LA FRANCE PITTORESQUE
Lutte opposant Jean au Diable
dans la forêt d’Orléans
(D’après « Mémoires de la Société d’agriculture, sciences,
belles-lettres et arts d’Orléans », paru en 1904)
Publié le mardi 13 mai 2014, par Redaction
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Les forêts étaient le plus généralement le théâtre de ces scènes fantastiques, où l’ange déchu, le roi des ténèbres, qu’on appelait aussi le maufait, le mauvais, le malin, jouait souvent un rôle important. Celle d’Orléans aurait été le théâtre d’une lutte opposant le fils d’un sabotier au Diable lui-même, chacun rivalisant de ruse pour berner un adversaire ne s’avouant jamais vaincu.
 

Nous n’avons que des données très vagues sur la légende que nous allons raconter. Certains usages, certaines locutions locales nous donnent néanmoins à penser avec une grande apparence de probabilité qu’elle a eu pour théâtre les contrées limitrophes du Berry et de l’Orléanais. N’ayant pour nous guider aucune indication de pays, de ferme, de lieu dit, aucun nom de personnage marquant, aucune date, il ne saurait hélas être question d’appuyer de documents authentiques ces souvenirs populaires.

Il y avait une fois, je ne dirai pas un roi et une reine — rapporte l’érudit Adolphe Huard, membre de la Société d’agriculture, sciences, belles-lettres et arts d’Orléans —, mais un pauvre homme et une pauvre femme. C’étaient des gens à esprit simple et au cœur droit, aimant et craignant Dieu. Une maisonnette sur la lisière d’une vieille et grande forêt, quelques arpents de terre et de vigne constituaient toute leur fortune. Laborieux et économes, ils acquittaient régulièrement leurs impôts, et leurs récoltes n’avaient jamais été saisies par le seigneur pour défaut de paiement de la dîme de grain et du droit de jalaye (dîme de grain : 3 gerbes par arpent ; droit de jalaye : 16 litres de vin par tonneau).

Le mari était sabotier et même bon sabotier. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il eût été capable de faire des sabots à musique comme Paganini, mais enfin il gagnait suffisamment et honorablement sa vie. Dépourvu d’ambition, il n’avait qu’un désir : celui de voir son fils unique, Jean, beau jeune homme de 18 ans, le remplacer à son tour dans la carrière. Malheureusement, Jean n’avait pas la vocation ! Jean se refusait énergiquement à fabriquer des galoches pour ses concitoyens.

Un jour, une violente discussion éclata, à la suite de laquelle, malgré les prières de la mère, le père mit son fils à la porte, en lui criant : « Va-t-en au Diable ! ». Ce fut sous ces tristes auspices, et chargé de la malédiction paternelle que le pauvre Jean se mit en route, un bâton à la main, et portant de l’autre une paire de sabots de rechange, car celle qu’il avait aux pieds était déjà bien usée. Ses premières réflexions ne furent pas gaies. Sans argent, sans vivres, qu’allait-il devenir ! Bah ! se dit-il, Dieu y pourvoira. La jeunesse est confiante ; elle a l’avenir devant elle et les idées sombres ne tardèrent pas à disparaître peu à peu aux premiers rayons du soleil.

Donc, il cheminait gaiement, charmant les ennuis de la route en construisant des châteaux en Espagne ; il se voyait déjà dans ses rêves, gravissant les premiers degrés de cette échelle de Jacob qui mène à la fortune et à la gloire, car Jean était ambitieux. Son estomac qui criait famine le rappela à la réalité ; maître Gaster ne se repaît pas de chimères. Il grondait d’autant plus fort que son maître avait eu la maladresse de partir avant déjeuner. Quant à la Providence sur laquelle Jean avait compté, elle ne se pressait pas d’intervenir. Il essaya bien de tromper son appétit en mangeant quelques fruits sauvages et quelques racines. Mais maître Gaster accueillit par de sourds grognements ce repas d’anachorète ; et si Jean eût eu à sa disposition le compagnon de saint Antoine, peut-être le pauvre animal eût-il passé un mauvais quart d’heure !

Il était temps décidément de changer de régime. L’absence complète de numéraire rendait malheureusement le problème difficile à résoudre. Il y avait bien une chance ; on était au 24 décembre, veille de Noël ; la nuit prochaine était celle du réveillon et des agapes familiales, la nuit où, en souvenir du Sauveur des hommes, le plus misérable partage avec celui qui n’a rien, où la part à Dieu, la part du pauvre, attend toujours le mendiant qui passe.

Hélas ! Ce fut pour le pauvre Jean une déception complète. Il avait compté sans son hôte ; les maîtres de la ferme où il se présenta étaient des gens au cœur dur et d’une avarice telle que la solennité du jour était elle-même impuissante à provoquer chez eux le moindre sentiment généreux. On voulut bien lui faire la grâce d’un morceau de pain sec et d’une botte de paille dans l’étable. Comme cette ferme était isolée et qu’il se faisait tard, Jean dut, bien malgré lui, subir cette hospitalité qui n’avait rien d’écossais. Son morceau de pain dévoré et n’ayant rien de mieux à faire, il résolut de mettre en pratique le proverbe : « qui dort dîne », et se dirigea vers l’étable pour y prendre un repos bien gagné. Il s’y rencontra, comme le Christ à Bethléem, avec un âne et un bœuf à l’aspect neurasthénique qui, debout devant une mangeoire vide, paraissaient se nourrir d’idées noires. Encore deux affamés, pensa Jean, en jetant à ses deux compagnons d’infortune un regard de pitié sympathique. Puis, s’allongeant sur la paille, il se laissa aller au sommeil.

Il eut des rêves gastronomiques, où il se voyait assis à des tables somptueusement garnies, à de vrais festins de Balthazar ; il eut même l’illusion d’une indigestion. Le bruit d’une conversation le réveilla soudain et il constata avec stupéfaction que les deux interlocuteurs n’étaient autres que l’âne et le bœuf. Il se rappela alors une vieille tradition qui raconte qu’au moment où le prêtre élève l’hostie pendant la messe de minuit, les bêtes asines et bovines s’agenouillent, prient et conversent entre elles. L’âne et le bœuf se lamentaient sur leur situation misérable et réclamaient avec instance le repos dominical et une nourriture plus abondante. Heureusement, disait l’âne, nos maux vont finir. Boiron (aiguillonneur), ajouta-t-il, en s’adressant à un jeune garçon qui reposait non loin de là, réjouis-toi, tu vas pouvoir faire la grasse matinée.

— Pourquoi ? dit le bœuf.

— Pourquoi ? Parce que, mon vieux Morin (nom que l’on donne quelquefois aux bœufs), la main de Dieu va s’appesantir sur le maître impitoyable, parce que ses jours sont comptés et qu’aujourd’hui, au lieu d’aller à la charrue, nous irons à son enterrement.

— Alors, reprit le bœuf, requiescat in pace.

— Amen ! répondit l’âne.

Celte courte oraison funèbre fut justifiée par le décès du fermier que l’on trouva mort dans son lit. Comme la reconnaissance de l’estomac n’était pas assez vive chez Jean, pour qu’il se crût obligé de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, il se hâta de quitter cette maison inhospitalière et se dirigea d’un bon pas vers la ville voisine qu’il comptait bien atteindre avant la chute du jour. Malheureusement, il s’égara dans une forêt qu’il avait à traverser et se vit dans la triste nécessité d’y passer la nuit. Perspective d’autant plus fâcheuse que cette forêt avait très mauvaise réputation !

Elle passait pour être plus mystérieuse et plus terrible que le bois sacré dont parle Lucain dans sa Pharsale, qui brûle sans se consumer, où la terre tremble, où les cavernes mugissent, où des dragons s’enroulent à l’entour des rameaux, plus diabolique et plus féerique que la forêt de Brocéliande au Moyen-Age et que celle de la Jérusalem délivrée.

On racontait que Satan y tenait ses assises à l’heure de minuit, que les sorcières y faisaient leur sabbat et que lutins, gnomes, farfadets, korrigans s’y donnaient rendez-vous dans les clairières pour danser au clair de lune leurs rondes fantastiques. On prétendait encore que, sur le bord des ruisseaux et fontaines, les terribles lavandières lessivaient non pas du linge, mais une espèce de vapeur qui prenait peu à peu apparence humaine, gémissait et pleurait sous les coups du battoir, qu’une chasse à courre de cavaliers et chevaux fantômes, bien connue sur les bords de la Loire sous le nom de chasse Briquet, parcourait à toute vitesse les allées du bois avec un bruit affreux de cors et d’aboiements de chiens et qu’enfin dans les terrains marécageux, le long des étangs, le spectre du roi des Aulnes apparaissait à travers les brouillards du soir.

On conviendra facilement que tout cela n’était pas rassurant, et que si la forêt n’avait pas volé sa réputation, le pauvre Jean n’avait, en fait de mauvaises rencontres, que l’embarras du choix. Si la saison eût été plus favorable, il eût cherché dans l’épaisseur d’un fourré une retraite solitaire où il se fût tenu coi comme un lièvre dans son gîte. Mais à cette époque de l’année, il n’y fallait pas songer ; il eût gelé sur place.

Il réfléchissait à cette situation tout en faisant avec ses bras et ses jambes une sorte de gymnastique pour activer la circulation du sang, quand il vit venir à lui, éclairé par les rayons de la lune, un petit homme habillé de noir. D’apparence bourgeoise et débonnaire, on pouvait le prendre, au premier abord, pour un paisible rentier ou un commerçant retiré des affaires, après fortune faite : mais un observateur n’aurait pas remarqué sans inquiétude, que par moments ses yeux verts lançaient des lueurs phosphoriques comme ceux des chats, que ses ongles étaient longs comme des griffes, et ses dents aiguës et tranchantes.

Jean était trop jeune et trop naïf pour remarquer ces détails de physionomie, et à l’inconnu qui l’interrogeait avec bienveillance, il raconta franchement tout ce qui s’était passé. Ce récit parut l’amuser beaucoup, notamment le passage où Jean rappelait les paroles d’adieu par lesquelles l’auteur de ses jours avait salué son départ : « Va-t-en au Diable ! » Et il se mit à rire d’un rire aigu, sardonique, aigre comme le grincement d’une scie. « Rassure-toi, dit-il, je ne suis pas le Diable, mais un bon bourgeois qui vit de ses rentes, et ne demande qu’à finir ses jours en paix. Tu cherches une place, ça se trouve bien, j’ai besoin d’un serviteur, et je te donnerai cent écus par an. » C’était un gage inespéré ; Jean accepta d’emblée, et suivit son nouveau maître avec empressement.

Après une demi-heure de marche, ils arrivèrent au pied d’un vieux château construit en pleine forêt sur le bord d’un précipice, au bas duquel coulait un torrent aux ondes écumantes. « C’est là ma demeure, dit l’inconnu. — Elle ne paraît pas gaie, répondit Jean. — C’est vrai, reprit l’autre : mais combien confortable ! Bien logé, bien nourri, n’ayant rien autre chose à faire qu’à entretenir la maison dans un bon état de propreté, tu seras là comme un coq en pâte et lu n’auras pas à regretter ton pays natal. La patrie, sache-le, est là où l’on est bien : ubi bene, ibi patria ».

Ayant ainsi parlé, cet homme jovial autant qu’érudit se retira, laissant derrière lui une forte odeur de soufre, comme s’il venait de faire une saison aux Eaux-Bonnes, ou à Bagnères-de-Luchon. Resté seul dans cette grande habitation, Jean avait le cœur bien gros. Très rares, en effet, sont les hommes qui savent se suffire à eux-mêmes ! Pendant toute son existence, oubliant la terre, s’oubliant lui-même, Newton vécut solitaire, cherchant dans les astres la pensée de Dieu. Mozart et Beethoven passèrent leur vie à écouter chanter la nature et l’harmonie des mondes. Mais Jean n’était ni Newton, ni Mozart, ni Beethoven.

Tout au plus était-il capable de désherber la cour, frotter, astiquer, et cirer les parquets. Il ne l’essaya même pas, tellement il se sentait découragé ; et pendant les premiers jours, il se contenta de contempler la nature, et, à l’exemple de la bergère aux champs, quand il tombait de la pluie, de désirer le beau temps. Puis voyant qu’il tournait peu à peu à l’abrutissement et à l’idiotisme, il chercha et trouva enfin dans la lecture une distraction efficace. Il y avait, en effet, dans le château, une bibliothèque assez bien garnie ; un jour, il mit la main sur un petit volume relié en maroquin rouge, et qui portait en tête d’un chapitre les questions suivantes :

1° Comment on peut voir et faire des choses surnaturelles !
2° Comment on arrive à faire de l’or !
3° Comment on peut ouvrir les portes les mieux fermées !
4° Comment on peut se changer en toutes sortes de bêtes, et savoir ce qui se passe au loin !

Certes, c’étaient là des questions qu’on n’a pas l’habitude de poser même dans les programmes scolaires les plus compliqués ; et si le livre en contenait la solution, son propriétaire pouvait prétendre à bon droit aux plus hautes destinées de la vie humaine. Mais Jean était trop modeste pour avoir de pareilles pensées. Il ne songeait pour le moment qu’à améliorer son sort, et celui de sa famille, car en dépit de son brusque départ, il chérissait tendrement ses parents.

Chose bizarre ! A mesure qu’il lisait, les caractères devenaient brillants comme du feu. D’étranges ligures, de fantastiques images, un panorama étincelant de la féodalité et du Moyen-Age, avec ses fiers chevaliers bardés de fer, ses nobles dames, ses pages et ses écuyers, ses joutes guerrières et ses tournois, défilaient successivement devant ses yeux. Des génies se prosternaient à ses pieds, comme dans les contes orientaux, semblant lui dire : « ordonne, nous t’obéirons ».

A vrai dire, toute cette fantasmagorie lui paraissait suspecte ; son maître lui-même, ce personnage aux yeux verts, au rire méphistophélique commençait à lui inspirer une certaine méfiance. Quel être réel se cachait sous cette enveloppe inquiétante ? Jean brûlait de le savoir ; il interrogea le livre ; et alors, comme dans la légende de la nonne, ce fut la foudre qui répondit ; un éclair fulgurant illumina l’appartement et une voix tellement forte qu’elle eût couvert celle de Stentor lui-même, prononça ces mots terribles : « Tu es chez le Diable » !

Du coup, Jean s’évanouit ; et comme cette réponse avec accompagnement de tonnerre et d’éclairs n’était pas faite pour l’encourager à poser d’autres questions, il s’empressa, quand il eut repris ses sens, de quitter une maison où le salut de son âme était en danger. Il n’y avait, du reste, apporté aucun changement, pensant sans doute que le Diable serait heureux d’y retrouver la poussière qu’il y avait laissée et toutes choses à leur place, même les toiles d’araignée.

Puis, dans la crainte d’être reconnu par son maître dans le cas où il le rencontrerait, il recourut à la puissance magique du livre qu’il avait eu soin d’emporter, et prit la forme d’un poulain. Bien lui en prit, car il croisa, en passant, le Diable qui rentrait chez lui. La course d’un cheval étant plus rapide que celle de l’homme, il ne tarda pas à arriver à la maison paternelle. Il trouva les pauvres vieux bien changés. Son père évidait tristement un sabot, et sa mère arrosait de ses larmes les bas qu’elle était en train de tricoter. Prenant les allures d’un animal fatigué, il alla se coucher tout auprès de leur porte.

« Oh, le gentil poulain ! s’écria la mère, la pauvre bête parait bien lasse ; on dirait qu’elle n’a pas de domicile. Chose étrange ! ne trouves-tu pas, dit-elle à son mari, qu’elle a dans le regard quelque chose de notre Jean ? Nous pourrions peut-être, proposa-t-elle, la conduire à notre hangar, et lui donner un peu de foin et d’avoine. — Non, ni foin, ni avoine, s’écria Jean, incapable de se contenir plus longtemps, et reprenant sa forme naturelle, c’est le veau gras qu’il faut tuer ; c’est moi, chers parents, c’est votre fils Jean, c’est l’enfant prodigue qui revient pour ne plus vous quitter. »

On pense si les pauvres gens étaient contents ; et le père ayant béni son fils, prononça les paroles de la Bible : « Il était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et il est retrouvé ». Et le veau gras fut tué, et la joie régna dans la maison. Maintenant, dit Jean à son père, quand il eut conté ses aventures, je vais reprendre ma forme de poulain, et tu me conduiras demain à la foire ; je sais que mon ancien maître doit y aller pour acheter un cheval, tu me proposeras : mais tu ne me céderas pas moins de 200 pistoles ; et quand tu auras touché l’argent, tu reviendras ici, où je ne tarderai pas à te rejoindre ; car c’est une ruse pieuse et méritoire de tromper l’ennemi du genre humain.

Ce qui fut dit fut fait. Le Diable acheta le poulain, l’enfourcha, et se mit en route. La matinée était superbe ; les oiseaux chantaient sous la feuillée ; sensible quand même aux beautés de la nature, le Diable se promettait une charmante promenade, quand tout à coup, le poulain se cabra, se mit à marcher droit sur ses pieds de derrière, à faire enfin toutes les gentillesses en usage pour désarçonner son cavalier.

Mais il n’est pas facile de faire vider les étriers au Diable. Alors, changeant de tactique, le poulain s’emballa à travers les plaines, les montagnes et les bois, les ronces et les épines, comme le cheval de la ballade qui emportait Lénore ; mais le Diable souriait à ces courses furibondes ; il était enchanté au contraire. Bon cheval, bonne acquisition, ne cessait-il de s’écrier ! la chance est pour moi, j’ai mis la main sur un pur sang. Ce monologue fut interrompu d’une façon bien désagréable pour lui. Le poulain s’étant arrêté brusquement, Satan passa par-dessus l’animal, et s’étala piteusement sur le sol. Décidément, murmura-t-il avec mélancolie, la bête n’est pas commode ; et ce poulain à des allures bizarres et mystérieuses comme le cheval de l’Apocalypse.

Il n’était pas au bout de ses surprises. Au moment où, se relevant, il se préparait à remonter en selle, il reçut une violente ruade de l’animal qui repartit à fond de train, en lui criant : « Adieu, mon maître ». Un poulain qui parle, se dit le Diable ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Serait-il parent de l’ânesse de Balaam ! Puis, après un instant de réflexion, il devina tout : Jean avait commis une imprudence ; à cet aveu qui trahissait sa personnalité, le Diable, qui ne se sentait pas de rage, se changea en loup et s’élança à sa poursuite, en lui criant : « Brigand, mauvais serviteur, j’aurai ton corps dans ce monde et ton âme dans l’autre ». Le loup courait avec une telle vélocité, que Jean crut prudent de se changer en corbeau. Immédiatement, le Diable prit la forme d’un aigle. Ce fut alors une série de métamorphoses et d’incarnations à rendre jalouse la Trinité indienne.

Empruntant tour à tour leurs transformations à la zoologie, à l’ornithologie et à l’ichtyologie, se faisant successivement quadrupèdes, oiseaux, poissons, les deux ennemis continuaient sur la terre, dans les airs et sous l’eau, une lutte sans trêve ni merci. L’agriculture, elle-même, y fut représentée par un grain de blé ; ce fut la dernière incarnation du Diable. Croyant faire un coup de maître, Jean se changea en poule et avala le grain de blé. Grave erreur ! Il était tombé dans le piège tendu par son adversaire.

Le Diable était dans la place. Au lieu de s’y tenir convenablement, comme Jonas dans le ventre de la baleine, il s’y conduisait comme en ville conquise et s’appropriait sans scrupule la nourriture destinée à Jean. Ce dernier maigrissait à faire pitié et ne pouvait rendre, malheureusement, la pareille à son ennemi, le Diable, comme on sait, n’étant pas une denrée alimentaire.

La situation n’était pas tenable ; poussé par la faim, Jean proposa une transaction.

— Jamais de la vie, répondit Satan qui, suivant l’expression populaire, tenait le bon bout, à moins cependant, ajouta-t-il, que ton âme ne soit le prix de la transaction.

— Entendu, dit Jean, tu as ma parole.

— Non, répliqua Satan, ta parole ne me suffit pas ; verba volant. Je veux un écrit. Va chercher un homme de loi.

Donc un homme de loi fut appelé qui, séance tenante, rédigea un testament par lequel Jean léguait son âme au Diable. Fidèle à sa promesse, ce dernier, après avoir vu Jean apposer sa signature au bas du parchemin, quitta la place. Alors Jean se mit à rire.

— Pourquoi ris-tu, s’écria le diable avec inquiétude ?

— Parce que, mon pauvre Satan, ce papier est sans valeur, parce que tu as eu le tort de ne pas vérifier la signature, parce que j’ai signé ton nom et que tu te trouves ainsi être ton propre légataire.

— Alors, je suis volé ? dit Satan.

— Comme dans un bois, répliqua Jean.

Furieux, mais impuissant, le Diable se retira en grinçant des dents et en jurant qu’il se vengerait. Au Moyen-Age, le Diable jouait le plus souvent le rôle de dupe. Il suffisait d’une relique, d’une goutte d’eau bénite, d’un signe de croix pour le mettre en fuite. Goethe et le théâtre moderne l’ont réhabilité. Méphistophélès est tout puissant et dans nos représentations enfantines, dans nos guignols, il s’érige en vengeur de la société bafouée par Polichinelle qui, après avoir rossé le commissaire de police et les gendarmes, passé au cou du bourreau la corde préparée pour le pendre, finit enfin par trouver son maître dans le Roi des Enfers.

Quant à Jean, la fin de son existence donna lieu à deux versions différentes. Suivant les uns, il découvrit un trésor, devint fabuleusement riche et épousa la fille du roi. Suivant d’autres, il eut le tort d’abuser de la puissance du livre magique. Cédant à la fougue de ses passions, il se roula dans la fange des sept péchés capitaux. Au bout d’un certain nombre d’années, un jour qu’il était en train de mener joyeuse vie avec des compagnons de débauche, dans un superbe château, l’ange déchu lui apparut sous son aspect véritable, couronne de flammes en tête, les ailes aux épaules et la fourche au poing, et étendant vers lui ses griffes, lui cria :

— Suis-moi, car tu es mon bien.

— Non, dit Jean, car je ne t’ai pas vendu mon âme et je n’ai pas contracté de pacte avec toi.

— C’est vrai, répliqua Satan, mais tu t’es servi de la puissance du Diable et tu as perdu ton âme à jamais et ta place est marquée pour l’éternité dans le séjour des damnés.

Et il l’emporta à travers l’espace. Ce même jour, le feu du ciel détruisit complètement le château. Il n’en resta que des ruines, où démons et sorcières, d’après la tradition, se donnent rendez-vous la nuit.

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