LA FRANCE PITTORESQUE
2 juillet 1778 : mort de
Jean-Jacques Rousseau, à Ermenonville
(D’après « Dimanche illustré » du 19 juillet 1925)
Publié le dimanche 2 juillet 2023, par Redaction
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Philosophe, écrivain, musicien, Jean-Jacques Rousseau fut toujours un irrégulier dans la société de son temps : orienté, dès son enfance, vers les plus basses conditions, il en fut réduit à vivre d’expédients quand il vint chercher fortune à Paris, jusqu’au moment où les créations de son génie vinrent le sortir, soudainement, de cette situation pénible, et firent de lui le philosophe dont l’oeuvre puissante contribua, selon l’expression de Goethe, « à faire penser le monde entier ».
 

Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève, le 28 juin 1712. Sa mère mourut peu après lui avoir donné le jour et lui-même eut une enfance chétive ; il ne fut sauvé que grâce au dévouement de sa tante, tante Suzon, qui arriva, à force de soins, à lui conserver la vie. Son père, Isaac Rousseau, était horloger, mais son caractère fantasque, aventureux, semble s’accorder assez mal avec cette paisible profession. Il avait commencé par faire une fugue à Constantinople, où il avait passé six ans comme horloger du sérail, puis il était revenu tout de même à Genève.

Il sembla alors vouloir se consacrer à l’éducation de ses deux fils, mais cette éducation fut plutôt fantaisiste ; elle consistait à lire pendant des nuits entières, en compagnie de Jean-Jacques, alors âgé de dix ans, les livres que la maman avait laissés, en mourant, dans la bibliothèque. Quels étaient ces livres qui durent avoir sur la jeune imagination de Jean-Jacques une si profonde influence ? C’étaient les romans de chevalerie, l’Astrée, les fadaises de Scudéry, mais aussi Plutarque, Fontenelle et Molière.

Jean-Jacques Rousseau quitte Genève en 1728. Lithographie de Jules Courvoisier (1884-1936), éditée pour le bicentenaire de la naissance de Rousseau en 1912

Jean-Jacques Rousseau quitte Genève en 1728. Lithographie de Jules Courvoisier (1884-1936),
éditée pour le bicentenaire de la naissance de Rousseau en 1912

Voici un beau jour notre horloger littéraire qui se prend de querelle avec un officier et le roue de coups. Craignant la plainte déposée contre lui, il s’enfuit de l’autre côté du lac, dans le canton de Vaud, en oubliant ses deux enfants et les romans de Scudéry. L’aîné, François, qui avait dix-sept ans, fut placé chez un horloger qu’il abandonna peu de temps après et on perd sa trace ; quant à Jean-Jacques, il alla demeurer chez son oncle, Gabriel Bernard, qui, désireux de s’en débarrasser, le mit en pension au village de Rossey, chez un pasteur protestant appelé Lambercier.

Ce pasteur était un brave homme mais un peu rustre, un véritable campagnard, et il faut sans doute chercher dans ce séjour de deux années que fit Jean-Jacques en pleine campagne, ce goût de la solitude et de la nature qu’il conservera durant toute sa vie.

À treize ans, on trouva qu’il était temps pour lui de prendre un métier et on le plaça chez un greffier, qui ne voit en lui qu’un « âne bâté » et le renvoie chez ses parents. Ceux-ci le mettent alors en apprentissage chez un graveur du nom de Ducommun, qui reçut du père Isaac la somme de 300 livres, à charge de garder l’enfant pendant cinq ans et de lui apprendre son métier. Ducommun, si nous en croyons Rousseau dans ses Mémoires, était un maître brutal, insupportable, dont les mauvais traitements et même les mauvais exemples contribuèrent à faire de l’apprenti un véritable vaurien. Aussi, un beau dimanche du mois de mars 1728, Jean-Jacques en a assez : il quitte ce mauvais maître et se lance dans l’aventure.

Sa course incertaine le conduit chez un curé de village aux environs d’Annecy, et ce pasteur se met aussitôt en devoir de convertir au catholicisme ce petit hérétique qui lui tombait du ciel. Dans ce but, il l’envoie chez une dame notable du pays, qui s’occupait de prosélytisme et qui s’appelait Mme de Warens. Afin de plaire à sa nouvelle protectrice et aussi pour manger à sa faim, l’enfant consent à toutes les renonciations. J’étais, dira-t-il,

J’étais un vil enfant au sort abandonné,
Peut-être dans la fange à périr destiné.

C’est donc pour éviter ces désastres qu’il accepte de se faire catholique. Mme de Warens l’expédie aussitôt à Turin, où il entre à l’hospice des catéchumènes, le 12 avril, et en sort catholique, le 28 août, avec vingt francs dans sa poche. Glissons sur la période qui suivit, durant laquelle il dut se placer comme laquais et se livra, d’après ses propres aveux, à des séries de bassesses et de grapillages, dignes d’un misérable valet.

Malgré cette déchéance, il réussit à attirer sur lui l’attention d’un parent de ses maîtres qui, ayant remarqué la vivacité de son esprit, ses vagues connaissances, pensa que de ce domestique si intelligent, on pourrait peut-être faire un secrétaire. Mais Jean-Jacques, en coup de tête, sans même attendre les effets de cette bonne volonté, quitta un jour, brusquement, ses patrons, pour retourner à Annecy chez Mme de Warens.

Cette dame, qui était à ce moment fort occupée d’affaires ou de politique secrète, fut peu satisfaite du retour de son protégé et décida qu’elle devait faire de lui un curé de village. Rousseau accepte et part pour le séminaire d’Annecy, en qualité de boursier de l’évêché. Il ne resta pas longtemps séminariste car, deux mois plus tard, ses maîtres le renvoyèrent, « ses progrès étant insuffisants »,

Voilà donc la vie errante qui va recommencer mais, cette fois, le jeune homme a ajouté une corde à son arc, au séminaire : il a appris la musique et déclare qu’il a trouvé sa voie et serait musicien.

Françoise-Louise de Warens

Françoise-Louise de Warens

Nous le retrouvons donc, donnant bravement des leçons de musique, qu’il connaît fort peu, et parcourant la Suisse, de Lausanne à Vevey, de Vevey à Neuchâtel. Dans cette ville, il fait la connaissance d’un certain archimandrite de Jérusalem qui le prend comme secrétaire, parce qu’il dit quelques phrases de latin. Peu de temps après, l’ambassadeur de France démasque le faux archimandrite, qui n’était qu’un escroc, et Jean-Jacques retombe dans l’extrême misère.

Il est obligé de faire appel à tous ceux qu’il connaît : il écrit à son père, à l’évêque de Genève, à l’ambassadeur, mais tous ses appels étant restés sans résultats, il retourne encore une fois chez Mme de Warens. Cette dame le reçut mieux que lors de ses précédentes visites : sa situation s’était améliorée, elle s’était fait d’importantes relations, grâce auxquelles elle réussit à obtenir pour son protégé une place de commis au cadastre.

Dans cette relative sécurité d’une situation enfin trouvée, Jean- Jacques Rousseau commença à se former. Il travaille, il étend ses connaissances musicales et arrive même à se faire une certaine réputation comme musicien, chez Mme de Warens d’abord, et chez les personnages importants de la région où on l’appelle pour donner des concerts. Mme de Warens elle-même s’étonne de cette transformation ; elle découvre chez ce petit laquais, chez ce raté de séminaire, des qualités d’intelligence, de raisonnement qui la charment. Elle discute avec lui philosophie et voilà le petit protégé devenu son égal et même son conseiller.

En 1737, Jean-Jacques est appelé à Genève où son père doit lui rendre ses comptes de tutelle ; il en revient avec 3 ou 4 mille livres qui achèvent de faire de lui un monsieur. Aussi, estime-t-il qu’il doit dorénavant voler de ses propres ailes, et, sans vouloir profiter plus longtemps de l’hospitalité de sa protectrice, il quitte les Charmettes.

Il pense cette fois à faire sa carrière dans le préceptorat et arrive, en effet, à trouver une situation de ce genre chez un notable personnage : M. de Mably, grand prévôt de Lyon. Mais Rousseau se révéla vite un déplorable précepteur ; il buvait le vin de son maître, se faisait bafouer par ses élèves et enfin, au bout d’un an, était obligé de quitter ses fonctions malgré la patience de l’excellent prévôt.

D’ailleurs, peu importe, il se croit maintenant appelé à faire fortune comme musicien. N’a-t-il pas inventé un système nouveau d’écriture musicale avec des chiffres, qui doit révolutionner toutes les anciennes méthodes ? Sans hésiter, il se rend à Paris pour présenter à l’Académie des sciences son Projet concernant de nouveaux signes pour la musique. Hélas ! ce projet fut repoussé par l’Académie, avec force compliments d’ailleurs.

La musique n’ayant pas réussi à Rousseau davantage que le professorat, il songe à devenir secrétaire d’un haut personnage et a la chance d’être accepté, à ce titre, par M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise, qui lui donnait pour sa collaboration 1 000 livres par an, plus les voyages. C’était celte fois une véritable situation, honorifique et suffisamment payée, mais Rousseau n’arriva encore pas à s entendre avec son patron. Durant une année, ce ne furent que conflits et récriminations entre eux ; aussi, le voilà encore obligé de quitter cet emploi pour revenir à Paris.

Jean-Jacques Rousseau en 1753. Pastel de Maurice-Quentin de La Tour

Jean-Jacques Rousseau en 1753. Pastel de Maurice-Quentin de La Tour

Dans ce nouveau séjour, il ne sombre cependant pas dans les erreurs du début. Il comprend qu’il doit essayer de se pousser dans le monde, aussi la fortune semble-t-elle enfin vouloir lui sourire. Il arrive à donner une audition de son opéra : Les Muses galantes, chez le fermier général La Popelinière, et cette audition lui procure l’appui du duc de Richelieu. Celui-ci s’adresse à lui pour mettre au point une œuvre de Rousseau et de Voltaire ; aussitôt, d’autres importants seigneurs l’emploient à faire des comédies de salon ou à corriger leurs propres œuvres.

Dans ces besognes plus indépendantes, il semble enfin avoir trouvé sa voie, d’autant que la mort de son père le met encore en possession de quelques billets de mille. Jean-Jacques ne sut pas encore profiter de la situation qu’il avait commencé à se créer dans la société ; il la compromit en partageant l’existence d’une servante de l’auberge dans laquelle il vivait : Thérèse Le Vasseur. Cette union fâcheuse aurait pu encore être excusable si Rousseau n’avait pas commis la faute qui lui fut, avec raison, si cruellement reprochée : de porter, successivement, aux Enfants Trouvés les cinq enfants qu’il eut de son union avec cette servante. Mieux encore, de cet abandon cynique, il prétend faire une véritable profession de foi et braver l’opinion publique.

Au commencement de juillet 1749, Rousseau va faire une visite à Diderot, prisonnier à Vincennes. Durant le trajet, il parcourt un numéro du Mercure de France et y trouve l’énoncé d’une question mise au concours par l’Académie de Dijon : « Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? » Ce problème philosophique détermina aussitôt chez lui une sorte d’ivresse, les idées se pressaient en foule dans son cerveau ébloui, et ce fut dans cet état qu’il se présenta chez Diderot et discuta avec lui la façon dont il voulait le traiter.

En réalité, ce n’était pas le progrès des sciences et des arts qui passionnait ainsi Rousseau, c’était le désir de crier publiquement les rancunes et les humiliations dont il avait souffert depuis sa naissance, c’était d’opposer ces misères au luxe insolent des riches et des heureux. En un mot, c’était le grand problème de l’inégalité des hommes qu’il prétendait traiter. Le succès de cette diatribe enflammée fut prodigieux et, du jour au lendemain, à la suite de ce vague concours d’académie provinciale, Rousseau était célèbre.

Cette célébrité allait-elle calmer ses rancœurs, l’assagir dans l’accomplissement d’une tâche devenue plus aisée ? Non. Il prétend, au contraire, s’en servir pour braver l’opinion publique, affecte une tenue grossière, proclame qu’il ne veut devoir son existence qu’à un métier manuel et étale ses gros souliers poudreux dans les salons de Fontainebleau, le soir où l’on donnait la première représentation de son opéra : le Devin du village.

Nous parcourrons maintenant, avec rapidité, dans la vie de Rousseau, une période de dix années qui furent les plus heureuses, les plus calmes et aussi les plus fécondes de son existence. Il est connu, admiré : les seigneurs et les belles dames se disputent l’honneur de le recevoir et de lui créer les loisirs nécessaires à ses travaux. C’est ainsi qu’il s’installe dans la petite propriété de l’Ermitage-sous-Montmorency, que Mme d’Épinay avait mis à sa disposition. Ce fut pendant ce séjour qu’il commença à écrire l’Émile et prépara la Nouvelle Héloïse. Ce fut dans sa modeste demeure un défilé de nobles personnages : Monsieur et Madame de Luxembourg, la duchesse de Montmorency, la duchesse de Boufflers, le comte de Valentinois.

Mais cette période de tranquillité ne pouvait pas durer. Le 9 juin 1762, l’Émile était condamné par le parlement de Paris et l’auteur, justement effrayé des conséquences que pouvait avoir pour lui cette condamnation, s’enfuit brusquement. Mais où aller ? Genève lui est interdit, Berne également. Partout, il est décrété « de prise de corps » ; il ne lui reste qu’une ressource : accepter l’hospitalité de M. Buy de la Tour qui vit sur le territoire de Neufchâtel, appartenant à Frédéric II, le roi philosophe.

Il passa, à Môtiers-Travers, trois ans dans un calme relatif , au cours desquels il lança, en réponse au mandement épiscopal interdisant ses œuvres, ces lettres de défense qui comptent parmi ses plus belles pages. Mais, soudain, circule une libelle écrite contre lui, une courte libelle de huit pages, mais terrible, car elle stigmatisait sa conduite privée et étalait au grand jour l’abandon de tous ses enfants. Le pamphlet était de Voltaire qui se vengeait ainsi de son ennemi Rousseau, de son rival en influence.

Louise d'Épinay. Pastel de Jean-Étienne Liotard (1702-1789)

Louise d’Épinay. Pastel de Jean-Étienne Liotard (1702-1789)

Cette fois encore, ce fut Voltaire qui fut définitivement vainqueur, puisque, aussitôt son pamphlet connu dans le canton de Neufchâtel, la population indignée chassa Rousseau et s’ameuta contre lui. Il dut fuir la nuit, sous les pierres que lui lançait la populace irritée. Partout où il se rend, on le reçoit assez mal ; alors il se décide à partir pour l’Angleterre. Ce séjour fut d’ailleurs déplorable. Rousseau se brouille publiquement avec l’attaché à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris, David Hume, son introducteur à Londres, et manifeste dans cent occasions une véritable folie de la persécution.

Au bout d’un an — durée maximum de ses différents essais — il lui est possible de revenir à Paris où il reprend son métier de copiste de musique, dans ce petit logement de la rue Platrière, dont Bernardin de Saint-Pierre a décrit l’air de paix et de simplicité. Ce fut là qu’il écrivit ses Confessions et ses fameuses Rêveries du promeneur solitaire, dans lesquels il s’éleva aux sommets. Le 20 mars 1778, il partit brusquement de Paris, acceptant l’hospitalité qu’un de ses admirateurs, le marquis de Girardin, lui offrait dans son domaine d’Ermenonville.

Il mourut quatre mois plus tard, le 2 juillet 1778, d’une façon assez mystérieuse et, dans tous les cas, imprévue. Les uns parlèrent de suicide, les autres de crime, mais les autopsies ou visites du cadavre faites par la suite démentirent ces bruits. Quoiqu il en soit, il nous reste son œuvre : puissante, considérable, humaine, et dont il faut convenir qu’elle contribua à augmenter le patrimoine littéraire et philosophique de la France.

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