LA FRANCE PITTORESQUE
23 juillet 1692 : mort de l’historien
et grammairien Gilles Ménage
(D’après « Biographie universelle, ancienne
et moderne » (Tome 28), paru en 1821)
Publié le dimanche 23 juillet 2023, par Redaction
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Une mémoire remarquable, jointe à une grande avidité de savoir, et qui dominait toutes ses autres facultés, semblait l’appeler de préférence aux succès de l’érudition, vers laquelle se portait encore presque exclusivement le génie littéraire
 

Appelé par Bayle le Varron du XVIIe siècle, Gilles Ménage naquit à Angers, le 15 août 1613. Ses études, surveillées par son père, avocat du roi au bailliage, firent autant d’honneur aux soins de l’un qu’à la capacité de l’autre. Il crut, en se livrant à l’étude du droit, satisfaire à la fois la volonté paternelle et donner carrière à son goût ; car la jurisprudence, comme on l’entendait alors, était au moins autant du ressort de l’érudition que du raisonnement.

Ménage prit donc la robe d’avocat en 1632, et fit ses débuts à Angers ; il les continua au parlement de Paris, et y prêta sa voix à Sengebère, son ancien professeur, qui voulait mettre ordre à la conduite scandaleuse de sa femme. Son talent chercha un nouveau théâtre aux grands jours tenus à Poitiers ; là, il se dégoûta du barreau, et reparut dans sa ville natale. Son père, qui ne voulait pas le voir renoncer à la carrière judiciaire, persuadé que les ennuis attachés au soin de faire valoir de minces intérêts l’en éloignaient seuls, se démit de sa charge en sa faveur.

Ménage avait d’autres vues ; il attendit cependant qu’il fût de retour à Paris pour renvoyer les provisions d’avocat du roi à son père, qui s’en tint offensé, comme si on lui eût rendu un mauvais office. C’est ainsi que le fils plaisantait sur la colère paternelle : elle s’apaisa par l’entremise de l’évêque d’Angers ; et Ménage s’engagea dans l’état ecclésiastique, autant, toutefois, qu’il était nécessaire pour être apte à posséder des bénéfices simples.

C’est alors qu’il se fit connaître avantageusement dans le monde par les ressources d’une instruction étendue et par l’éclat de ses liaisons avec la plupart des hommes qui avaient un nom dans la littérature. Chapelain, à l’amitié duquel il devait en partie l’accueil qu’il recevait, le présenta au cardinal de Retz. Ce prélat, qui s’était engoué, sur parole, du mérite de Ménage, lui donna une place dans sa maison, et s’empressa de l’admettre dans sa familiarité. Au bout de quelques années, le public apprit avec étonnement la rupture du protégé avec son mécène. Les commensaux du cardinal, bercés de l’espoir qu’il arriverait au ministère, se repaissaient de prétentions exagérées. Ménage exerça sa causticité à leurs dépens, et, en échange de ses sarcasmes, éprouva des procédés désagréables.

Gilles Ménage vers 1650, par Robert Nanteuil

Gilles Ménage vers 1650, par Robert Nanteuil

Le cardinal était, au demeurant, un homme facile, que gouvernaient à peu près ses gens : ceux-ci n’eurent pas de peine à perdre Ménage dans son esprit ; et quand le trop susceptible savant demanda sa retraite ou une satisfaction, on lui accorda sans difficulté le premier point. Les instances du prince de Conti, qui lui offrait une pension de 4000 francs et l’expectative de plusieurs bénéfices, ne purent le déterminer à subir un nouveau patronage ; il préféra tenir dans sa maison, au cloître Notre-Dame, des assemblées littéraires, appelées mercuriales du jour où l’on se réunissait. Les autres jours, il renouait les conférences qui lui étaient chères, au cabinet des frères Dupuy, que remplaça pour lui, après leur mort, le cabinet de M. de Thou.

Son patrimoine, converti en une rente viagère de trois mille francs et un revenu de quatre mille, qui lui fut assigné sur deux abbayes, lui procurèrent l’aisance si précieuse à l’homme de lettres. Le cardinal Mazarin voulut tenir de sa main la liste des savants qui avaient droit aux récompenses du gouvernement : Ménage ne fut pas oublié dans la distribution, et reçut une pension de deux mille francs, après avoir justifié, toutefois, qu’il n’avait eu aucune part aux satires composées contre son éminence pendant les troubles de la Fronde. Il était bien difficile, en effet, qu’un familier du cardinal de Retz fût, à cet égard, à l’abri du soupçon.

On peut voir à la tête du Ménagiana les détails d’un démêlé, qu’à quelque temps de là, il faillit avoir avec le parlement de Paris, à l’occasion d’une élégie latine, où quelques conseillers avaient cru reconnaître une allusion outrageante à leur corps. Ménage avait déjà mis le sceau à sa réputation ; et cependant il n’avait encore publié que ses Origines de la langue française, des Remarques sur cette même langue, à l’instar de Vaugelas, et des Mélanges assez médiocres en tout point, au nombre desquels figurait sa Requête des dictionnaires, satire légèrement mordante et écrite dans le style de Scarron, où étaient tournées en plaisanterie les occupations grammaticales de l’académie.

Cette petite pièce fut trouvée ingénieuse dans sa nouveauté ; elle fit grand bruit, indisposa contre l’auteur un grand nombre des quarante, et les empêcha plus d’une fois de faire tomber sur lui leurs suffrages. Pierre de Montmaur disait à cette occasion que l’académie devait l’adopter comme on force un mauvais sujet à épouser la fille qu’il a déshonorée.

Si Ménage n’obtenait pas pleine justice dans son pays, la faveur des étrangers l’en consolait amplement : l’académie della Crusca lui envoyait un diplôme d’associé ; les savants d’Angleterre, d’Allemagne et des Pays-Bas répétaient ses louanges, et la fameuse reine de Suède, Christine, l’invitait en termes flatteurs à venir grossir sa petite cour littéraire. Il répondit par une églogue, où il se peignait comme un berger qui ne pouvait sans ingratitude abandonner un séjour où il était fêté. Christine, pour qui le climat du nord n’avait pas le même attrait, vint offrir à Paris le spectacle d’une femme qui avait sacrifié aux lettres l’éclat d’une couronne ; elle chargea Ménage de lui présenter les personnages distingués de la capitale.

Comme il se montrait extrêmement facile aux importuns qui sollicitaient cet honneur, surtout à ceux qui avaient fait quelque livre : « Ce M. Ménage, s’écria-t-elle un jour, connaît bien des gens de mérite. » Cette complaisance pour la classe infime des auteurs sert à expliquer la célébrité de Ménage. Prôné par ces voix subalternes, il s’accrédita dans l’esprit de ces précieuses qui donnaient, avant Molière, le ton à la société, et s’érigea en autorité imposante. Assez profondément versé dans les langues anciennes, honoré de l’estime du docte Huet, dont il fut le concurrent pour les fonctions de sous-précepteur du dauphin, environné d’une véritable importance par ses relations avec les érudits étrangers et par l’amitié des Balzac, des Sarrazin, des Benserade, des Pellisson, des Scudéry, des Chapelain, qui annoncèrent le beau siècle littéraire de Louis XIV ; disposant du fruit de lectures prodigieuses, il possédait de plus la langue italienne et la langue espagnole, et composait même, dans la première, des vers élégants.

Avec moins de titres, peut-être, le nom de Chapelain avait fait quelque temps une fortune éclatante : plus tard, la gloire de ce dernier et celle de Ménage pâlirent devant l’influence de Boileau et de ses amis. Si Boileau épargna Ménage, qui avait censuré en partie intéressée ses premiers essais satiriques, Molière n’eut point de repos qu’il n’eût immolé sur la scène, à côté de Cotin, celui qui s’était rendu imprudemment son délateur auprès de Montausier. Racine se montra le continuateur actif de cette vengeance, en s’élevant de tout son pouvoir contre l’admission de Ménage à l’académie, en 1684. Celui-ci était porté au fauteuil par un parti nombreux ; mais les sollicitations pressantes du père Lachaise, de la maison Colbert et de quelques grandes dames de la cour, lui firent préférer, à une faible majorité, Bergeret, premier commis de Colbert de Croissy, ministre d’État.

Cet échec, honorable pour le vaincu, le fit renoncer à la candidature académique. Les réunions qu’il avait formées chez lui et les sociétés d’élite où il était accueilli, suffisaient à son besoin d’épancher les richesses de sa mémoire. Grand parleur, conteur éternel et étudié, le plus souvent il s’enveloppait de l’esprit d’autrui ; quelquefois cependant il ambitionnait dans les cercles la réputation d’homme à saillies. Quatre des plus grands diseurs de bons mots de ce temps, le prince de Guémené, Bautru, le comte du Lude et le marquis de Jarzé, étaient Angevins ; Ménage aspirait à être cité comme le cinquième : malheureusement pour ses auditeurs la veine de l’érudition était plus féconde chez lui que celle de la plaisanterie.

On s’impatientait de ses longueurs, même à l’hôtel de Rambouillet, dont il était un des oracles. Mme de Rambouillet lui dit un jour : « Voilà qui est admirable ; mais dites-nous donc présentement quelque chose de vous. » Mmedu Deffant disait à l’abbé Raynal en pareille occasion, avec moins de politesse et plus d’énergie : « Abbé, fermez-moi ce livre qui m’ennuie. » Ménage avait pensé oublier les siens auprès de Mme de Sévigné ; il l’avait connue avant son mariage, avait contribué à former l’esprit de cette femme célèbre, et s’était passionné pour des grâces qui n’étaient pas son ouvrage ; son élève l’avait ramené à la raison, et l’avait désespéré souvent en le traitant comme un amant sans conséquence.

Elle lui permettait de baiser des bras qu’elle ne tenait point trop chers, qu’elle abandonnait volontiers, si l’on en croit le malin Bussy ; mais elle faisait si peu de compte de la passion de Ménage, qu’elle lui proposa de l’accompagner dans sa voiture, à défaut de sa femme de chambre, un jour qu’elle sortait pour faire ses emplettes. Ce fait ayant été consigné par Bussy dans son Histoire amoureuse des Gaules, avec des réflexions désobligeantes pour Ménage, celui-ci fut piqué au vif, et regretta de ne pouvoir se venger que par une épigramme.

Il mourut à Paris d’une fluxion de poitrine, le 23 juillet 1692. Ses nombreux ennemis le poursuivirent jusque dans la tombe ; et ce fut à cette occasion que La Monnoye fit l’épigramme suivante :

Laissons en paix Monsieur Ménage ;
C’était un trop bon personnage
Pour n’être pas de ses amis.
Souffrez qu’à son tour il repose,
Lui, dont les vers et dont la prose
Nous ont si souvent endormis.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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