LA FRANCE PITTORESQUE
Voyage risqué des messagers ordinaires
parcourant la France au XVIe siècle
(D’après « Revue d’Aquitaine », paru en 1867)
Publié le mardi 19 janvier 2016, par Redaction
Imprimer cet article
Il y avait au XVIe siècle, en dehors du service des postes organisé depuis Louis XI, des courriers qui portaient le titre de messagers ordinaires et qui faisaient, d’une ville à l’autre, la route à franc étrier. Bottés, éperonnés, et toujours fort bien armés, ce qui ne les empêchait pas d’être fréquemment dévalisés...
 

Il n’est pas rare, lorsqu’on fait à certains visiteurs les honneurs des archives de la Gironde, de les entendre se récrier à la vue des innombrables minutes de notaires des XVe et XVIe siècles qui garnissent l’une des salles de ce magnifique dépôt, et demander tout bas, à leurs voisins, à quoi peuvent servir tous ces vieux papiers.

Grand est leur étonnement d’apprendre qu’il n’est pas un de ces registres, noircis par le contact de l’air, qui ne cache, sous son enveloppe de parchemin ratatiné et grimaçant, les renseignements les plus précieux pour l’histoire de Bordeaux, pour celle de la province et souvent pour l’histoire générale ; que ces contrats qui commencent tous par la même phrase, et qu’on croirait renfermer à peu près les mêmes formules, sont remplis de détails intéressants pour tous ceux qui s’occupent de recherches sur le commerce, l’industrie, les corporations, la noblesse, la bourgeoisie ou les mœurs, dans ces siècles déjà si loin de nous ; qu’il y a là, enfin, les anecdotes les plus piquantes du monde, et souvent les dessins les plus bizarres et les plus capricieux.

Ainsi s’exprime Ernest Gaullieur en 1867, dans la Revue d’Aquitaine au sein de laquelle il essaye alors de donner à ses lecteurs une idée de ce que peut renfermer un acte par devant notaire. En voici un, qui est extrait des minutes de Me Themer, dont l’étude, ou plutôt la boutique, comme on disait alors, était ouverte à Bordeaux, sous Charles IX : il porte la date du 28 mai 1566.

Coiffés d’un chapeau à chevaucher, les messagers ordinaires traversaient la France, voyageant le jour, se reposant la nuit, et rendant à la bourgeoisie et à la noblesse, pendant cette époque si agitée, de fort utiles services, malheureusement trop restreints, comme on peut le comprendre.

Derrière le cavalier était attaché, par des courroies, un long manteau roulé, destiné à le préserver en cas de pluie ; à l’arçon de la selle pendaient, d’un côté, un petit tonnelet garni de vin ou de piquette ; et de l’autre, une petite malle en cuir ou en fer, appelée bougette, qui pouvait renfermer les quelques paquets et objets d’un petit volume dont se chargeait le courrier.

Ces objets devaient être rendus dans un délai fixé d’avance, et il n’est pas rare de rencontrer des sommations faites par devant notaire au « messager ordinaire de Bordeaux à Paris » pour avoir dépassé le délai de vingt-un jours. Dans l’acte dont il s’agit, il est question d’un « cheval de poil bay », ou, comme on disait plus souvent, d’un cheval bayart. C’est par centaines que, dans les minutes déposées aux archives de la Gironde, on compte les ventes de chevaux. Voici comment y sont désignées leurs robes en langage du temps : bayart (bai) ; bayart obscur (bai brun) ; moreau (marron) ; rouan ; poil de loup ; poil de rat ; aubyn (haquenée de poil noir) ; grison ; et grison moucheté (gris pommelé).

Quant aux prix, ils varient de 5 à 30 écus d’or, pour la première moitié du XVIe siècle ; la selle et la bride sont généralement comprises dans le marché. Ces prix sont considérables pour l’époque, et prouvent que les chevaux étaient alors fort rares et très recherchés. J’en viens maintenant au récit contenu dans l’acte, récit parsemé de détails de la plus grande naïveté, poursuit Gaullieur :

Martin Piconnet, messager de Bordeaux à Paris, raconte que, venant de cette dernière ville, et passant par celle d’Amboise, où il arriva le vingtième d’avril, sur les onze heures du matin, « conduysant ung cheval de poil bay ayant crain, aureilhe et queuhe, qui lui avait esté bailhé en la ville de Paris par Me Guillaume Peyrault, procureur au Parlement », pour l’amener à Bordeaux, il dut se loger dans les faubourgs, « au logis où pend pour enseigne la Teste noire. »

S’étant aperçu que le cheval dont on lui avait donné la charge était harassé, malade, et dans l’impossibilité de continuer sa route, il demanda à l’hôte s’il voulait s’en charger pour quelque temps, ce que celui-ci accepta, au prix, convenu entre eux, de 4 sols tournois par jour pour la nourriture et l’entretien de l’animal. Selon l’habitude, il fut arrêté que ces conditions seraient spécifiées dans un contrat, pour lequel on se mit en quête d’un tabellion. Sans doute, l’heure était mal choisie, car tous ceux chez lesquels l’hôte se présenta se trouvaient à table. Tous deux s’en retournèrent donc, et passèrent « par dessus la rivière. »

Arrivés sur le quai, Piconnet, « voyant une haquenée noire que illec on abreuvait, auroit dict à l’hoste que le soir précédent il avoit veu la dicte haquenée à Blois, en ung logis, qu’il estoit si lasse, qu’elle avoit laissé l’avoyne pour soy coucher. »

Sur quoi, l’hôte ayant réfléchi qu’il y avait en face de son logis, et de l’autre côté de la rue, un notaire nommé Huissier, y conduisit Piconnet, « lequel ils trouvèrent qui disnoit et mangeoit d’une alose bouillie. — Aussitôt mon dîner terminé, leur dit-il, je me rendrai dans votre logis pour y passer l’acte. »

Dès qu’il fut arrivé, flanqué « d’un sien garson, » tous ceux, suivis de l’hôte, de sa femme et de Piconnet, passèrent dans une salle attenante à la cuisine ; les conditions convenues furent mises par écrit, et Piconnet s’engagea à venir reprendre son cheval dans le délai de trois semaines. L’hôtesse s’étant récriée sur le prix fixé pour la nourriture du cheval, et trouvant que 4 sols par jour étaient une somme insuffisante, Piconnet déclara qu’il ne donnerait pas davantage, et qu’il allait seller sa bête.

L’hôte fit observer que le cheval de Piconnet était plus vieux que le sien, qui était attaché auprès de lui. La chose ayant été contestée, la compagnie se rendit à l’écurie pour vérifier le fait. Enfin, l’hôtesse ayant donné son consentement, le contrat fut signé et fait en double. L’hôte s’engagea à ne remettre son pensionnaire qu’à la personne qui se présenterait au nom de Piconnet, et munie de l’acte notarié revêtu de sa signature.

L’hôtesse, remise en belle humeur, remplit gracieusement la « petite cuge [tonnelet] de vin » que portait ordinairement Piconnet, qui dit adieu à l’hôtellerie d’Amboise vers une heure de l’après-midi, n’ayant, par conséquent, passé que deux heures dans cette ville. Tout alla bien jusqu’à Cognac ; malheureusement, en partant de là, le samedi 26 mai, il fut attaqué par huit voleurs, qui, après l’avoir « baptu et mourtry », lui prirent l’or, l’argent et les papiers dont il était porteur, et lui enlevèrent l’acte passé à Amboise par Me Huissier.

C’est pourquoi, craignant que l’hôte de la Tête noire ne refusât de livrer le cheval sans cette pièce indispensable, Piconnet donne sa procuration à un nommé Micheau Peyranel et le charge de ramener sa monture à Bordeaux. On comprend maintenant l’utilité de tous les détails, puérils, en apparence, dont l’acte passé à Bordeaux est émaillé.

Piconnet craignant, à juste titre, que l’hôte de la « Teste noire » ne voulût pas rendre le cheval à Micheau Peyranel, puisque celui-ci ne lui présentait pas l’acte signé par lui, Piconnet, et fatalement enlevé par les voleurs, essayait de le convaincre que la réclamation était faite en son nom, en lui rappelant les moindres détails de son passage à Amboise et jusqu’aux propos insignifiants qu’ils avaient échangés pendant le cours de leurs pérégrinations dans les rues de cette ville.

On a vu ce que coûtait, au XVIe siècle, l’entretien d’un cheval : quatre sols tournois. Voici, à titre de comparaison, le prix des denrées et des comestibles de l’époque, extrait des titres de la maison noble de Puypaulin. En l’année 1549, on payait dans une hôtellerie, aux environs de Bordeaux : un levraut, 5 sols ; une douzaine d’œufs, 1 sol ; une livre d’huile, 3 sols ; un pâté d’anguilles, mets fort à la mode à cette époque, 18 deniers ; un pâté de lièvre, 2 sols ; un jambon, 5 sols ; un chapon, 5 sols ; un chevreau, 12 sols ; un pot de vin, 1 sol ; une paire de souliers coûtait 8 sols ; et un fer de cheval, 1 sol seulement.

Au mois d’août de cette même année 1549, le comte de Foix se rendit à Paris, voyageant avec sa suite à petites journées ; le premier soir, on partit de Cadillac et on alla coucher à Brames ; dans la note des dépenses qui furent faites dans cette localité, nous voyons figurer cet article : « Pour le couchage de vingt et un chevaux à 4 sols par cheval, 4 livres 4 sols, » prix qui concorde bien avec celui payé par Piconnet.

A son départ de l’hôtellerie, le comte de Foix, l’un des plus grands seigneurs de France, donne généreusement « deux sols » pour les valets et les servantes de la maison. Disons, en terminant, que si les messagers étaient de temps à autre dévalisés par les voleurs, ils servaient aussi parfois à les faire arrêter.

Par un acte du 14 mai 1639 (Archives de la Gironde), Marguerite de Jean, damoiselle, femme de Jean de Lalande, écuyer, sieur de Bardis, donne procuration à Jean Lézian, « messager de Bordeaux » pour faire arrêter à Paris Jean du Gay, valet de chambre de son fils, François de Lalande, écuyer, à cause « d’un vol et larcin » commis par lui au préjudice de ladite dame « tant en or, argent et meubles de grand valeur jusques à la concurrence de vingt mille livres. »

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE