LA FRANCE PITTORESQUE
26 août 1346 : bataille de Crécy
opposant Édouard III d’Angleterre
et Philippe VI de Valois
(D’après « Histoire générale de France depuis les temps les
plus reculés jusqu’à nos jours » par Abel Hugo (Tome 4), paru en 1841)
Publié le samedi 26 août 2023, par Redaction
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Jean de Montfort et Charles de Blois se disputaient le duché de Bretagne ; saisissant avidement toute occasion d’exercer leur haine réciproque, le roi de France Philippe VI de Valois et le roi d’Angleterre Édouard III étaient intervenus dans la querelle. Edouard débarqua à la Hague, au commencement de juillet, ravagea la Bretagne et la Normandie, et marcha sur Paris ; mais Philippe, ayant rassemblé à la hâte une armée supérieure en nombre, le prince Anglais dut songer à la retraite pour éviter d’être renfermé.

Ayant trompé l’ennemi par une marche habile, il traversa la Seine à Poissy, se dirigeant vers la Flandre. Les Français le poursuivirent l’épée dans les reins, et bientôt Edouard se trouva pressé entre la Somme et cent mille hommes, impatients de combattre. Les ponts étaient coupés ou si bien gardés qu’il ne fallait pas songer à les forcer ; la position de l’armée anglaise était critique, lorsqu’un paysan indiqua un endroit où la Somme était guéable à marée basse. Ainsi échappa Edouard ; le reflux empêcha Philippe de traverser le gué, et il fut obligé de regagner le pont d’Abbeville.

Édouard III, roi d'Angleterre

Édouard III, roi d’Angleterre

Le général anglais eut la prudence de ne pas continuer son mouvement de retraite et de ne pas s’engager dans les plaines de la Picardie. L’ennemi, dit Chateaubriand, allait entrer dans des plaines ouvertes où les Français ne manqueraient pas de l’atteindre ; il ne pouvait vivre que de pillage, et ce pillage retardait sa marche. Si Édouard pressait sa retraite avec une armée harassée, devant des troupes fraîches et supérieurs en nombre, cette retraite ne tarderait pas à devenir une fuite ; il savait que les communes de Flandre lui envoyaient un secours de trente mille hommes : ces diverses considérations le déterminèrent à ne rien précipiter, à choisir seulement de fortes positions pour se mettre à l’abri de Philippe, ou le combattre avec avantage.

Analyse des forces en présence et des tactiques retenues pour la bataille
Dans cette résolution, qui annonçait les vues et les talents d’un capitaine, il désigna, à son premier campement, une hauteur qui domine Crécy, village à jamais fameux, au bord de la petite rivière de Maye. Philippe, qui craignait de voir encore échapper l’ennemi, ne fit prendre aucun repos à ses troupes ; elles défilèrent sur le pont d’Abbeville. Logé à l’abbaye de Saint-Pierre de cette ville, le roi donna à souper aux princes, dont la plupart firent alors ce que les martyrs chrétiens appelaient le repas libre, le dernier repas avant d’aller mourir.

Le 25 août 1346, au lever de l’aurore, l’armée française tout entière avait passé la Somme. A sa tête étaient quatre rois, Philippe VI le Fortuné, roi de France ; Jean-l’Aveugle, roi de Bohême ; Charles son fils, élu empereur, dit roi des Romains, et le roi détrôné de Majorque ; on y voyait encore le comte d’Alençon, frère du roi, qui fut cause de la perte de la bataille ; le comte de Blois, son neveu ; Louis, comte de Flandre, et son jeune fils ; les comtes de Sancerre, d’Auxerre ; Jean de Hainaut, comte de Beaumont ; les ducs de Lorraine et de Savoie ; une grande partie de la noblesse française, et parmi les écuyers et chevaliers, Harcourt, frère aîné de Geoffroy d’Harcourt.

Trompé par un faux rapport en sortant d’Abbeville, Philippe crut que les Anglais avaient abandonné Crécy : il avait déjà fait deux lieues sur une route opposée, lorsqu’il apprit qu’Édouard gardait ses premières positions. Il fallut faire halte, changer de chemin, et envoyer reconnaître l’ennemi. L’armée anglaise, divisée en trois corps, couvrait la colline de Crécy ; au sommet de cette colline était un bois qu’Édouard avait fait environner d’un fossé, et dans lequel on avait enfermé les bagages et les chevaux ; Édouard avait mis à pied les hommes d’armes, excepté quelques douze cents chevaliers jetés sur les deux ailes de l’infanterie.

Le bois formait un dernier retranchement, lequel n’eût pourtant servi que d’abattoir et non d’abri aux soudoyers qui s’y seraient retirés, en cas de défaite. La gauche des Anglais était couverte par la forêt de Crécy, la droite par le village de ce nom, des ouvrages de terre et des arbres gisants : leur front demeurait libre, mais étroit, de sorte que l’armée assaillante y devait perdre l’avantage du nombre. Les trois corps échelonnés dessinaient trois croissants parallèles sur la colline ; chacun de ces corps était subdivisé en trois lignes ; la première d’archers, la seconde d’infanterie galloise et irlandaise, la troisième d’hommes d’armes ou de cavalerie à pied.

Philippe VI de Valois, roi de France

Philippe VI de Valois, roi de France

Le premier corps, servant d’avant-garde presque au bas de la colline, comptait huit cents hommes d’armes, un tiers d’infanterie et deux mille archers ; il était commandé par le prince de Galles, ayant auprès de lui Geoffroy d’Harcourt, les comtes de Warwick et de Kenfort, Chandos, le sire de Man et toute la fleur de la chevalerie. Le deuxième corps, placé au-dessus du premier, était fort de huit cents hommes d’armes et de douze cents archers ; il avait pour chefs les comtes de Northampton et d’Arundel. Le troisième corps couronnait la colline, sous le commandement immédiat d’Édouard ; il se composait de sept cents hommes d’armes et de deux mille archers. C’était peut-être au centre de ce corps qu’étaient cachées des machines inconnues. Ainsi, pour remporter la victoire, Philippe se voyait forcé de percer, en gravissant une pente, neuf lignes formidables.

Le soir, veille de la bataille, Édouard donna un grand souper à ses comtes et barons ; lorsque ceux-ci se furent retirés, il entra dans son oratoire, dressé sous une tente, et resta seul à genoux devant l’autel jusqu’à minuit. Sa prière faite, il se jeta sur une peau de brebis, et se releva le 26, à la pointe du jour ; il entendit la messe et communia avec le prince de Galles ; la plupart de ses gens se confessèrent et se mirent en état de paraître devant Dieu. Philippe en avait fait autant à l’abbaye de Saint-Pierre à Abbeville. En ce temps-là, la prière prononcée sous le casque n’était point réputée faiblesse ; car le chevalier qui élevait son épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie.

Oraison faite et messe ouïe, les trois corps reprirent leurs places les uns au-dessus des autres, ainsi qu’il a été dit, chaque chevalier sous sa bannière formant sur la colline un spectacle magnifique ; Édouard monté sur un petit palefroi, un bâton blanc à la main, « adextré de ses maréchaux, alla tout le pas de rang en rang, admonestant comtes, barons, chevaliers, écuyers soudoyers, à garder leur honneur et à bien faire la besogne, et disait ces langages en riant si doucement de si liée (joyeuse) chère, que les plus timides étaient rassurés en le regardant. » Quand il eut ainsi visité ses trois batailles, il se relira à l’heure de haute tierce (environ midi) à celle qu’il commandait en personne et d’où il pouvait voir tous les événements du combat. L’armée but et mangea par ordre des maréchaux, après quoi les soldats s’assirent à terre sans quitter leurs rangs, bacinets et arcs devant eux, attendant l’ennemi.

Le porte-oriflamme, Miles Desnoyers, les seigneurs de Beaujeu, d’Aubigny et de Basèle, envoyés par Philippe à la découverte, trouvèrent les ennemis assis de la sorte, comme des moissonneurs prêts à couper un champ de blé sur une colline ; les Anglais aperçurent les chevaliers français et les laissèrent tout examiner à loisir : Édouard avait défendu, sous quelque prétexte que ce fût, de rompre les files. Il comptait avec raison sur la bouillante ardeur de nos soldats ; on avait déjà appris à nous vaincre par l’excès de notre courage. Le tumulte et la confusion de notre armée formait un triste contraste avec le calme et la régularité de l’armée ennemie ; nous avions mille intrépides capitaines, pas un général.

Bataille de Crécy (Chroniques de Jean Froissart)

Bataille de Crécy (Chroniques de Jean Froissart)

Dès les premiers mouvements on n’avait point été d’accord sur l’ordre à tenir. Les arbalétriers génois étaient derrière la cavalerie, à la queue de la colonne : le roi de Bohême représenta qu’on faisait trop peu de cas de ces étrangers, qu’il connaissait leur valeur, et qu’eux seuls devaient être opposés aux archers anglais. La majesté de ce vieux roi et son expérience dans la guerre persuadèrent Philippe ; il fit passer les Génois à la tête des troupes ; mais l’impétueux comte d’Alençon murmura de cette disposition, qui l’empêchait de se trouver le premier sur l’ennemi.

L’armée française, lorsqu’elle avança vers Crécy, se trouvait divisée de la sorte : quinze mille arbalétriers, presque tous Génois, commandés par Charles Grimaldi et Antoine Doria, formaient l’avant-garde ; Charles, comte d’Alençon et frère du roi, suivait avec quatre mille hommes d’armes ; le roi venait ensuite conduisant le corps de bataille, également composé de cavalerie, où se trouvaient les rois étrangers et la haute noblesse. Le duc de Savoie, nouvellement arrivé avec mille chevaux, menait l’arrière-garde conjointement avec le roi de Bohême. Une infanterie innombrable errait au hasard dans la campagne, obstruant les chemins et gênant les troupes régulières. Chaque homme à cheval était accompagné de trois ou quatre fantassins pour le servir : nous devions aux guerres des croisades cette organisation de la cavalerie, l’usage de l’arbalète et de l’habit long.

On vit revenir les quatre chevaliers envoyés à la découverte. Philippe leur cria : « Quelles nouvelles ? » Ils se regardèrent les uns les autres sans répondre ; aucun n’osait prendre la parole. Philippe ordonna au sire de Basèle de s’expliquer. Ce chevalier, Suisse ou Champenois, était au service du roi de Bohême, et passait pour un des capitaines les plus expérimentés de l’armée. « Sire, dit-il, nous avons chevauché ; si nous avons vu et considéré le convenant des Anglais. Si conseille, ma partie, et sauf toujours le meilleur conseil, que vous laissiez toutes vos gens ici arrêter sur les champs et loger pour cette journée. Car ainçois (avant) que les derniers puissent venir, et vos batailles soyent ordonnées il sera tard ; si seront vos gens lassés et travaillés et sans arroy, et trouveriez vos ennemis frais et nouveaux. Si pouvez le matin vos batailles ordonner plus mûrement et mieux, et par le plus grand loisir adviser vos ennemis, et par quel côté on les pourra combattre ; car soyez sûr qu’ils vous attendront. » Jamais avis plus salutaire n’avait été donné : depuis plusieurs jours l’armée faisait des marches forcées ; elle avait passé la nuit à défiler dans Abbeville, elle venait de faire six lieues au trot de la cavalerie ; elle était hors d’haleine, accablée de fatigue et de chaleur (on était dans les jours les plus chauds de l’été) ; elle n’avait pris aucune nourriture ; enfin un orage qui grondait encore avait trempé hommes et chevaux, mouillé les armes, et rendu les arcs des Génois presque inutiles.

Commencement de l’action. Ardeur imprudente des Français. Terrible mêlée
Philippe sentit la sagesse de ce conseil ; il ordonna de suspendre la marche de l’armée ; les deux maréchaux de Montmorency et Saint-Venant coururent de toutes parts criant : « Bannières, arrêtez ! au nom de Dieu et de saint Denis ». Les Génois s’arrêtèrent, déposèrent leurs arbalètes et commencèrent à préparer leurs étapes ; mais le comte d’Alençon, qui les suivait avec sa cavalerie, on n’entendit point l’ordre, ou n’y voulut point obéir. La jeunesse qui l’entourait se regardait comme insultée parce que les Génois devaient découvrir l’ennemi avant elle ; elle jura qu’elle ne ferait halte que quand les pieds de derrière de ses chevaux tomberaient dans les pas des étrangers qui faisaient la tête de la colonne.

Le comte d’Alençon trouve les Génois occupés de leur nourriture, les traite de lâches et les force de continuer leur chemin. Les derniers corps de l’armée ne veulent point rester en demeure ; un mouvement général entraîne le roi et les maréchaux malgré leurs efforts. Les communiers, dont tous les champs étaient couverts entre Abbeville et Crécy, entendant la voix des chefs, et voyant se hâter la cavalerie, croient que l’on en est venu aux mains ; ils brandissent leurs diverses armes et crient tous à la fois : « A la mort ! à la mort ! » Chaque seigneur se précipite avec ses vassaux pour arriver le premier. Cent vingt mille hommes se heurtent, se poussent, se pressent dans un étroit espace ; une éclipse frappe l’imagination, un orage augmente le désordre, et l’on arrive au milieu des torrents de pluie, au bruit du tonnerre, au cri répété « à la mort ! à la mort ! » en face de l’ennemi.

Les Anglais se lèvent en silence ; les archers placés à la première ligne, font seuls un pas en avant, l’infanterie irlandaise et galloise, au second rang, tire sa large et courte épée, et les hommes d’armes, au troisième rang, dressent tous leurs lances si droites, qu’elles semblaient un petit bois. Si Philippe n’avait pu arrêter son armée lorsqu’elle n’était pas encore sur le champ de bataille, cela lui fut bien moins possible devant les Anglais : la vue de l’ennemi produisit sur lui ce qu’elle produit sur tous les Français, l’ardeur du combat et la fureur guerrière. « Les voilà, s’écria-t-il, ces brigands qui ont occis mes pauvres peuples, gâté, ardé et exilé la France. Allons, messeigneurs, barons, chevaliers, écuyers et bons hommes des communes, vengeons nos injures, oublions haines et rancunes passées s’il y en a entre nous, et, courtois sans orgueil, portons-nous en cette bataille comme frères et parents. »

Bataille de Crécy. Détail d'une enluminure extraite des Grandes chroniques de France

Bataille de Crécy. Détail d’une enluminure extraite des Grandes chroniques de France

Quoiqu’il fût déjà trois heures de l’après-midi en ce 26 août 1346, le signal est donné aux arbalétriers génois de commencer l’attaque. Secrètement offensés des paroles outrageantes du frère du roi, ils demandent un moment de repos ; ils représentent qu’ils sont accablés de fatigue et de faim, que la pluie a détendu les cordes de leurs arbalètes, et qu’ils ne sont « mie ordonnés pour faire grand exploit de bataille. » Ces paroles étant rapportées au comte d’Alençon, il s’écrie : « On se doit bien charger de telle ribaudaille qui faille au besoin ! » et il marche sur eux. Obligés d’aller au combat, les Génois commencèrent à « juper moult épouvantablement pour les Anglois ébahir. »

Trois fois ils recommencèrent à crier, s’arrêtant entre chaque cri, puis courant vers l’ennemi ; au troisième cri, ils lancent leurs flèches qui tombent sans effet. Les archers anglais découvrent leurs arcs qu’ils avaient tenus dans leur étui pendant la pluie, courbent ces arcs jusqu’aux empennons des flèches, et en décochent à la fois un si grand nombre qu’elles ressemblaient, disent les historiens, à de la neige ou à une grande ondée descendant sur les Génois. Ces Italiens se renversent sur les hommes d’armes du comte d’Alençon ; Grimaldi et Doria se font tuer en essayant de rallier leurs gens.

Philippe aperçut l’échauffourée, et toujours poursuivi de l’idée de trahison, il s’écrie : « Tuez, tuez cette ribaudaille qui nous empêche le chemin. » Le comte d’Alençon fait sonner la charge, et passe avec sa cavalerie sur le ventre des Génois ; percés des flèches anglaises, foulés aux pieds par nos hommes d’armes, ils coupent les cordes de leurs arbalètes, et se dispersent dans toutes les directions ; les archers ennemis tirent dans le plus épais de cette mêlée, et les cavaliers tombent abattus de loin avec leurs chevaux. Le comte d’Alençon s’ouvre un passage à travers les archers génois en fuite et les archers anglais avançant, heurte la seconde ligne des troupes commandées par le jeune fils d’Édouard, perce encore cette infanterie, et se trouve en face des chevaliers du prince de Galles, qui le chargent à leur tour. Le comte de Flandre, avec son fils le dauphin viennois et le duc de Lorraine, se détachant du corps de bataille français, accourent au partage de la gloire et des périls du comte d’Alençon. Les lances se croisent ; les épées remplacent les lances brisées. Tous ces rois, comtes, ducs, barons et chevaliers, au lieu de donner ensemble, combattent les uns après les autres... La sérénité était revenue dans le ciel, mais au désavantage des Français, car ils avaient le vent et le soleil au visage. A mesure qu’ils trébuchaient, ils étaient égorgés à terre par les Gallois et les Irlandais.

Philippe, apercevant le comte d’Alençon au plus épais de la seconde division des Anglais, est saisi de crainle pour son frère. II se tourne vers ses gens et leur dit : « Allons », et s’ébranle avec le corps de bataille. Aussitôt la seconde division ennemie descend de la colline afin de soutenir le prince de Galles et d’arrêter le roi de France. La bataille se ranime. Le prince de Galles, assailli par le comte d’Alençon, est au moment de succomber ; Warwick et Geoffroy d’Harcourt, qui avaient la garde du fils d’Édouard, envoient demander du secours à son père. « Si, dit Édouard au messager, mon fils est-il mort ou à terre, ou blessé qu’il ne puisse s’aider ? » Le chevalier répondit : « Nenni, Sire, si Dieu plaît. » Le roi dit : « Or, retournez devers lui et devers ceux qui vous ont envoyé, et leur dites de par moi qu’ils ne m’envoyent meshuy quérir pour adventure qui leur advienne tant que mon fils soit en vie, et leur dites que je leur mande qu’ils laissent à l’enfant gagner ses éperons. Je veux, si Dieu l’a ordonné, que la journée soit sienne. »

On avait dit à Geoffroy que la bannière du comte son frère avait été vue ; il le cherchait pour le sauver ; mais le comte n’avait point voulu survivre à la honte du triomphe de Geoffroy : il s’était fait tuer par les ennemis de la France.

Mort du roi de Bohême
Le roi de Bohême était à l’arrière-garde avec le duc de Savoie. On lui rendit compte des événements. « Et où est monseigneur Charles, mon fils ? » dit-il. On lui répondit qu’il combattait vaillamment en criant : « Je suis roi de Bohême ! », qu’il avait déjà reçu trois blessures. Le vieux roi, transporté de paternité et de courage, presse le duc de Savoie de marcher au secours de leurs amis ; le duc part avec l’arrière-garde. On n’allait point assez vite au gré du monarque aveugle qui disait à ses chevaliers : « Compagnons, nous sommes nés en une même terre, sous un même soleil, élevés et nourris à même destinée, aussi vous proteste de ne vous laisser aujourd’hui tant que la vie me durera. » Quand on fut prêt à joindre l’ennemi, il dit à sa suite : « Seigneurs, vous êtes mes amis, je vous requiers que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d’epée. » Les chevaliers répondirent que volontiers ils le feraient. « Et à donc, afin qu’ils ne le perdissent dans la presse, ils lièrent son cheval aux freins de leurs chevaux et mirent le roi tout devant pour mieux accomplir son désir, et ainsi s’en allèrent ensemble sur leurs ennemis. »

Bataille de Crécy. Enluminure extraite des Grandes chroniques de France

Bataille de Crécy. Enluminure extraite des Grandes chroniques de France

Le roi de Bohême, conduit par ses chevaliers, pénétra jusqu’au prince de Galles : ces deux héros, dont l’un commençait et dont l’autre finissait sa carrière, essayèrent plusieurs passades de lance, pour illustrer à jamais leurs premiers et leurs derniers coups. La foule sépara ces deux champions si différents d’âge et d’avenir, si ressemblants de noblesse, de générosité et de vaillance. « Le roi de Bohême alla si avant qu’il férit un coup de son épée, voire plus de quatre, et recombattit moult vigoureusement, et aussi firent ceux de sa compagnie, et si avant s’y boutèrent sur les Anglais, que tous y demeurèrent et furent le lendemain trouvés sur la place autour de leur seigneur et tous leurs chevaux liés ensemble. » Vrai miracle de fidélité et d’honneur. Les muses, qui sortaient alors du long sommeil de la barbarie, s’empressèrent à leur réveil d’immortaliser le vieux roi aveugle. Pétrarque le chanta, et le jeune Édouard prit sa devise qui devint celle des princes de Galles : c’était trois plumes d’autruche avec ces mots tudesques écrits à l’entour : In riech, je sers.

Cependant le combat continuait ; mais le comte d’Alençon et le comte de Flandre ayant été tués, les hommes d’armes de ces princes commencèrent à plier : le frère de Philippe expiait, par une fin digne de sa lignée, les malheurs dont il était la cause première.

Premier emploi du canon
« Tout à coup nos soldats croient entendre éclater la foudre, et se sentent frappés d’une mort invisible : pour la première fois le bruit du canon frappait l’oreille des Français ; ils frémirent. Ils eurent l’instinct des victoires nouvelles qu’ils devaient obtenir un jour par celte arme ; un nuage de fumée, déchiré par des feux rapides, couvrait leur gloire et leur malheur. Cette obscurité guerrière devait envelopper désormais ces hauts faits, ces grands combats, ce spectacle de sang qui plaisaient tant au soleil et aux chevaliers. Édouard avait placé six pièces de canon sur la colline. La poudre était déjà connue, mais on ne l’avait point encore employée dans une bataille. La guerre antique et la guerre moderne, le génie de Du Guesclin et celui de Turenne se rencontrèrent aux champs de Crécy. La lance, la flèche et le boulet atteignent à la fois le cheval et le cavalier ; l’oriflamme, l’étendard royal, les bannières diverses, hachés par le sabre, sont aussi traversés par ces blocs de fer qui percent aujourd’hui les drapeaux. De si grands monceaux d’armes, de cadavres et de chevaux s’élèvent, que ce qui est encore vivant reste assiégé, bloqué et immobile dans ces barricades mortes.

Retraite du roi. Fin de la bataille
Au milieu de ce massacre, Philippe ne cherchait lui-même que le coup qui devait mettre fin à sa vie. Dès la première charge son cheval avait été tué sous lui ; on vit tomber le monarque, un cri s’éleva : « Sauvez le roi !... » Dernière ressource des Français, dernier sentiment qui les animait quand ils avaient tout perdu, ce cri d’honneur, de dévouement, de tendresse et de douleur fut entendu des ennemis ; il augmenta chez eux l’espoir de la victoire. Jean de Hainaut, qui était auprès de Philippe, parvint à grande peine à le faire monter sur un autre cheval. Il l’engage vainement à se retirer. Philippe, voulant toujours secourir son frère déjà abattu, s’enfonce, sans rien écouler, dans les bataillons ennemis ; il reçoit deux blessures, l’une à la gorge, l’autre à la cuisse.

Déjà le soleil était couché : le roi s’obstinait à mourir pour les Français morts pour lui ; Jean de Hainaut fut obligé de lui faire violence. Il saisit le cheval du monarque par le frein, et, entraînant Philippe : « Sire, s’écria-t-il, retrayez-vous ; il est temps, ne vous perdez mie si simplement. Si vous avez perdu à cette fois, vous recouvrerez à une autre. » La nuit, pluvieuse et obscure, favorisa la retraite de Philippe. Ce prince, entré sur le champ de bataille avec cent vingt mille hommes, en sortait avec cinq chevaliers : Jean de Hainaut, Charles de Montmorency, les sires de Beaujeu, d’Aubigny et de Montsault. Il arriva au château de Broye ; les portes en étaient fermées. On appela le commandant ; celui-ci vint sur les créneaux, et dit : « Qui est-ce là qui appelle à cette heure ? » Le roi répondit : « Ouvrez, c’est la fortune de la France. » Du château de Broye Philippe se rendit à Amiens.

Édouard III remerciant son fils

Édouard III remerciant son fils

Il y avait déjà deux heures qu’il faisait nuit ; les Anglais ne se tenaient pas encore assurés du triomphe ; ils n’apprirent toute leur victoire que par le silence qu’elle répandit sur le champ de bataille. Inquiets de ne plus rien entendre, ils allumèrent des falots, et entrevirent à cette pâle lueur les immenses funérailles dont ils étaient entourés. Quelques mouvements muets indiquaient des restes d’une vie sans intelligence ; quelques blessés, sans parole et sans cri, élevaient la tête ou les bras au-dessus des régions de la mort.

Édouard, qui pendant toute cette journée n’avait pas même mis son casque, descendit alors de la colline vers le prince de Galles, et lui dit, en le serrant dans ses bras : « Dieu vous doins (donne) persévérance ; vous êtes mon fils. » Quand vint le jour, il faisait un brouillard si épais qu’on voyait à peine à quelques pas devant soi. Les communes de Rouen et de Beauvais, une autre troupe commandée par les délégués de l’archevêque de Rouen et du grand-prieur de France, mille lances conduites par le duc de Lorraine, ignorant ce qui s’était passé, s’avançaient au secours de Philippe. Les Anglais plantèrent sur un lieu élevé les bannières tombées entre leurs mains. Attirés par ces enseignes de la patrie, les Français venaient se ranger autour d’elles, et ils étaient égorgés ; le duc de Lorraine, l’archevêque de Rouen et le grand-prieur de France périrent avec leurs gens.

Édouard voulut connaître l’étendue de son succès : Regnault de Cobham et Richard de Stanford furent dépêchés pour compter les morts, avec trois hérauts pour reconnaître les armoiries, et deux clercs pour écrire les noms ; ils revinrent le soir, apportant le rôle funèbre. Dans ces fastes de l’honneur, on trouvait inscrits, selon Froissart, onze chefs de princes, quatre-vingts bannerets, douze cents chevaliers d’un écu (servant de leur seule personne), et trente mille hommes d’autres gens.

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