tirées. Ainsi étaient conciliés les deux intérêts en présence.

Les procédés nouveaux pour le tannage chimique ont fait disparaître l’écorçage. Mais jadis il en allait tout autrement. Dans le Courrier du jeudi 20 janvier 1842, paraissait sous forme d’une lettre signée : « Ton ami A. M. » une description charmante de l’écorçage à Hautes-Rivières, à cette époque :

« Les travaux qui fixent le plus l’attention de l’étranger sur la Semoy sont, sans contredit, ceux de la pèlerie c’est-à-dire ceux de l’écorçage du chêne. Le village des Hautes-Rivières, à raison de sa nombreuse population et de ses coupes étendues, y dépêché une abondance considérable de personnes. Les jeunes filles y sont en majorité, et ce n’est pas chose peu curieuse que de les voir perchées au haut de longs engins, qu’elles appellent chevâ, pour dépouiller jusqu’aux plus minces rameaux.

« Le chevâ ou chevau était un bouleau de deux mètres de haut, fendu et monté en échelle, avec des barreaux de fortune, plus ou moins bien ajustés et maintenus. Pour de plus grandes hauteurs on ajoutait un autre chevâ et l’ensemble, sans doute à cause de la forme arquée qu’il prenait, s’appelait dromadaire. Elles rient, elles chantent même, les bienheureuses ! sans songer à leur position aérienne, tout en maniant leur oche (os).

« L’oche est un tibia de bœuf desséché au bout duquel est fiché un petit tranchant et bien adroites sont celles des péleuses qui gagnent leur vingt sous par journées sans se greffer vingt fois les doigts ! Ce petit tranchant, qui sert à faire des incisions longitudinales d’abord, puis croisées par des sections transversales espacées d’environ deux mètres, dans l’écorce des arbres, en fait aussi parfois dans la chair des mains c’est là ce que le dictionnaire local appelle greffer. »

Depuis longtemps cet instrument, que l’on nommait « oche de la péleuse », en Semoy, « oche du plumeux ou du plucheux » sur la Meuse, a disparu, remplacé par un instrument en bois avec garniture de fer, nous explique le Dr L. Hétimann du Comité du Folklore Champenois, qui précise qu’avec un tel outil, les jeunes étourdies devaient se greffer les doigts bien fréquemment. Mais, dit « A.M. », cela ne l’empêchait pas de chanter et de rire. Une note du feuilleton nous donne à ce sujet un savoureux détail :

« Il faut entendre les rondes qui accompagnent le travail des péleuses. Il en est une surtout qui ne manque jamais d’être entonnée quand finit la journée : c’est une chansonnette, quelque peu grivoise, dont le sujet est l’aventure au bois d’une fille trompée. Regnault, le preux chevalier, le héros obligé de presque tous les contes de l’Ardenne, se trouve être le trompeur. L’auteur des paroles, sans être tout à fait incivilisé, ne doit pas avoir lu Boileau, mais en revanche, le compositeur devait connaître Méhul, car l’air, qui est un motif fort simple, est remarquable par le point d’orgue dont le mot « Regnault » est accentué à la fin de chaque couplet point d’orgue que les péleuses rendent avec une énergie qui fait vibrer tous les échos voisins ».

Si Hétimann avoue ne pas avoir retrouvé l’air et les paroles, il confie avoir noté l’air des deux premiers vers d’une ronde tirée du « Romancero de Champagne », à qui semble bien s’appliquer la notation du point d’orgue cité. Il s’agit de la chanson de Renaud (et non Regnault) dont voici le premier couplet :

Oh ! Renaud, réveille, réveille,
Oh ! Renaud, réveille-toi !
Mon père m’avait planté un bois,
Oh ! Renaud, réveille-toi !
Dedans ce bois il y avait des noix,
Renaud !

La même année 1930, Geneviève Devignes consacre également un article au chant des Péleurs lors de l’écorçage du chêne en Ardenne. Elle nous explique que les travaux de « pèlerie », dits aussi « pelaison » notamment au bois maintenant célèbre de la Gruerie où l’écorçage des chênes avait lieu en mai-juin., constituaient une sorte de Moisson des Bois à laquelle prenaient part hommes, femmes, « guerchons » et « bachelles ». Des réjouissances s’ensuivaient, comme ailleurs pour la moisson ou pour la vendange. Régulièrement on y entendait de ces vieilles ballades qui avaient traversé les siècles sans avoir jamais été écrites.

Le Chant des Péleurs était une de ces bizarres survivances. Dans ce chant on retrouvait encore, comme dans la complainte de la « Fin de Regnaud », comme dans la ronde rémoise d’Ogier, véritable chanson de geste en miniature, mais cette fois sans trop savoir à quel propos, le nom de l’incomparable neveu de Thierry l’Ardennois (et non « le Danois » comme trop d’historiens ont tendance à l’écrire), le beau chevalier du Moyen Age, Renaud ou Hegnaud, ou Reynauld, si fin de taille et si large d’épaules, dont le souvenir hante l’Ardenne entière.

Il se peut qu’un sens symbolique se cache sous l’obscurité étrange des paroles, mais le motif musical fort simple et très large avait en lui quelque chose d’assez nostalgique pour opérer sur les Ardennais enlevés à leur forêt le même charme que produisait le célèbre « Ranz-des-vaches » sur les Suisses (l’effet triste de cette musique sur les montagnards helvétiens à la solde de la France était en effet si prodigieux qu’on fut obligé d’en interdire l’exécution dans les régiments) ou encore, le « Chant des bateliers » de la Volga sur les Russes.

On l’entonnait, le jour finissant (au « petit soir ») et rien ne frappait autrefois les étrangers traversant nos parages comme le haut cri dont le mot Regnaud était accentué vers la fin des couplets, car les « péleuses » surtout rendaient ce nom avec une énergie farouche qui faisait vibrer tous les échos voisins. Geneviève Devignes rapporte avoir transcrit les paroles de la chanson avec quelques détails dans une lettre toute jaunie, écrite sous Napoléon III, par l’inspecteur Nozot ; ajoutant que lui-même tenait ce chant d’un vieil instituteur qui n’avait pu lui en dire l’origine, car, lorsqu’il demandait aux péleurs si la chanson était vieille, ils répondaient invariablement : « eje crois bien. Nos grand’pères la savaient ».

Pour Prosper Tarbé (1809-1871), spécialiste de l’histoire du pays champenois, ce chant montagnard semble être l’altération d’une ancienne ballade amoureuse que l’on retrouve dans le recueil des chants historiques de Lincy.

Quand vient en Mai que l’on dit a longs jors
Que Francs de France repairent de Roi cort (Pepin le Bref)

car c’est par cette page que nous savons que le cavalier était blond recercelé (c’est-à-dire frisé), de visage clair, et que nulle terre au monde n’avait vu si beau bacheler ; par elle nous le suivons montant les degrés d’une haute tour, où, assise sur un lit peint de fleurs, l’attend la fille d’un empereur : la belle Erembor. Le morceau populaire d’âge en âge est devenu grivois. Notons que dans le pays de Charleville existait aussi une ronde enfantine qui ressemblait à la chanson des Péleurs, mais au lieu de Renaud le refrain disait : « Hi Ah Thomas réveille-toi ». L’air d’ailleurs en diffère totalement, il fut recueilli à la fin du XIXe siècle par Albert Meyrac.

Notons aussi, toujours au sujet du Chant des Péleurs, que l’on vénère dans les Ardennes, sur les bords du Rhin et surtout dans les environs de Cologne un saint Renaud que les traditions légendaires désignent comme l’aîné des Fils Aymon, princes des Ardennes. Dans le Roman d’Ogier l’Ardenois on lit ces vers (tome II, p. 403) au sujet d’un cheval.

Ainc en si bon ne monta li franc hom
Fors seul Baiart, ki fu au fil, Aymon
Renaud
le preus, ki ot cuer de baron.

Egalement, dans la chronique de Ph. Mouske (vers 815) :

Duis ot li rois en moult de lius
Guerre, u il fu moult ententius
Et dans Rainnaus, li fius Aimon
Dont encor moult lestore aimon
Il et si frere sour Bairst
Le guerreiierent tempre et tart...

« On remarquera, dit à ce propos Tarbé dans son Romancero, que Mouske proclame que l’histoire de ces quatre preux est déjà populaire de son temps, c’était donc une tradition acceptée, et non une création des trouvères ». Mais ceci nous entraîne trop loin. Pour revenir au Chant des Péleurs, Geneviève Devignes rapporte avoir connu personnellement, dans l’Ardenne champenoise, aux environs de Sainte-Menehould, et ceci avant guerre, des bûcherons qui lui en ont encore donné des bribes.

Voici le chant traditionnel des péleurs d’Ardenne :

O Regnaud réveille, réveille,
O Regnaud, réveille-toi.
Mon père m’avait planté un bois,
O Regnaud réveille-toi.
Dedans ce bois y avait des noix,
O Regnaud réveille, réveille,
O Regnaud réveille-toi.

Dedans ce bois y avait des noix,
O Regnaud, réveille-toi.
J’en cueillis deux, j’en mangea trois,
etc.

J’en cueillis deux, j’en mangea trois,
O Regnaud réveille-toi.
J’en fus malade au lit neuf mois,
Regnaud
etc.

J’en fus malade au lit neuf mois,
O Regnaud réveille-toi.
Tous mes parents venaient m’y voir,
Regnaud
etc.

Tous mes parents venaient m’y voir,
O Regnaud réveille-toi.
Seul, mon amant n’y venait pas,
Regnaud
etc.

Seul mon amant n’y venait pas,
O Regnaud réveille-toi.
Je lui ai fait dire par trois fois,
Regnaud
etc.

Je lui ai fait dire par trois fois,
O Regnaud réveille-toi.
La troisième il y vena,
Regnaud
etc.

— Bonjour ma mie, comment qu’ça va ?
O Regnaud réveille-toi.
— Ça me va bien quand je vous vois,
Regnaud
etc.

Avez-vous chaud, avez-vous froid ?
O Regnaud réveille-toi.
Je n’ai pas chaud, car j’ai bien froid,
Regnaud
etc.

De votre bouche embrassez-moi,
O Regnaud réveille-toi.
De votre manteau couvrez-moi,
Regnaud
etc.

Etendez-vous le long de moi,
O Regnaud réveille-toi.
Mettez la main sur l’estomac,
Regnaud
etc.

Mettez la main sur l’estomac,
O Regnaud réveille-toi.
Descendez-la un peu plus bas,
Regnaud
etc.

Vous y trouv’rez l’père Nicolas,
O Regnaud réveille-toi.
Il a d’la barbe comme un vrai chat,
Regnaud
etc.

Il a d’la barbe comme un vrai chat,
O Regnaud réveille-toi.
N’voit point clair attrape les rats,
Regnaud
etc.

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